Montée à Babylone

Hier, montée à la capitale. Ca m’arrive régulièrement, non seulement parce que mon équipe y oeuvre, mais aussi, surtout parce que bien souvent, Paris est un passage obligé pour travailler. C’est un creuset de bibliothèques, mais aussi de dépôts d’archives et de manuscrits médiévaux.  Certes, il y en a bien partout ailleurs en France, mais la bonne tradition centralisatrice jacobine a réussi en plusieurs siècles à amasser des trésors « incontournables » sur quelques kilomètres carrés. On y trouve aussi bien des chercheurs ou professeurs médiévistes qui, par l’odeur allêchés, habitent la capitale: ils y ont fait leurs études (Normale sup’, Chartes, grandes facs parisiennes), y ont goûté aux délices de Capoue (en tout cas aux délices scientifiques) et s’y sont installés même s’ils enseignent ou sont censés travailler ailleurs en France: ils deviennent ce qu’on appelle peu charitablement des « turbo-profs ». Ils partent enseigner ou travailler « en province » durant deux ou trois jours, puis reviennent pour le reste de la semaine à Lutèce. Pour un grand nombre, selon leurs propres dires, ils « ne voient pas comment ils pourraient travailler ailleurs ». Le plus terrible, c’est qu’ils n’ont pas vraiment tort. Dans la plupart des facs de province, la situation des bibliothèques scientifiques est en bien mauvaise posture et il y manque bien des travaux essentiels. Les bibliothèques parisiennes sont mieux achalandées (car souvent plus anciennes) et se complètent souvent l’une l’autre. Hélas, la consultation d’ouvrages dans les grandes bibliothèques parisiennes est devenue un enfer -les heureux usagers de la BNF qui lisent ces lignes doivent dodeliner du chef d’un air entendu pour marquer leur approbation, j’en suis sur. Ah, Paris.

Donc, je dois régulièrement « monter » à Paris pour y travailler. Petite visite aux « Chartes » puis, l’après-midi, une de ces réunions qui émaillent ma vie de chercheur. Réunion du comité de lecture d’une revue scientifique à laquelle je suis lié. Autour d’une table se retrouve tout ce que la France compte de spécialistes en histoire médiévale et moderne. Ces grands noms dont j’ai lu les livres lorsque j’étais encore un jeune boutonneux aux études à la fac. Ceux-là que j’admirais/admire toujours autant. Le plus étonnant, dans une vie d’historien, c’est quand tout d’un coup, toutes ces personnes qui vivaient comme auteurs de livres d’histoire, vous les fréquentez tout à fait naturellement, ils vous appellent par votre prénom. Au début, j’en avais le coeur qui débordait. Toucher aux maîtres de l’Histoire, un peu comme ces rustres du Moyen Âge qui touchaient les basques de notre bon saint Louis (citation autoréférentielle, ah, ça fait du bien)… Leur parler, apprendre auprès d’eux. S’apercevoir qu’ils écoutent et qu’ils ne sont pas inaccessibles. Construire avec eux.

Maintenant, après quelques années, c’est devenu plus « habituel ». Mais il arrive souvent que je prenne un peu de distance avec tout cela et que je me rende compte à quel point j’ai de la chance d’exercer ce métier.

 

Politique!

De moins en moins drôle mais important quand même… De temps à autre, je m’intéresse aux choses de la politique. La politique, la gestion de la chose publique : elle est théoriquement réservée à des hommes et des femmes mus par un altruisme courageux. L’objectif d’un homme d’état démocrate est le bien du plus grand nombre. Théoriquement, ce sont les meilleurs d’entre-nous. Certes, ce sont des hommes de pouvoir. Une sorte de soif étrange, envie de ce filet doux-amer qui serre la gorge, goût du pouvoir que l’on ressent au poids et aux conséquences des actes posés, cette sensation de puissance quasi-nitszchéenne, ce  » poison du pouvoir énervant le despote  » remarqué par Baudelaire… Le tout est que cette soif soit contrôlée et que les actes soient altruistes, que les serviteurs de l’Etat soient les meilleurs, mus par le seul souci du bien-être public puisque, serviteurs de l’Etat, ils se doivent au pays.  Ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Bien souvent je m’effraie du manque de profondeur des politiques et de leurs vues courtes.

