Deux livres gris – sortir du présent

Deux livres de couverture cartonnées mat, léger carton un peu granuleux, gris surtout, couleur grise, contenant de petits cahiers de papier dense blanc cassé granuleux aussi, forte densité de matière, format très haut et peu large, presque oblong, livres de poche pour mettre dans les fontes. Achetés à la libreria Stendhal à Rome.

Finie hier, la lecture de la traduction du Menno ter Braak, « Le national-socialisme, doctrine de la rancune », traduction du néerlandais « Het nationaal-socialisme als rancuneleer ». Menno était historien, médiéviste, il avait étudié Otton III dans sa thèse de doctorat à l’université d’Amsterdam. Professeur de lycée, antiprotestant et anticatholique, il était un critique reconnu dans son pays. Lié à Edgar du Perron, il participe à l’union antifasciste des intellectuels aux Pays-Bas. Pourtant il doute des intellectuels face au fascisme. Il publie là en 1937, alors que mon père a un an à peine, ce petit traité qui veut démonter les mécanismes du fascisme. Il ne va pas les chercher, comme on l’aimerait peut-être tant, à gauche ou à droite, mais au coeur d’un mécanisme nitzschéen et profondément ancré dans la nouvelle histoire qui s’écrit depuis dix ans, dans les ressorts d’une réflexion sur les explications du monde. L’explication, c’est le ressentiment, la joie de la haine. Sans finesse ni degré. Brute, brutale. La transposition dans ce monde-ci fait peur. Entre un populisme revanchard et ressentimentard et un néolibéralisme qui pense out of the box sans un regard, pour la mort. Le risque du fascisme comme cette culture de la liberté de haïr, liberté étriquée, liberté de l’immédiat. C’est là que je retrouve le lien avec le passionnant et effrayant Orbital d’Elsa Boyer.

Lu, Orbital, petit livre sous couverture grise, conçu comme une description technique d’une fin d’un monde, ou plutôt de plusieurs fins du monde. Régulièrement, des morceaux de code extrêmement lisible balisent le texte. Le style semble technique, il l’est dans la mesure où les phrases sont courtes et percutantes, très descriptives, carrées, éclatées, violentes. Sous une apparence métallique ou lisse, l’expression est très complexe et profondément poétique, par le choix des mots. C’est un modèle d’écriture. Pas de comparaison ou d’autres artifices de plume que le choix et l’articulation de quelques mots. Le récit: le monde y disparaît sous terre dans une crise climatique où la nature devient l’ennemi dévorant, où le vert est une couleur intrusive, intruse qui s’insinue dans les circuits d’une expédition arrachée à la terre, par une femme qui s’érige en juge et dictatrice d’un petit monde où les survivants, répartis en classes pragmatiques, vivent dans la contemplation voyeuriste de la violence ultime infligée à l’autre et dans la contemplation voyeuriste en chemin vers un orgasme toujours poursuivi mais jamais accompli: des expéditions menées par deux excroissances, créations de la « Juge », que sont la « prototype » -une être guerrière informe féminine faite pour déchirer des corps- et « le coéquipier » -un homme transformé en machine à tuer, destinée à précéder et à suivre la prototype et à la guider dans ses tâches morbides, mourant à chaque expédition et recréée à chaque fois ; d’autre part un programme de réalité virtuelle qui consiste en une essence biologique aux courbes vertigineuses et aux ahanements à peine voilés, le goût de l’orgasme, ou plutôt du chemin vers l’orgasme, jamais assouvi; une quête en désir en volutes de chair et de fluides. Le voyage orbital, vers nulle part, destiné juste à tourner éternellement, est rythmé par la suite des paragraphes du livre, qui sont le temps de l’action, où on ne voit ni jour ni nuit. Juste un cheminement de la « Juge » dans sa propre perversion à elle, lançant le coéquipier qu’elle désire et aime manipuler comme une marionnette, vie après vie, mort après mort, souris avec laquelle elle joue, le laissant succomber à ses tentations renaissantes, à ses pulsions qui sortent, avant de le rattraper et de l’arrêter brutalement en lui arrachant les entrailles. Un péri-récit nous ramène sur la terre avant le départ: c’est là que l’on comprend que le long voyage orbital n’est qu’une réplique de la destruction de l’humanité, après avoir tenté d’y échapper. Livre effrayant et passionnant à la fois que l’Orbital d’Elsa Boyer, difficile à lire en septembre 2022, quand le monde passe son temps à bégayer des mots de fin du monde et que personne ne voit comment on pourrait en sortir.

Les deux livres gris se répondent, séparés par 85 années, deux à trois générations. La haine et la violence vécues et éprouvées sont au coeur des deux textes. Le passé ne peut plus compter, à les lire: il est éradiqué, seul compte un éternel présent, passé dans la jouissance de la violence et de la haine, tant qu’elle satisfait. Nous sommes là, au fond, dans cet insupportable sous-monde. Restent le rêve, le passé, l’autre, l’avant. S’il n’y avait plus que ce présent figé, métallique, jurassique, haineux… Mais heureusement, il y a un autre possible.

Je crois fermement que l’imagination et l’histoire peuvent jeter les bases intellectuelles d’un autre possible. Je pense que rien ne peut se faire sans imagination. Ce qui distingue l’historien du romancier, c’est que l’historien met l’imagination au début, au milieu et à la fin de son processus de réflexion critique, tandis que le romancier n’impose pas de cadre critique mais un cadre de création pure et juste ce cadre de création, machiné à l’imagination. Comment pourrions-nous historiens lancer des hypothèses sans imagination? Comment sortir du cadre dur d’un présent métallique sans imagination? Comment écrire sans voir paupières fermées les hommes et les femmes en ébats écrits? Comment écrire ces ébats sans une plume trempée à l’imagination? Et: où mettre les limites de l’imagination? C’est le plus difficile. On peut basculer comme pour rire.

Michael Clanchy

On néglige trop souvent la richesse de la langue anglaise. Ainsi, le verbe « mourn »[1]. Il dit que l’on est triste, longuement, profondément, comme si quelque chose se déchirait lentement. Une mélancolie qui s’installe, ni morbide ni désespérée ni triviale, les yeux tournés vers l’intérieur. Pas de drapeau noir planté, malgré tout, mais une douce tristesse, des souvenirs, memories. Et une envie de dire tout cela.  I am mourning Michael Clanchy’s death.