Je voudrais vous faire part de quelques réflexions à la lecture d’un article paru dans le Monde du 22 septembre, par Piotr Smolar, à propos de Dominique de Villepin, un personnage étrange qui me fascine un peu (beaucoup), même si mes propres visions du monde sont plus melfridiennes. En écoutant et en lisant de Villepin, j’ai l’impression d’avoir en face de moi un politique « d’avant », qui réfléchit avant d’agir et qui conçoit son œuvre politique comme une construction bâtie sur le long terme –le plus étonnant est son discours qui, du moins par écrit, est parfois réellement en décalage par rapport aux positions d’une droite néo-libérale. J’ai envie d’y croire. Mais bon, j’en parlerai davantage dans un prochain post… Non, ce qui m’importe ici, c’est de contrer le discours convenu de Smolar, insidieusement sarkozyen. Lisez-le, je vous laisse en juger.

Je pense, depuis ce jeudi, écrire une réponse au Monde. Mais j’hésite. J’ai rédigé quelques lignes. Je voudrais vous demander votre avis, je crains d’étaler une naïveté ridicule, même si je suis convaincu de ce que j’ai écrit. Dites-moi, que pensez-vous de ces lignes qui me dénudent un peu… Une sorte de texte-martyr, de préprint. Ces lignes, sont-elles bonnes, mauvaises, améliorables… et si oui, en quoi ?

Dantzig ou Honfleur ?

« Il est des moments où un intellectuel jusque là tapi dans l’ombre du monde, grand et petit, doit sortir de sa réserve. L’  » analyse  » de Piotr Smolar, parue ici-même ce jeudi 23 septembre dernier, est en quelque sorte le déclencheur. Certes, qui l’a lu a bien compris les vents de politique, avec un petit  » p « , qui l’ont mené sur les presses. Mais il réchauffe en son sein un autre serpent que chacun connaît, hydre bien plus terrible et qu’il faut attaquer sans cesse : le manque d’ambition fondé lui-même dans une certaine absence de vista politique.

L’avenir d’un pays ne se définit pas par la qualité putative de sa police ou par de brillants jeux de statistiques qui rassurent la ménagère. L’avenir de ce pays se définit sur les frontières de l’Europe comme sur ses propres enjeux sociaux, économiques, éthiques. L’avenir de ce pays ne peut se jouer à des prestations télégéniques ou à des allusions péripathétiques à certains  » d’en-bas « , ce qui signifie clairement que ceux qui en parlent sont, évidemment, d’  » en haut « . Il faut en revenir au  » pays réel « , susurre M. Smolar, ignorant probablement que l’expression a été beaucoup utilisée par un certain Léon Degrelle qui, pantin sanglant, a construit son éphémère popularité sur un populisme nauséabond. Mais le pays réel , ce n’est pas celui auquel on essaye de faire peur, ce n’est pas celui que l’on pousse à se complaire dans un pessimisme bien en vogue, ce n’est pas celui qui se sent happé par les menaces de  » l’autre « , de  » l’étranger « …