Nous avons toutes et tous des maîtres. Pas des dictateurs de pensée ou des conducteurs sectaires, plutôt des maîtres dans le vieux sens dont usaient les intellectuels de la seconde moitié du 20e s., affectueusement : des maîtres qui nous ont mis la main sur l’épaule, qui nous ont hissés, nous ont tirés. Pour certains, nous nous souvenons de leurs séminaires et des verres pris après ceux-ci, des soupers joyeux. Surtout nous avons lu et admiré leurs textes, nous les avons écoutés avec enthousiasme, marquant notre mémoire avec les idées qu’ils ou elles donnaient généreusement. Un maître est à la fois un soutien, un proche, un ami respecté, généreux, brillant, admiré. La relation avec un maître est faite de joie, d’amour, de respect et d’altruisme.

Aucun maître ne vient te dire : « je suis ton maître ». C’est toi et toi seul qui le choisis, qui fais de lui ou d’elle ton maître. Tu ne lui demandes pas la permission, rien à voir avec la relation du maître et de l’apprenti, ce ne peut pas être ainsi, on ne signe pas de contrat et on n’échange pas de sang. C’est une affaire de parenté intellectuelle et spirituelle, des liens invisibles qui se tissent, certains à sens unique, d’autres partagés et renforcés.

Avec Michael Clanchy, j’ai jeté les premiers liens, je me suis attaché profondément à l’œuvre, puis au chercheur, au savant et à l’homme et les liens se sont tissés, je crois, dans les deux sens. Michael Clanchy est décédé le 29 janvier 2021, quatorze jours après Joan, son épouse, dans un unisson amoureux qui dit tout de la ferveur humaine de mon maître.

Ce n’est pas le lieu de faire ici l’histoire de la carrière scientifique et universitaire de Michael Clanchy, elle a été retracée avec précision et chaleur par ses amis de Londres, de Glasgow et d’Utrecht. Je préfère écrire ici ma relation toute particulière, comment tout a commencé, comment tout s’est passé et comment il a contribué à changer ma vie. Ce que je lui dois. Je sais que je n’étais pas le seul : l’avalanche de réactions à l’annonce de sa mort a montré combien il a joué un rôle essentiel dans la vie de centaines de chercheuses et de chercheurs.

Tout a commencé le 17 novembre 1997, quand j’inscris dans ma base de données de thèse la référence bibliographique de From Memory to Written Record.  England 1066-1307, dans sa deuxième édition de 1993. Je découvre alors son œuvre alors que je suis en train de terminer une thèse sur les Ordres Mendiants de Liège, avec déjà un fort accent sur les pratiques de l’écrit. Je sens déjà confusément, je m’en souviens fort bien, que From Memory, c’est un livre qui compte. Je relis l’ouvrage plusieurs fois et je le mets en fiches en détail de septembre à octobre 2008. J’avais déjà en tête l’envie de l’écriture des « écritures ordinaires », en très grosse friche. Cette nouvelle plongée dans From Memory est une révélation. L’ouvrage est génial, écrit avec une intelligence lumineuse, une érudition écrasante. A chaque chapitre, des réflexions et des constatations époustouflantes, iconoclastes, d’une originalité folle pour l’époque –quand même, la première édition date de 1979 ! Tout y est déjà écrit, tout ce qui a été repris et prolongé, présenté souvent par d’autres comme si c’étaient des découvertes toutes chaudes, mais tout est déjà dans le Clanchy : les administrateurs de l’écrit, les scripteurs, les méandres de la literacy, les literate et les illiterate, la lecture et l’écriture, les symboles et l’écrit, les comptes de cire, l’enregistrement et les chirographes, le record, la typologie documentaire, les technologies de l’écrit, la taille des livres, le lay out et le fomat, la cursive, la conservation, l’archivage, la mémoire, l’indexation, la confiance en l’écrit, le faux et les forgeries…  From Memory reste un des plus grands ouvrages d’histoire du 20e s. et compte toujours comme un pivot ou un pilier historiographique à l’heure actuelle.  L’intelligence de Michael Clanchy l’a mené à préparer une troisième édition, publiée en 2013 –une vraie nouvelle édition, radicalement différente des deux autres, dans laquelle il prend en compte une série d’avancées historiographiques, notamment en ce qui concerne le démarrage de la « révolution de l’écrit ». 

Désormais, mes chemins sont balisés. Je marchais à petits pas, à tâtons –maintenant, j’ai le sentiment d’arpenter une voie éclairée par le pionnier qu’était Michael. Désormais j’ose écrire plus franchement, je sais que c’est à lui que je le dois. Les lacs de soie qui m’attachent à lui, enfin à son œuvre d’abord, sont noués.

Un peu plus de deux ans plus tard, en juillet 2011, je rencontre Michael Clanchy à Leeds. Avec cette gentillesse et cette bienveillance extraordinaires que tout le monde loue, il m’accueille et nous parlons beaucoup. Le 27 novembre, je lui écris pour une lettre de recommandation, pour le poste de Louvain-la-Neuve. Il accepte de l’écrire avec un enthousiasme merveilleux.  En découvrant maintenant, dans les obituaries, toutes ses difficultés de carrière, je comprends mieux cette volonté farouche qu’il a mise dans ce soutien. Les liens sont noués de part et d’autre à ce moment, je pense.  Nous échangeons pas mal, désormais. Il découvre mon « écritures ordinaires » en avant-première et m’écrit par retour de courrier cette petite phrase « This is a book after my own heart, as you will understand very well ». Connex/ction. On parle beaucoup du livre. Il m’envoie une version annotée et amendée de sa main. Puis il accepte de rédiger la préface. Toujours plein de petits conseils. Dès que j’ai une question de recherche ou relative à des choix de carrière importants, je lui écris et ses conseils sont toujours parfaits. Il m’encourage à traduire les « écritures ordinaires ». Les hasards bienheureux de la vie mettent sur ma route Graham Robert Edwards, traducteur brillant doté d’une érudition remarquable. Robert et Michael vont se lier d’amitié autour de la traduction des « écritures ordinaires ». L’entreprise est une réussite et l’ouvrage encore amélioré et corrigé, toujours grâce à lui.  

Nos derniers échanges, par email, concernaient mon livre à venir sur le faux, des applications pour des fellowships et puis des mots réconfortants, comme toujours.  Je voudrais éditer ici les dizaines d’emails adorables qu’il m’a envoyés toutes ces années, pour en témoigner, mais ce serait indécent et incorrect. Disons que je me demande souvent si je lui ai apporté autant que ce que lui m’a apporté.