Il n’y a pas de  » pays réel « , au sens trop concret du terme. Il y a un pays complexe, multiforme, fait de mille pièces, toutes vivantes. C’est surtout un pays qui aimerait croire, qui veut croire à un avenir. Un pays qui ne ressemble plus en rien à celui que certains ont à cœur de décrire. Ouvert au-delà du monde, démesurément écartelé aux cinq continents, vivant dans les recoins de la toile, parlant toutes les langues et surtout celles de la justice, du droit, de la liberté. C’est un pays où l’on ne retrouve pas ces discours où  » idéologie  » a été remplacé par  » économie « , où  » décisions politiques  » riment avec  » nécessités économiques « . La chute du mur de Berlin a simplement élargi les frontières du  » grand marché  » et donné encore plus d’allant à une certaine France  » d’en haut  » par rapport au reste de la France. Mais c’est là une erreur terrible d’une Europe encore adolescente que de croire que l’économie est une idéologie. Les comportements économiques, pour essentiels qu’ils soient, ne sont que les traductions de la vie d’un marché, vie certes importante pour le pays… mais qui devrait être au service de celui-ci et non lui imposer ses cadences et ses exigences. Le pays a besoin de grands projets d’avenir, des réformes ambitieuses : l’enseignement, la recherche, l’éducation, la culture sont de ces priorités où se joue l’avenir de la France, l’avenir de l’Europe : bien davantage que sur les stratégies macroéconomiques, c’est sur les hommes et leurs forces intellectuelles et physiques que se bâtit la France d’Europe. Ne focalisons pas sur les éclairs médiatiques, il est largement temps de prévoir l’avenir, comme le dit le marieur du requin et de la mouette. Quittons les perspectives à court terme, abandonnons les rives si confortables : il faut oser maintenant, parier sur l’avenir et sur les hommes et les femmes de France, d’Europe. Il faut foncer, sans hésiter, trancher dans le vif des choses. Arracher les branches mortes. Donner leur chance aux pousses fragiles. Elaguer les troncs mal proportionnés.

Il y a donc place pour une vraie vision politique, au sens noble du terme. Les pays d’Europe attendent des hommes d’Etat. Ce pays est jeune, envers et contre tout. Il ne manque pas d’éclat, il bouge et croit plus que jamais en cette Europe à laquelle il se sent appartenir sans équivoque.

Mais le plus important, c’est de sortir de cette logique de  » perdants « , de prendre enfin les choses en main, d’oser ébranler les vieux édifices avec des solutions neuves. L’homme d’Etat qui prendra en main les rênes du pays devra clairement être prêt à mourir pour Dantzig plutôt qu’à danser une polka à Honfleur « .

Alors, ridicule ? Simpliste ? Je suis perplexe, je suis plus à l’aise avec mes travaux d’historien…

Méforme universitaire

C’est la rentrée universitaire ici ou là. Comme on le sait dans les milieux qui sont censés savoir, la grande réforme du Licence-Mastère (mâtin! yapapukon comme intitulé ?)-Doctorat est mise en application sur tout le territoire de la République. Il est de bon ton d’aboyer contre cette réforme européenne de nos jours, mais désolez-vous si vous attendez cela, je ne le ferai pas: c’est un passage obligé et bienvenu.

Mais… les modalités d’application de cette réforme sont désopilantes selon les universités. La plupart s’organisent plus ou moins bien ou plus ou moins mal. Mais certaines, dont celle où j’ose dispenser quelques cours spécialisés bien ch…, ne s’organise pas du tout. Tout se met en place, y compris les horaires, les cours…depuis quelques jours, heure par heure -on aurait pu commencer à tout réorganiser dès juin, mais j’ose supposer que l’obstacle psychologique ne passait pas, même avec une dragée Fuca.

Les conséquences sont simples: il faut assurer des tas de nouveaux cours dès hier, pour ce semestre, des cours à préparer dès maintenant. Les profs aux commandes ont donc conclu sereinement que, puisqu’ils préparaient eux l’organigramme, qu’on allait coller ce semestre tous les chargés de cours ou de TD extérieurs à la fac, style moi quoi. Pas eux, évidemment. J’ai donc appris hier qu’on me confiait un cours la semaine prochaine. Vous imaginez déjà la joie sans fin sur mon visage. J’ai donc manifesté mon mécontentement et je donne ici un ptit coup de gueule aussi.

Il est bien rare que je sois méchant, mais là, je le suis. On parle tant de réforme de la recherche et les universitaires ont tant de fois crié depuis quelques mois « haro sur le CNRS »… mais ces structures de l’université, lourdes, opaques, barnumesques, mammouthiformes, injustes, c’est bien à elles qu’il faut aussi s’attaquer. Par respect non tant pour l’enseignant -lui, il est payé (enfin, les titulaires… parce que  si vous voyiez les traitements des extérieurs, huhuhu, y’a de quoi rire ou pleurer) -que par respect pour les étudiants qui méritent plus que ce mépris incompréhensible (hein, m’sieur Eki ?).

Evidemment, je le donnerai, mon cours. Quand, je ne sais pas, mais je le donnerai.