Michael Clanchy est devenu un de mes maîtres, peut-être le plus important, le plus déterminant de ces quinze dernières années, du cœur de ma vie scientifique. Au-delà de toute tristesse, je suis à la fois fier et heureux, immensément heureux qu’il ait été là et que, au fond, il soit toujours là.


[1] « to feel or express great sadness, especially because of someone’s death », si l’on suit la définition du Cambridge dictionary.

Les chroniques de la petite peste

Entre le 16 mars 2020 et le 18 mai 2020, j’ai publié ici-même vingt-quatre épisodes d’un récit complexe que j’ai intitulé « chroniques de la petite peste ». Ecrit et publié comme un feuilleton, suivant le principe du blog, ce texte est forcément divers, déroutant, dérangeant, tordu, tortueux, à l’image de ces moments étranges que nous vivons depuis l’apparition de l’épidémie dite du Covid-19. C’est un récit de confinement, construit sur le mode du journal, mais ce n’est pas un journal stricto sensu. J’avais envie, depuis longtemps, de me lancer dans une création littéraire, entre fiction et réalité, entre ego-histoire et alter-histoire, entre je, tu et il, entre moi et mon moi de papier.

Trop souvent, les ego-histoires se prennent au sérieux, mettant un point d’honneur à ériger un parcours en « bullet-point journal » énumérant des leçons de vie. Je me suis demandé si ces récits de vie d’historienne et d’historien ne seraient pas plus crédibles s’ils étaient vraiment plombés comme les sources du passé, lestés avec des zones d’ombre, des aménagements avec la réalité, des clins d’oeil, des allusions, des jeux de piste. Je me suis demandé si ce superbe sursaut d’orgueil qu’est l’ego-histoire ne serait pas plus crédible et plus lisible si elle se jouait comme un film ou une pièce de théâtre en vingt-quatre actes. Je me suis demandé si l’autobiographie historienne ne trouverait pas dans la fiction assumée une façon de se sauver elle-même, pour éviter les tentations christiques au désert, lorsque le diable propose à Jésus de se jeter dans le vide sans peur puisqu’un ange viendra le cueillir avant qu’il s’écrase au sol. L’ego-histoire, genre universitaire français, relève de ce schéma et nous laisse succomber à la tentation puisque nous nous jetons dans le vide avec un texte censé tissé de vrai en guise de parachute, tandis que nos collègues angéliques nous rattrapent et nous adoubent dans le même temps.

Cette « authenticité »-là m’importe peu, en fait. Ma vie est déjà complètement réécrite depuis plus de cinquante ans, tout comme la vôtre. J’ai préféré aller jusqu’au bout du jeu. Vous n’y distinguerez qu’à grand-peine le vrai du faux. Il y a cependant moyen d’y lire bien davantage que ce que j’écris. La vie est un jeu et la vie est un songe.

J’ai rassemblé tous ces textes ici. J’en ai fait un petit livre. Je l’ai mis en page, j’ai tout replacé dans l’ordre chronologique, du 16 mars au 18 mai, ou plutôt du 20 février au 15 ou 16 ou 17 ou 18 mai, allez savoir.

J’espère que vous m’en direz des nouvelles.

Acta est fabula – chroniques de la petite peste – 24

Chère Sila,

J’espère que tu vas bien.

Je suis rentré. J’ai relu mon journal, tel que je l’ai mis en ligne, je n’en renie pas une ligne.

Je suis rentré déchiré de partout, après un jour et une nuit perché comme un stylite sur le tumulus. Ma nuit a été troublée par le chant insupportable des éoliennes sur lesquelles on a empalé le ciel. J’ai fait de longues marches alentour pour trouver une logique dans tout cela, pour tenter de tout expliquer, pour forcer les événements à me rendre des comptes. J’ai passé beaucoup de temps à contempler l’ancienne école de Ville-en-Hesbaye: le seul lieu dont je suis sur qu’il a été fréquenté par Rachel. J’ai nettoyé la tombe de Noé, Catherine et Victor, dans le cimetière de Ville.

Je ne pense pas que je retrouverai les chirographes des cours hébraïques. J’ai perdu leur trace. Plus tard, peut-être, dans les manuscrits qu’a légués Stanislas Bormans aux bibliothèques universitaires. Plus tard, quand les cris se seront tus.

Jusqu’ici, la démesure, l’irrationalité, la folie du monde ne m’avaient pas ébranlé aussi fort, mais le choc de la petite peste a rendu ses discours et ses postures terriblement plus acérées et plus audibles, c’en est devenu insupportable.

Depuis quelques semaines, on disait que rien ne sera plus comme avant. Je crains que ce soit le cas, mais pas comme nous l’espérions. Nous espérions un grand retour de l’humanisme, un travail sur soi face aux délires de ce monde consumériste, un abandon des folies du capitalisme outrancier et la lutte contre la crise climatique. Ce n’est plus certain. Les vieux démons sont ressortis de l’enfer, au fil des semaines. Ils sont sortis de leur confinement. La solidarité se délite, la violence sociale est à son comble, l’égoïsme est plus forcené que jamais. En face, les tenants d’une humanité altruiste sont toujours là et ils luttent pied à pied.

Comment réagir? Je me refuse à rêver d’un retour à la pseudo-innocence ou à la grandeur fantasmatique du passé: ce n’est pas possible et c’est le refuge de tous les délires identitaires. Je me méfie du seul retour à la nature, le recours aux forêts de l’anarque, façon Jünger ou Tesson -encore que je fasse trop d’honneur à ce dernier- car ce n’est que déporter notre soif d’autre chose sur les échelles de l’espace plutôt que sur celles du temps. J’en retiens le refus de la technique qui aliène. Je prône le retour sans intermédiaire aux hommes et aux femmes, individuellement, personnellement, visage à visage, main à main -et c’est Rachel et Stanislas et Noé, c’est Rosa et ses centaines de visages disparus et sauvés il y a plus de soixante-dix ans, ce sont tous ces visages qui ont mille ans et que je côtoie comme le tien.

Je n’abandonnerai pas mon métier d’historien, car c’est ce que je fais le moins mal, mais je ne veux plus le mettre au service d’une répétition des schémas, comme si de rien n’était. Je veux retrouver les visages, les visages passés, les hommes et les femmes derrière les visages, raconter leurs histoires. Redécouvrir l’autre, tous les autres. Nous avons besoin des histoires des invisibles et non des grands. Nous avons besoin de leurs histoires pour mieux apprécier notre finitude, pour que leurs visages nous aident à construire l’après autrement.

Tu as dû recevoir mon pli, avec les deux cahiers et la biographie de leur auteur, Rosa Roth. Tu veux bien m’aider à faire quelque chose de ces cahiers? Tout seul, je n’y arriverai pas.

Je te remercie, je t’embrasse

Chevauchées – chroniques de la petite peste – 23

10 mai 2020, sur le tumulus de Braives, peu avant minuit

Je me suis blotti au sommet du tumulus, sous les frondaisons, j’ai tiré au-dessus de moi un morceau de bâche en plastique noir récupéré dans un fossé, en marchant cet après-midi, dans les campagnes de Braives. C’est encore la nuit, il pleut toujours. J’écris toujours la nuit. Tout remonte la nuit, tout sort de l’ombre, toutes les horreurs du jour que l’on cache nonchalamment, tout ressort comme des démons du Vésuve, comme le sang noir d’une blessure profonde, comme les esprits qui hantent les cimetières, feux follets ou lucioles.

Je suis arrivé à Braives au début de l’après-midi, j’avais perdu tous mes sens, épuisé, n’ayant pas dormi les nuits précédentes, je ne sais plus combien de nuits. Braives est à trente ou quarante kilomètres de Liège, dans la Hesbaye waremmienne, à la limite entre la Hesbaye des plateaux et celle des vallons de ruisseaux, à côté de Ville-en-Hesbaye. J’ai vécu à Braives le passage de l’adolescence à l’âge adulte, au milieu de chantiers de fouilles d’archéologie gallo-romaine. J’y ai vécu probablement les meilleurs moments de mes vingt ans, temps d’insouciances et d’amours fraîches, chaque jour était fait de découvertes. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, extraire un morceau de terre sigillée d’une fosse, l’enduire de salive pour voir raviver ses couleurs, son rouge vernissé et apparaître ses décors, pour soi et pour soi seul, premier à en jouir depuis mille sept cents ans ou même davantage, on a le coeur qui déborde dix fois. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, vivre cela entouré de garçons et de filles qui vivent la même passion, simplement, sur le terrain, le nez et les genoux terreux, avides d’aimer, cela donne un sentiment d’accomplissement, de sécurité, de joie. Car sur le chantier, sur le terrain, il n’y a pas de manoeuvre, pas de manipulation, pas de malhonnêteté, pas de statut social, pas de note d’examen, pas de hiérarchie, pas d’avant ou d’après, rien que le vent de Hesbaye et les épis qui vont et viennent comme les plis d’une robe, rien que l’odeur de la terre grasse chauffée au soleil d’été et de l’argile humide qui sèche et craquèle, rien que les bruits du terrassement ou du travail à la truelle, rien que cette terrible et merveilleuse responsabilité d’entamer le temps passé, rien que des avalanches de sentiments que l’on ne maîtrise pas, rien que des sourires, des amitiés et des amours vraies. J’ai vécu intensément ces années-là, elles m’ont placé dans ces sillons que je creuse lentement depuis, sans arrêter, sans regret, sans remord, sans peur, avec la même joie infinie.

C’est pour cela que je suis sur ce tumulus, la tombe de Braives, qui a veillé sur moi pendant ces années de chantier, dix ans peut-être, à travailler avec tous mes coreligionnaires, étudiants en histoire ou en archéologie, mais aussi avec mes amis de la Société d’Archéologie de Hesbaye et de Waremme. Ils ont disparu pour beaucoup d’entre eux. Ils sont avec moi au sommet du tumulus battu par les vents de la nuit.

Je suis arrivé cet après-midi, vers 14h. Il pleuvait, la fin de la pluie de la nuit. Je ne sais pas comment je suis arrivé. J’ai juste des sons et des sensations en tête. J’étais assis sur mon assemblage de métal, l’enveloppant de mon ventre, de mes bras et de mes jambes, je l’ai chevauché en poussant le moteur dans sa zone rouge, il hurlait comme moi de rage et de tristesse et de douleur, il exhalait un souffle d’enfer le long de mes cuisses. La pluie battait le carénage, ruisselait le long du casque, descendait le long de ma gorge, dans mon cou, sur mes épaules, au travers de mes gants, dans mes manches, trempant mes cuisses. L’eau s’insinuait dans la boite à air et le carburateur double-corps et le cri du moteur devenait plus rauque, plus sourd, comme un cri d’effroi. J’ai pris les trajectoires sur la chaussée romaine, rien à perdre, moteur à fond de deuxième, troisième, quatrième, freinage, limite adhérence, troisième, suivre le point de corde, caler le regard loin, à la sortie du virage, chercher la sortie du virage, sentir les gommes qui tiennent le sol à la limite, la visière relevée pour éviter la buée, l’eau qui fouette le visage comme des têtes d’épingle émoussées. Rien à perdre, rien à foutre, la sortie du virage, le point de corde, accélérer, tourner la poignée d’un coup, violemment, sentir la roue arrière qui veut s’échapper, qui fait des virgules à chaque changement de revêtement ou sur une ligne blanche ou dans une flaque d’eau, réaccélérer, passer les vitesses à la volée, troisième, quatrième, cinquième, se caler derrière le carénage pour avaler le goudron des courtes lignes droites… Je n’en pouvais plus, je n’en peux plus. Je suis arrivé au tumulus, je suppose que tel est mon destin.