Liberté, liberté chérie

Autre titre potentiel, plus prosaïque: là où il y a de la chaîne (éditoriale), y’a du plaisir.

Une journée comme je les aime, sous pression. Je me suis laissé emporter par ma foi en mon métier. Je prépare un petit exposé pour une table ronde interne au CNRS sur ce qu’on appelle pompeusement « les chaînes éditoriales« , dans quelques jours. C’est-à-dire: comment publie-t-on / doit-on publier ses travaux lorsqu’on est chercheur en sciences de l’homme et de la société. Je suis le seul « chercheur » à parler, au beau milieu d’une assemblée de techniciens dont j’espère qu’ils ne sont pas trop technocrates. Inutile de dire que l’enjeu, c’est l’avenir des publications électroniques pour les chercheurs en sciences de l’homme et de la société. On m’a demandé d’y intervenir, parce que mon équipe a plusieurs fers au feu dans ce domaine et que j’y suis directement impliqué.

Dans ma discipline, le papier reste « incontournable ». La publication électronique est de mieux en mieux acceptée, mais le chemin est encore long pour qu’on arrive à considérer d’un même oeil les publications sur l’un ou l’autre support -c’est ce qui explique le peu de réactivité dans ce blog, en grande partie: combien d’historiens professionnels lisent-ils ce blog ? allez, levez la main, ça me ferait plaisir de vous voir, là, au fond… (Bon, y’a surement d’autres raisons, mais en voilà une au moins. On se rassure comme on peut!)

Mais voilà… Lors de cette table ronde, je parlerai donc devant une tripotée de chercheurs qui ne jurent que par le papier ou alors par la mise sur le web de ce qui est déjà publié sur papier… et devant des spécialistes de la mise sur le web qui ne voient pas pourquoi encore publier sur papier. Ce sera dur. Non que je rejette le papier, loin de là: sur le web, on ne peut pas lire un livre, une monographie de cent pages ou plus. Le livre-papier doit rester absolument. C’est une nécessité intellectuelle. Mais on ne peut s’obstiner à refuser d’autres moyens de diffusion pour d’autres formes de travaux. Imaginez toutes les revues scientifiques en accès libre sur le web, gratuitement! Plus besoin d’aller à la bibliothèque pour en photocopier les articles à des prix prohibitifs (car qui lit les articles directement dans les revues ? Happy few…)! Vous les tirez sur imprimante chez vous! Plus de hurlement de désespoir devant une travée lorsque « le » numéro de revue dont vous avez absolument besoin n’est pas là, disparu, emprunté, volé, jamais acquis par la bibliothèque… Quel bonheur, quel bonheur!

Et ce ne serait que justice, pour tous. Payé (mal, mais payé quand même) par l’Etat pour faire de la recherche, il est logique que ma recherche profite à tous, gratuitement. Pourquoi tomber dans le piège des grandes multinationales américaines et anglaises de l’édition, qui font payer au prix fort les bibliothèques leurs abonnements « on line », à tel point que les bibliothèques universitaires doivent s’associer pour acheter un accès! Inacceptable!

Et… et puis, les maisons d’édition et les bibliothèques s’y retrouveraient: moins d’abonnements aux revues pour les unes et les autres, donc plus d’argent pour celles-ci pour acheter plus de livres publiés par celles-là.  Enfin des bibliothèques bien achalandées, avec des monographies en masse!

Le libre accès à l’information, les logiciels libres: et si c’était ça, une forme de démocratie dont la recherche, libre elle aussi, est bien une composante essentielle ? Et si c’était un des axes par lesquels réformer la recherche ? Oui, pourquoi pas ?

 

Si d’aventure vous vous intéressez à ces questions d’accès libre ou de logiciel libre pour les sciences humaines et de la société, n’hésitez pas à me contacter! Plus on est de fous…

Aimer Rome

Il y a un an, une amie romaine, Chiara, m’envoyait un courrier électronique pour me raconter la grande panne d’électricité qui avait surpris les Romains au cours de la « nuit blanche » organisée ce jour-là (je songe à cet évènement, parce que les Romains ont mis en place une notte bianca qui s’est tenue samedi passé -sans panne, cette fois!). Chiara avait donc vécu, en 2003, cette coupure d’électricité en pleine nuit. Il pleuvait et elle avait du rentrer chez elle à pied. Mais la phrase clé de son message, c’était: « j’ai pu percevoir la ville médiévale avec ses ruelles plus noires que l’infer »… Chiara parle fort bien français, avec un extraordinaire accent chantant, adorable. Sa phrase dit mieux que toute autre l’extraordinaire expérience qu’elle a vécu et notre amour partagé de Rome.