Rosa est morte la nuit passée, à cinq heures du matin. Son agonie a été courte et horrible, comme toutes les agonies. Il faut assister un agonisant, vous n’avez pas le droit de laisser quelqu’un quitter ce monde sans être tout à côté, à tenir sa main. J’avais déjà assisté à l’agonie et à la mort de ma grand-mère, en 1992, j’en garde gravé en tête chaque minute, et même le toucher de sa main que mes frère et soeurs serrions tous ensemble, pour l’accompagner. Peu après minuit, Rosa n’a plus parlé, elle me regardait, longuement, tristement, profondément, parfois ses yeux étaient densément marrons et brillants, parfois ils redevenaient translucides, elle me regardait et je la regardais et nous ne disions plus rien. Nous savions tous les deux que ce serait la dernière nuit. A demi-assise dans son grand lit, elle était en train de mourir comme une reine du vingtième siècle. J’étais juste posé à côté d’elle, l’enserrant de toute ma tendresse. Elle ne pouvait plus que souffler des mots et à chaque mot, un peu de ses forces s’envolait. Je lui ai demandé si elle voulait que je lui récite le Kaddish, si c’était le moment. Le « oui » qu’elle a sorti de sa bouche lui a fait terriblement mal et elle pleurait. J’ai trouvé un texte sur mon portable mais elle a montré sa table de nuit, à l’intérieur il y avait un vieux feuillet écorné qui datait de je ne sais pas quand, c’était ce Kaddish-là qu’elle voulait, celui qu’il fallait, le même que pour les mille autres âmes de Pologne, peut-être aussi le même que pour Rachel. J’ai lu du mieux que j’ai pu, je pleurais aussi, puis elle s’est apaisée. La chambre semblait s’élever hors du monde, dehors la pluie battait les vitres, le vent soufflait toujours dans les combles. Pierreuse pleurait. Esdras était là aussi dans la chambre et tous les prophètes et les mille âmes de Pologne et Marie Delcourt que j’ai reconnue, assise là dans le coin, et Georges Hansotte debout, et puis plus loin, je crois que c’était Rachel et derrière elle la tête de Stanislas Bormans que j’avais déjà vue dans des gravures, et puis un groupe dense, celles et ceux de la houillère Gérard-Cloes je suppose, et puis Noé Salmon qui me souriait, avec Catherine et même le jeune Victor, et ma grand-mère aussi. Alors à cinq heures ou à peu près, Rosa me regarda et ses yeux brillaient d’un bleu lointain, elle me sourit doucement et dit simplement « ça va aller » puis elle ferma les yeux et un long, long, long souffle sortit de ses lèvres. Je l’ai embrassée. Je l’ai serrée ainsi contre moi une heure durant, je l’ai veillée avec toute la chambre pleine de monde, j’ai pleuré et je sais que beaucoup pleuraient avec moi.

Je suis parti en fin de matinée; le médecin était passé pour signer l’acte de décès; Yllam avait quitté la maison par Volière, comme prévu; une amie est arrivée avec les dernières volontés de Rosa; je n’avais plus de place là. Je suis parti. Je suis parti me recroqueviller dans la nuit de Braives. Je ne sais pas ce que sera demain.

L’apocalypse d’Esdras – chroniques de la petite peste – 22

Nuit du 7 au 8 mai 2020 – Pierreuse

Toute la nuit, le souffle du vent a soulevé les vieilles ardoises disjointes du toit de la maison de Rosa. Il s’est infiltré dans les combles, a glacé les vieilleries qui se sont accumulées, depuis le temps. Les poutres de la charpente grinçaient longuement, leur cri incertain s’insinuant dans les interstices du platras, jusqu’à nous rejoindre tous les deux au coeur du lit aux draps blancs, humides, avec ce persistant embaumement de pourriture fade qui transperce et imprègne.

J’écris court, car je n’écris que pour garder note. A deux heures du matin, Rosa s’est réveillée et des larmes courtes glissaient dans les ridules de ses joues. Sa voix avait baissé d’un ton, elle avait repris son long discours. Désormais, elle citait l’apocalypse d’Esdras. Je ne l’avais pas reconnue, l’apocalypse. Elle m’a expliqué, elle fréquentait le quatrième livre depuis des années, des décennies même. Apocryphe apocalypse, le quatrième livre d’Esdras. Nous passons comme des sauterelles, notre vie est de la fumée. Rachel parlait comme une prophètesse, je ne comprenais plus rien. Ou plutôt, j’avais peur de comprendre, de me rendre compte que tout cela n’est qu’illusion, cendres, sauterelles, fumée, qu’elle était partie dans le monde des anciens textes sacrés. Elle m’expliquait que l’archange Uriel lui avait raconté la fin et la renaissance de Jerusalem, puis lui avait parlé de Rachel.

Rachel Deitz, l’allemande. Rachel n’avait pas épousé Noé Salmon, mais elle était partie juste au tournant du siècle, elle l’avait quitté pour des raisons qui resteront des épaves dans l’eau glacée des abysses, écrasées par la pression. Elle était partie à Paris, où elle avait fréquenté un peintre illuminé, Kees Van Dongen, qui avait un peu plus de vingt ans. Rosa parlait sans arrêt, comme dans une sorte de délire mystique. Elle me répétait à voix basse que Rachel avait laissé ses yeux noirs à Kees, quand elle avait soixante-six ans. Va comprendre.

Après la guerre, Rachel revint à Liège. Elle assista à l’enterrement du fils de Noé et de sa femme Catherine: Victor s’était noyé à vingt ans dans la Meuse. Une promenade en barque avec des amis qui aurait mal tourné. Il paraît que quand on l’a sorti de l’eau trouble, il souriait étrangement. Sa soeur Mariette était inconsolable, sa mère Catherine n’était plus que la mère désespérée de la quatrième prophétie d’Esdras, celle qui a perdu son fils unique, mort à la porte de la chambre nuptiale, le jour de son mariage. Rachel vit Noé claquemuré dans la douleur à Ville-en-Hesbaye, les volets de la maison de l’instituteur fermés par Catherine pour deux ans au moins. Puis on rouvrit les volets, le temps pour Noé de quitter le monde en 1930. Rachel mourut aussi sans que personne ne l’apprit, dans une petite chambre au Jonckeu. Tu peux aller la voir, tu dois y aller, m’fi, elle est à Robermont, et moi bientôt j’y serai, tu me mettras près d’elle, j’ai ma place. Mais tes chirographes, m’ptit, ils sont ‘è voye’, la fumée du temps, tu vois. Laisse-les aller.

Tout cela était ressorti d’un coup, Esdras, Catherine, Victor, Rachel, tout cela se tenait bien, Esdras avait amené Victor, Catherine, Rachel. Revenue des profondeurs, des abysses au coeur puis aux lèvres de Rosa, encore une vie sauvée.

Depuis cette nuit du 7 au 8 mai, Rosa a retrouvé une étonnante sérénité. J’écris vite, nous traversons la nuit du 9 au 10 mai, il est minuit ou une heure du matin, la fièvre est stabilisée, Rosa éveillée refuse toujours que j’appelle le médecin, elle me regarde fixement pendant de longs silences. La nuit a enveloppé la chambre une fois de plus. J’entends des grondements sourds dans le ciel de Liège, fermé comme un catafalque.

Citerne – chroniques de la petite peste – 21

Liège, 7 mai 2020, presque minuit.

Je suis à Pierreuse depuis deux jours. J’écris pour ne rien oublier de toutes les heures que je passe dans cette petite maison de briques. Yllam m’a ouvert hier, à la fin de la matinée, j’ai retrouvé Rosa Roth, le visage émacié, belle comme une chute de marbre de Carrare. Yllam reste au rez-de-chaussée, c’est plus facile et plus prudent pour lui, la petite porte du jardin peut lui permettre de gagner les pavés de Volière en traversant les jardins mitoyens. Rosa a rejoint l’étage, ses yeux brillent de fièvre, elle a encore changé de visage. Son visage s’est creusé, ses paupières se sont assombries, ses lèvres ont perdu leur carmin. Ses yeux sont redevenus marrons, sombres comme il y a vingt-cinq ans quand j’y lisais l’essentiel de ma vie.

Cela deux jours et une nuit que nous parlons sans arrêt. Elle parle pour ne pas perdre pied. Elle me raconte ses quatre-vingt-quatorze années, et celles de ses parents, de ses proches, celles des gisants de Pologne, celles de Marie Delcourt, d’Alexis Curvers, de Léon-Ernst Halkin, encore et encore. Je soupçonne qu’elle répète tout sans arrêt pour que je retienne la litanie par coeur. Elle m’emplit de ses honneurs. Au fond, nous ne sommes que cela, historiennes et historiens, des citernes plus ou moins larges, aux parois alambiquées, qui se remplissent lentement. Notre ambition et notre orgueil est de croire que nous pouvons retrouver le passé, alors que c’est lui qui nous trouve. Qui nous occupe. Le développement et l’application de notre sens critique n’est rien d’autre qu’un travail de tâcheron pour développer notre oreille, pour entendre mieux, plus distinctement. Tout le reste est vanité.

Je craignais l’arrivée de la nuit à Pierreuse, dans cette maison froide. J’avais raison. Je me suis glissé sous les draps dans le grand lit de Rosa, parce qu’elle grelottait de fièvre et que je voulais lui donner ma respiration, le souffle qui lui manque. Je l’ai serrée contre moi et elle s’est serrée contre moi, sa peau fragile sentait les fruits amers. Elle a dormi un peu puis, vers minuit, elle a crié, prise entre les mondes, un petit cri gris et triste. J’ai allumé la petite lampe de chevet, elle me regardait avec ses yeux marrons plus sombres que jamais, plus brillants que jamais et elle m’a dit c’est le moment, je crois. Elle m’a demandé de sortir du lit, d’ouvrir le petit secrétaire en bois de cerisier, d’en extraire deux cahiers d’un petit compartiment secret -il y a toujours des compartiments secrets dans ces petits secrétaires. Je les ai ramenés entre nous dans le grand lit et elle m’a expliqué, lentement, en parcourant les pages très jaunes et très friables de ces petits cahiers lignés et margés. Elle m’a dit que c’était là le récit des mille vies des gisants de Pologne, reçues des lèvres grises, dites avec les souffles effondrés. Puis rassemblées patiemment par Rosa, après chaque Kaddish, répétées cent fois au coeur de la nuit, puis enfin, quand elle rentra, déposées au coeur de ces cahiers. Que je devais m’en faire le dépositaire, que je devais les rendre au monde. J’ai dit oui, elle s’est apaisée, elle s’est endormie.

Ce matin et tout ce jour, elle a repris des forces. Elle a bu un peu, elle a mangé de la soupe préparée par Yllam. Nous avons encore beaucoup parlé. Yllam pense que cela va aller. Je crains la nuit qui vient.

Transgression – chroniques de la petite peste – 20

5 mai 2020, Paris, Buzenval.
Entre les quarante et les cinquante jours, tout a été d’huile mélassée, froide et granuleuse. Les jours furent glissants et les nuits lourdes et noires. D’ordinaire, j’aime l’huile, l’huile chaude, celle qui vit au coeur des moteurs, l’odeur de l’huile mécanique. Mais celle-ci est de l’huile morte, elle colle aux chaussures, aux vêtements et à l’âme. Elle ne sent plus rien ou pire, elle a pris l’odeur du gravier et des déjections sur la route.

La responsable culturelle du château de Warfusée m’a répondu courtoisement: rien à sa connaissance dans les archives, pas de chirographe ou charte-partie.

Il n’y a guère de plaisir dans les circonvolutions technocratiques du monde qu’on nous impose. Je rêve de plus en plus de départ, tout quitter, partir dans les profondeurs de l’Ecosse ou de l’Ethiopie, retourner aux Etats-Unis ou partir au Canada et tout redémarrer. L’Europe nous étrique de plus en plus. Je me sens pris à la gorge, étouffé. Pas seulement parce que je dois vivre dans ma prison semi-dorée. Probablement aussi parce que je ne vois pas comment ils vont nous rendre la liberté qu’ils nous prennent. Huile morte.

De Liège, Yllam m’a téléphoné ce matin. Yllam n’a pas de papiers, il n’a pas de maison, il logeait chez Rosa souvent, le temps de trouver le camion qui l’emmène au pays du bonheur. Yllam, je ne l’ai pas vu souvent, il a de grands yeux verts, une bouche sèche un peu abîmée, une petite peau tannée couverte d’un duvet de crin léger. Il sourit largement, sa bouche prend tout son visage. Yllam n’a pas encore trouvé de camion, je soupçonne qu’il se trouve bien chez Rosa et dans le voisinage. Yllam m’a téléphoné, je ne l’ai pas reconnu mais c’était le téléphone de Rosa. Il parle vite, Yllam.

Rosa va mal. Elle a la petite peste, saleté de virus, le médecin est venu, c’est bien parce que c’est elle, il l’a regardée l’air dégoûté et il a dit qu’elle devait aller à l’hôpital, elle a dit Yllam va me conduire, Yllam a dit oui, le docteur est parti. Le docteur a une tête ronde avec une moustache brève, un air rouge fragile. Rosa a l’air fragile aussi, me dit Yllam, le docteur est inquiet, il a dit qu’elle est âgée et qu’elle a les poumons bien pris, mais qu’est-ce que je fais, je ne sais pas quoi faire, il disait Yllam. Rosa criait de l’autre côté de la pièce, en ajoutant un juron ashkénaze ou liégeois, qu’elle n’avait besoin de personne, qu’elle allait s’en sortir seule, comme d’habitude, comme d’habitude. J’ai crié aussi et toute la rue de Buzenval a dû m’entendre, j’ai crié que j’allais venir.