Rome. Ce n’est pas une ville, ce n’est pas une capitale, ce n’est pas un lieu, ce n’est pas définissable. Rome est vivante. Je suis tombé amoureux de Rome il y a quelques années, lors d’une table ronde qui se déroulait à l’École française, place Navone. C’était la première fois que je revenais là depuis un voyage de fin d’études secondaires en 1985. Il y a près de vingt ans, j’avais aimé l’Italie mais je n’avais pas tout compris, j’étais encore enfant. Là, il y a trois ans, j’y revenais libre, heureux, je venais d’entrer au CNRS. C’est bien difficile d’imaginer le plaisir éprouvé lorsqu’on arrive à Rome comme historien, comme médiéviste. J’y suis revenu chaque année et chaque année je l’aime toujours plus fort.

Rome est Histoire, elle sourd de toutes les rues, de toutes les places, de la moindre fontaine, elle se lit dans les visages des Romains, elle se hume dans les odeurs de rue, elle se contemple aux frontons des palais et des églises, elle se vit nuit et jour, dans le bruissement des hommes et des femmes, dans la chaleur moite qui fait se confondre les corps et l’air presqu’embaumé. Le contact avec Rome est physique, sensuel. Rome vit depuis deux mille ans; c’est un corps jeune, qu’on arpente langoureusement, avec la douceur de l’amour. On ne peut connaître Rome, au sens biblique du terme, que si on sent cette vie qui coule dans ses rues et ses murs, un sang noble et vieux. Cette vie, ce sang, c’est celui des romains, millions d’âmes dont la ville est faite depuis plus de deux millénaires et qui imprègnent ses murs, sa lumière, son air. Jamais je n’ai été plus proche de ces millions d’hommes dont la re-naissance est ma mission.

A parler de Rome comme cela, à me remémorer ces journées brûlantes, ces ravissements au détour des rues et des ruelles, ces repas de rien et de Frascati au creux d’une ou l’autre trattoria, loin du monde, de ces heures à aimer la vie autour d’une table sur la place Farnèse, sur une terrasse… à me souvenir de ces nuits de juin ou de juillet, lourdes et sombres, où aucune rue noire ne ressemble à une autre, où les lumières et les hommes jouent ensemble, où le Tibre glisse comme au creux des mains, étroite lame d’argent, toute effilée, qui arrache l’âme du corps… à revoir ce monde fait de chair, de chaleur, d’eau et de pierre lissée par les ans, j’ai la gorge nouée et les larmes au bord des yeux. J’ai toujours envie de Rome.

Si l’enfer, c’est Rome, alors, je veux bien y brûler.

Alcuineries

Alcuin, célèbre conseiller de Charlemagne (né vers 735-mort en 804) a laissé une belle correspondance, dans un latin encore bien torché (un de ces jours, je vous parlerai du soi-disant latin puant du Moyen Âge, on rira bien, je me ferai des amis parmi les spécialistes de l’antiquité dite classique). Au cours d’un grand colloque sur Alcuin qui s’est tenu en mars de cette année, une historienne (A. Gautier) a relevé quelques considérations du grand savant carolingien à propos des vinomanes et des biérophiles. Alcuin condamne ainsi ses compatriotes anglais buveurs de bière, qu’il juge « païenne et populaire », tandis que la consommation de vin est associée à une bonne et belle pratique, qui est l’apanage des communautés de clercs cultivés. Pour traduire grossièrement en langage actuel, boire de la bière, pour Alcuin, c’est beauf’. Pour faire hype (ou ce que vous voulez qui signifie le contraire de beauf’), faut descendre du pinard.