Autour de moi, dans l’appartement, partout, on m’a dit ne pars pas. Le confinement, c’est le confinement. J’ai dit je pars mais je promets de revenir dans deux jours. Mais c’est le confinement, tu vas te faire refouler, arrêter? Mais non, il n’en est pas question, je vais glisser entre les routes et puis c’est presque fini en Belgique. Et les frontières fermées? Mais non, je vais passer par le chas des aiguilles, il y en a plein entre Dunkerque et Schengen. Je vais me faufiler, avec ma princesse japonaise. Je pars pour la chevauchée fantastique, je dois partir. Ce sont les dernières chevauchées du monde libre.

Je sais que je risque de ne pas revenir facilement en France et même peut-être pas du tout. Arrêtez-moi, je n’ai pas peur. Je suis immoral, je risque de contaminer tout le monde, tous ces beaux efforts à se quarantainer réduits à néant. Non, car je serai invisible et intouchable. Je le suis déjà. Personne ne me verra sauf Rosa. Mais pourquoi? Pourquoi? Parce que c’est Rosa et elle le mérite. Personne ne mérite de souffrir seul. Et surtout pas quelqu’un qui a tant vécu, qui a bordé tant d’âmes quatre-vingt-dix ans durant.

Regarde-moi dans les yeux, toi qui minaudes ou qui vocifères dans ton porte-voix réglementaire. Tu ne veux pas prendre de risque, tu ne veux pas dormir moins de 7 heures par nuit, tu dois prendre tout ton temps pour regarder infuser ton compost et faire la morale, tu préconises le retour du bon vieux temps pour ne pas prendre des risques maintenant, ça attendra bien, on a la responsabilité de le faire, d’attendre, on se le doit, on se doit, mais on se doit à qui, sinon à nos angoisses, nos souffrances, nos lâchetés? Tu veux attendre, on s’occupera bien de Rosa là-bas au loin, et la Providence y pourvoira.

Tu ne veux pas que j’aille voir Rosa parce que cela ne convient pas, c’est indécent, c’est un trop grand risque, et si je tombe, ça y est, je vais encombrer les hôpitaux avec ma colonne vertébrale en jeu de kaplas? C’est toi qui le dis, frère. Moi je te dis que je pars et que je ne tomberai pas, c’est promis, pour toi et pour Rosa. Je ferai attention, je me dis que j’essayerai juste de mourir si je tombe, pour être sûr.

Mais quel exemple est-ce que je donne au monde, aux autres, je transgresse, je passe au travers de tout avec impudence? Oui. Je donne l’exemple que je peux. J’ai bien dit au journaliste, il y a quelques jours, que j’attends un monde avec de la solidarité. Pas de l’hyper-prudence, pas de mains dans les poches en me rassurant de ma placidité si bonhomme. Tout ça, je n’en veux pas. Je ne peux pas abandonner ceux en qui je crois, ce en quoi je crois.

J’y vais.

Chevauchée fantastique

J’ai graissé la machine, vérifié le niveau d’huile, vérifié la tension de chaîne, nettoyé le casque, fait les sacs, préparé mes cuirs et tracé l’itinéraire. Let’s roll, comme ils disaient.

Quarante – chroniques de la petite peste – 19

25 avril, Buzenval, Paris.

Ces dernières semaines, dans le reclusoir de la rue de Buzenval, furent douloureuses. B admire ceux qui avancent à grandes enjambées dans leurs recherches, qui écrivent pages sur pages scientifiques, qui lisent des centaines de livres et des centaines de sources. Ils ne sont pas si nombreux.

B ne sait pas si la petite peste n’a rien à avoir avec la grande peste comme tout le monde le répète, comme pour s’en convaincre, comme pour se rassurer. Mais B sait que pour le commun des mortels, pour toi, la petite peste, c’est la grande peste, là, tout au fond de toi. Elle t’a cassé les genoux, t’a cloué au fauteuil, à ton balcon, bouche ouverte, comme trépané, bercé par les valses de chiffres et de tendances, les promesses de pics, de masques et de vaccins qui n’arrivent pas, les déclarations lyriques pendant que tes vieux meurent seuls dans les maisons de retraite en regardant le plafond qui blanchit au fil des heures, seuls, à chercher l’oxygène, tout seuls.

La petite peste a fait le grand tri apocalyptique entre les bons et les mauvais. Car si le gris est très bien porté sous le soleil d’avril, certaines et certains sont sortis de leur réserve et sont habillés N/B. On a ri, on a moqué tous ceux et toutes celles qui ont créé mille artefacts pour s’approprier la petite peste, pour la dépasser, pour tenter de s’en servir comme d’un marche-pieds pour aller ailleurs. On a regardé méprisants les pauvres qui font la queue pour manger en Seine-Saint-Denis, la racaille a rigolé des cailleras. On a dénoncé tant qu’on a pu l’incurie du gouvernement et en même temps les voisins qui ne confinent pas comme il faut. Dans certains villages, on a collé des affiches sur les pharmacies pour empêcher les soignants, ces bocaux de peste, d’entrer; dans d’autres, on a brûlé les voitures des infirmières. D’autres ont continué la lutte pour les sans-papiers. D’autres sont partis, volontaires, travailler dans les hôpitaux. D’autres ont collecté des vivres pour les SDF, les familles sans le sou, les personnes âgées.

D’autres, tous les autres, le plus grand nombre, ont survécu, tristes, souffrants, laminés, abasourdis, sans souffle, guettant le jour après la nuit et la nuit d’après pour que le jour passe vite.

Tu as vu, tu vois maintenant les personnes sur lesquelles tu peux compter, les piliers de ta vie à venir, elles te sourient, tu n’avais jamais prévu cela, tu ne pensais pas à elles et pourtant ce sont elles qui sont sorties de l’ombre, de la nuit, avec leur manteau d’honnêteté et de tendresse, leur droiture et leur humanité. Les autres, et hélas il y en a, il y en a bien trop, beaucoup trop, les autres, voués à la géhenne de ta vie, ils sont sortis de l’ombre aussi, mais c’est pour aller danser au bal des monstres. La petite peste a donné du relief aux vies qui t’entourent.