C’est un point de vue intéressant, mais contestable. Cependant, si on a déjà goûté à l’eau de vaisselle servie chez les Grands-Bretons sous le nom de « bière », on comprend mieux la condamnation sans appel d’Alcuin. Il n’avait probablement goûté ni Orval ni Chimay ni Rochefort avant d’écrire cette lettre. Sinon, il aurait nuancé son propos.

(en hommage à la belgitude guybrushienne qui vient de s’auréoler de gloire)

humilités et dates de péremption

Ben crotte, je revois ce que j’ai écrit hier et je me rends compte que j’étais vraiment fatigué. C’est là que tout mon orgueil transparaît, c’est plutôt gênant: voyez-vous, ce déballage des compliments qu’on m’a balancés n’avait pas à se trouver là, repris sous ma plume (mon clavier, hinhinhin, je sais, c’est un peu facile!). J’en suis très gêné. Voyez-vous, je reste convaincu que nos travaux, qu’ils soient d’historiens, de littérateurs, de philologues, de sociologues, d’anthropologues… mais aussi d’artistes (peintres, dessinateurs, illustrateurs, photographes…), gagnent à être présentés avec la plus grande humilité. J’irai plus loin: on doit en être convaincu. Pour une simple raison: chacun de nous doit et peut, tout moment de son parcours, s’améliorer, évoluer. Et pour évoluer, il faut s’évaluer. Certes croire en soi, se donner des petits satisfecits, mais aussi garder la mesure de ses défauts, du chemin à parcourir, pour continuer à travailler et surtout se travailler.

Dans nos disciplines, cette amélioration continue fait en sorte que nous arrivons à la plénitude de notre art (car, merde, c’en est un – une science, certes, mais surtout un art) à 55-60 ans, parfois un peu plus tôt, parfois un peu plus tard… Les grands historiens publient leurs oeuvres essentielles à cet âge. Pour les autres -les geeks professionnels, les boutonneux des sciences dures, les militaires, les ingénieurs, les médecins…- la date de péremption est, à mon avis, dans l’état actuel des choses et sauf exception, assez rapprochée, plus ou moins 30-40 ans selon les cas (là aussi, selon le degré de compétence, mais avec une vision inversée ici, parfois plus tôt, parfois plus tard!)…

Etre convaincu de cela est à la fois très satisfaisant et très contraignant: on ne peut pas s’arrêter sur le bord de la route, tout content du parcours passé, et de se dire que ça suffit -ou alors, si on le fait, on arrête tout et on devient fonctionnaire, on « fonctionne » en ronronnant. C’est un choix et ce n’est pas le mien. Ca me gêne donc d’autant plus d’avoir déballé ces guimauves hier. Mais je les laisse, c’est aussi tout le sel et le sucre de ces pages-ci, de donner des instantanés -ce blog n’est pas un tout construit d’avance, ce n’est pas un livre…

Mais vous, lezamis, que pensez-vous de la tournure qu’a pris ce blog ? Pratiquement deux mois après son ouverture, j’aimerais que vous me disiez franchement, même en deux mots, ce que vous en pensez… Si ce n’est pas un livre, c’est quand même de l’écrit rédigé pour être lu. Et ici aussi, je voudrais m’améliorer… Dites-moi tout!

 

y croire

Mon labo accueille aujourd’hui une vingtaine d’étudiants de Normale sup’ en visite. Je me charge de leur présenter l’équipe et nos travaux. Ils viennent voir ce qu’on fait, comprendre pourquoi et comment on travaille. Ce sont pour la plupart des « première année ». Qu’ils sont jeunes! Je leur ai fait l’article, je leur ai expliqué pourquoi il faut croire à ce que nous faisons. Pourquoi faire de la diplomatique, pourquoi étudier ces archives pouilleuses du Moyen Âge… J’adore ces moments où je suis prédicateur, où je vis ma passion d’historien. Ca va d’autant mieux que j’ai peu dormi, comme c’est le cas aujourd’hui (4 heures): je vais chercher toutes mes forces, je me laisse glisser dans une douce transe. Je me laisse emporter par l’extase, l’ivresse de mon prêche. Je parle sans arrêt, je bouge, je joue, je change de ton. Il faut convaincre, il faut faire aimer ce que j’aime. J’adore ça.

Et ça marche: je le vois à leurs yeux et à leur sourire, pour un grand nombre d’entre-eux. Mission accomplie. Je dormirai bien cette nuit. Peut-être devrais-je enseigner davantage… Au sortir de la deuxième séance, le professeur qui les accompagne m’a dit quelques mots qui m’ont fait grand’plaisir. Elle m’a comparé à un de mes grands maitres en diplomatique, pour mon enthousiasme capable, je cite, « de faire aimer les choses les plus complexes »  (traduire: les plus chiantes). C’est un des plus beaux compliments qu’on m’ait faits cette semaine, avec celui d’un autre grand ami et grand historien qui m’a envoyé un courrier électronique il y a deux jours: « deux mots seulement, pour te dire que je me suis relancé dans le lecture de ton livre… et que c’est épatant ». Cette semaine, je suis encore plus heureux que d’habitude.

Je sais, ça fait un peu guimauve, mais j’y crois et ça déborde…

schizophrénie bloguesque

Ah, bon, ben, on va faire comme tout le monde, je vais parler un peu de MOI.

Etonnante constatation: dans les commentaires que j’écris ici ou là dans les vénérés et vénérables blogs des AUTRES, je déconne beaucoup plus que sur ce blog.

Comme si ICI, ça devait être sérieux. Pourtant je ne pense pas me prendre au sérieux. Enfin, pas tout le temps. Mais un peu quand même. Enfin, chais pas.

L’est un peu schizo, c’type-là.

bandes dessinées… évolutions, révolutions

Ce samedi, je suis passé au festival « BD en rue » à Orléans. Ca faisait bien longtemps que je n’en avais visité un. J’y ai rencontré la remarquablissime Cha (qui a d’ailleurs déjà commenté ce festival dans son Blog). J’y ai pris beaucoup de plaisir à y retrouver une ambiance extraordinaire, qui me reprend dans chaque librairie à bédés et aussi, évidemment, dans chaque bédé. Difficile à décrire, ça remonte aux temps bénis où je ne vivais que de bédés, avant que je ne sois avalé par l’Histoire. L’impression de toucher à des rêves vrais. Depuis plus de trente ans!

Ce qui m’a le plus étonné, c’est l’évolution qu’a connu le genre « bandes dessinées », perceptible dans un petit festival comme celui-là. Je connais bien les documents que laissent les hommes derrière eux – c’est comme qui dirait mon métier, l’étude des documents du passé (particulièrement du Moyen Âge). La bd, c’est le seul genre littéraire que je connaisse (enfin, il me semble, corrigez-moi si nécessaire) qui soit né expressément pour les enfants (du moins en Europe, dans les années ’20-30′ ?), ait été « calibré » pour eux, considéré comme « sous-littérature » jusqu’à ce que les enfants de ces années-là, qui s’en étaient abreuvé, l’aient élevé au rang de littérature et débarassé de son étiquette péjorative. Toutes époques confondues, pour l’Europe du moins, c’est le seul genre qui ait évolué en même temps que ses lecteurs, en quelques décennies, qui ait en quelque sorte « grandi » avec eux! C’est ainsi que je me suis rendu compte que, le public ayant changé, c’est presque toute la bande dessinée qui est devenue « adulte », pas dans le sens infâmant des années ’80-’90 où on parlait volontiers de bd « adulte » par rapport à la bd « enfant »… (même si la distinction reste encore en usage). Mais, à l’heure actuelle -qu’on m’arrête si je me trompe- presque toute bd digne de ce nom (je ne parle pas des productions commerciales à la chaîne) peut être lue par un adulte sans qu’il en éprouve une quelconque gêne, l’impression de s’ennuyer en lisant un récit infantilisant… Evolution, révolution du genre qui a acquis plus que ses lettres de noblesse: le seul genre littéraire à avoir connu une évolution aussi rapide et aussi fondamentale!

Cela rend le genre « bande dessinée » encore plus fascinant, encore plus vivant. Et j’admire d’autant plus les dessinateurs qui, mus par leur sensibilité, créent ce mouvement autant qu’ils sont emportés par lui.