Saint Agnes: « And They All Fall Down »
https://www.youtube.com/watch?v=_DjKDbpZnA4

Quarante jours de confinement, quarante jours au désert, quarante jours de carême, quarante jours pour quarante ans à sortir d’Egypte, comme le monde a changé en quarante jours. L’histoire de la petite peste est profondément réelle, elle avance plus vite que n’importe quel cheval au galop. Ce n’est pas le lieu de faire cette histoire ici, juste de noter qu’elle sera terriblement difficile à rédiger -on l’a déjà dit- parce qu’elle a des rythmes terriblement différents selon les continents, les pays, les régions, les villes, les quartiers, les rues, les maisons, les appartements, les pièces à vivre ; parce qu’elle se vit différemment selon que tu sois riche, pauvre, blanc, noir, jeune, vieux, heureux ou malheureux. L’histoire « ordinaire » de cette petite peste sera difficile à rédiger et les grandes collectes que toute la communauté scientifique appelle de ses voeux, tout importantes soient-elles, ne constitueront probablement qu’une écume mémorielle.

Partout le sentiment d’une révolution à faire. Il faut profiter du trouble pour changer le monde, l’économie néo-libérale te dégoûte, on doit secouer le vieux monde, subordonner les realia économiques à l’homme, sauver la planète, enterrer le monstre de Frankenstein une bonne fois pour toute. Mais nulle part le moindre lever de drapeaux noirs. Le monde est bien appris. Où sont les recettes de la révolution? Des banderoles, des manifestations? Des grèves, des flashmobs? Le chant haché des AK47? Tu attends les recettes. La petite peste n’apporte aucune solution, elle ne permet même pas de poser le problème, elle ne fait qu’exacerber les souffrances, les cris, les angoisses. Sortir de cela, tenter de se hisser au-dessus de la mêlée, c’est être ou inconscient ou égoïste ou fou. Ou je ne sais pas.

Henri et Noé – chroniques de la petite peste – 18

23 avril, 3 heures du matin.

B a eu une longue conversation avec Rosa, au téléphone. Bruno, le bibliothécaire-archiviste de la Société des bibliophiles liégeois, lui a déposé dans une grande enveloppe la photocopie de la lettre de Stanislas Bormans, telle qu’il l’a retrouvée dans un petit lot de correspondances que Georges Hansotte n’a pas inventorié. La lettre est adressée à Rachel Deitz. B avait bien compris, en notant chaque mot de début de ligne des deux premières lettres, qu’il y avait quelque chose entre ces deux-là. Petit stratagème d’amoureux insouciants. Qui ne rêve de rédiger des lettres à secrets comme celles-là? Tout brûle et rien ne se consume.

B a expliqué le stratagème à Rosa qui souriait au téléphone et il imaginait ses yeux d’un bleuté transparent en fermant les siens. Pas de stratagème dans cette lettre-ci, toujours conservée en brouillon, c’est la fin d’un cycle, tout est consumé.

La lettre est datée à Liège, le 20 août 1888. A l’inventaire de la vie de Stanislas Bormans, on sait que ce furent des années importantes pour lui. Cela faisait déjà deux ans qu’il avait pris la charge du cours de paléographie et de diplomatique, remplaçant le jeune Henri Pirenne, évincé. Deux générations s’affrontent dans la carrière, les aînés et les jeunes coqs se toisent d’un oeil cinglant.

1865. Stanislas a trente ans quand il grimpe vers Warfusée, laissant les pleurs et les lamentations à la houillère de Gerard-Cloes, en Bernalmont. Il a trente ans quand il découvre les chirographes aux caractères hébraïques à Warfusée, il a trente ans quand il découvre les seins blancs de Rachel Deitz et file l’amour interdit. Henri Pirenne est né il y a trois ans et Noé Salmon naîtra dans trois ans.

1888. Henri Pirenne a vingt-six ans et Stanislas Bormans cinquante-trois ans. Bormans est de la vieille école, érudite mais aussi autodidacte, rat d’archives et de bibliothèque, le nez sur les écritures, un buveur d’encre, qui passe de document en document sans scrupule, comme un homme à femmes, boulimique, liégeois de Liège et belge de Belgique. En 1883, à vingt-et-un ans, Henri Pirenne obtient son doctorat puis il va squatter les Monumenta Germaniae Historica, les bureaux des maîtres Bresslau, Arndt, Waltz et, un an après, il se retrouve aux Chartes et à l’EPHE -cette maison n’a pas vingt ans et les autres sont juste un peu plus âgées. L’énumération des dates et des lieux n’est pas une frivolité. Le monde ouvert et découvert par Henri Pirenne, c’est un beau monde et un monde frais. Tout est en création, tout est à faire. Pas de petite audace, pas de menu choix. Les enduits des murs des institutions sont encore loin d’être patinés. Quand Henri Pirenne revient, il est paléographe et diplomatiste formé en Allemagne et en France: voilà le socle de son métier. Il a bouffé à tous les râteliers et il a bien fait. Mais il n’y a pas que cela et ça ne suffit pas. On le charge de monter la chaire de paléographie et de diplomatique à Liège, mais c’est Stanislas Bormans qui l’occupe. Pirenne est évincé, Bormans prend la place en 1886.

1886. Victoire meurt à quarante-trois ans. Stanislas Bormans se remarie un peu plus d’un an plus tard avec Anne ‘t Kint de Roodenbeke, la fille du consul des Pays-Bas à Bruxelles. Du beau monde. Elle a trente-quatre ans et met au monde deux filles, des jumelles, un peu plus de neuf mois après leur mariage, le 14 juillet 1888. Noé Salmon a vingt ans. Il va bientôt sortir de l’école normale, bientôt instituteur. Il habite Ville-en-Hesbaye, où son père est agriculteur. Noé est un brûleur de chandelles, un viveur. A la ville, il a lu Thérèse Raquin et Bel-ami, et aussi Une saison en enfer, il aime toucher les flammes du bout des doigts et quand il rentre chez ses parents, il part avec un livre se perdre des heures durant, sous un pommier, dans une des prairies du village, quand on n’a pas besoin de lui aux champs. Il paraît même qu’il écrit. A la ville, il a rencontré Rachel, elle a quarante-cinq ans, elle a de si grands yeux noirs.

Affiche pour le lancement de la publication hebdomadaire, vers 1867
Van Nuytts – Wikimedia

Dans la lettre, explique Rosa, Stanislas Bormans remercie Mme Deitz pour ses félicitations à l’occasion de la naissance de ses jumelles. Il la remercie « pour tout ce que vous avez fait pour moi », « sic » comme on dit. Il la remercie de l’avertir qu’elle s’en va, qu’elle a décidé de partir, de quitter la ville. Il lui explique qu’il comprend très bien qu’il faille un moment se faire une raison et prendre un nouveau départ. Comme ces lettres ont dû faire mal. Il lui présente tous ses « voeux de bonheur » pour ses fiançailles et son départ à Ville-en-Hesbaye.