Les mangeurs

Le sacre de certain politique, aujourd’hui, m’a fait relire Victor Hugo.
« Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
Bien aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.
Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
Ils nous mangent. Quel est leur droit ? Le droit divin.
[…]
Chez eux, le plus puissant est souvent le plus mince;
Ils ont le coeur des rocs et la dent des lions;
Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,
De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.
S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire;
La guerre leur en verse, il leur faut, s’ils ont faim,
Beaucoup de nations à dévorer.
                                                           Enfin,
Revanche! Les mangeurs sont mangés, ô mystère!
– Comme c’est bon, les rois! disent les vers de terre.
                        Victor Hugo, La légende des siècles: les mangeurs.
« si quis habet aures audiendi audiat » (Marc, 7, 16).

Belgique, terre d’aventures

Ce que j’aime, chez mes compatriotes du plat pays, c’est qu’ils ont des idées qui, elles, ne sont pas plates.  De petits traits de folie, qui confinent au ridicule, ou plutôt à l’efficace, car « ridicule » n’est pas belge. Le belge n’a pas peur de s’engager en jouant des coudes. Le pays est petit mais il se sent assez grand -c’est l’héritage des grandeurs et des richesses passées du comté de Flandre, du duché de Brabant, de la principauté de Liège … Le ministre des affaires étrangères belges n’a-t-il pas fait la nique à Georges Doubeljou lors de l’invasion de l’Irak, côte à côte avec son homologue français ? La Belgique est un petit pays mais qui saute sur place pour être à la taille des grands. Ca fait un peu con, mais ça marche.

Je parlais donc d’idée belge. Il y a peu, une petite note de mon cru vous expliquait comment le parti d’extrême droite flamand, le « Vlaams Blok », avait été interdit, avait dû se saborder et renaître sous le nom de « Vlaams Belang ». C’était sans compter sur l’esprit frondeur et dégourdi des syndicalistes wallons, liégeois qui plus est, qui ont tout simplement créé une association loi 1901 (appelée ASBL en Belgique) pour lutter contre l’extrême droite, sous le nom de… « Vlaams Belang », déposé (je ne sais où, mais ça semble déposé…) quelques jours avant les noirs flamands! Et le « Vlaams Belang » démocratique envisagerait de déposer une plainte contre son homonyme flamand : « Les quatre fondateurs de l’asbl liégeoise, tous membres de la FGTB Liège-Huy-Waremme, estiment que la nouvelle dénomination du Vlaams Blok porte un sérieux préjudice à leur association dont les objectifs sont précisément la lutte contre l’extrême droite ».

Mais où vont-ils chercher tout ça!?

La condition (in)humaine

Au cours d’une promenade, visite et/ou découverte de quelques blogs. Souffrances, encore. Mais le choc des confrontations dans l’éther ne rend que trop l’absurdité de notre condition humaine, trop humaine. D’un côté, une historienne américaine qui fond en larmes virtuelles en racontant longuement comment, souffrant d’une maladie mortelle, son chien est condamné. De l’autre, à quelques milliers de kilomètres de là, la mort qui frappe à coups redoublés à Fallujah: hommes, femmes, enfants, au nom de la liberté et de la foi. D’une côté, une femme qui pleure ce chien qu’elle considère comme son enfant… de l’autre, ces parents qui pleurent leurs enfants. Rien à ajouter, à chacun de se faire sa religion.

défonce

Certains se shootent au Nutella (c’est chez Kek), d’autres se défoncent dans l’exégèse de la Constitution européenne selon les quatre sens de l’ Ecriture de notre Sainte Mère la République laïque une et indivisible, d’autres encore (voir au 22 nov.) tentent de s’épanouir dans les joies de la gastronomie arrosée (hélas vertement réprimée par la maréchaussée et moralement réprouvée par une batterie de commentateurs buveurs d’eau minérale, comme dirait le capitaine Haddock). Certains s’abandonnent à la grande musique, ou encore s’adonnent aux joies des mots d’esprit. Moi, je suis en manque de parchemin ou de vieux papelard poussiéreux du quatorzième ou du quinzième (je parle de siècle, je précise pour les Parisiens qui me lisent). Ah, un pouilleux pouillé ou un crasseux censier! Ah, avoir les doigts tout noirs et tout collants après avoir trituré dans tous les sens une charte illisible! Là, ça fait trop longtemps que je ne me suis livré à ma perversion favorite. Je suis frustré. Il est temps que je me prenne quelques jours de détente dans un dépôt d’archives.

Des avantages et des inconvénients de l’auberge espagnole

Les mutations qui secouent les différents petits ou grands théatres de la connaissance ou du savoir continuent à me surprendre et à me fasciner. Au détour du blog d’une jeune historienne norvégienne, Kristine Brorson, en « postgraduate » à l’université de St. Andrews (G.-B), je découvre un site américain étonnant qui se réclame de la même philosophie que Wikipedia (à laquelle je ne voue pas une admiration éperdue -voir mes commentaires ici…) . Intitulé Open source historiography, l’entreprise veut permettre à à tout un chacun de contribuer à rassembler des données dites « publiées » et « historiques » (published historical records) sur des thématiques ponctuelles, sur le serveur du site, en accès libre. Les objectifs, qui célèbrent l’esprit communautaire du web, sont teintés de principes fleurant l’Amérique libre et prospère mais avec des accents qui sont tout sauf « scientifiques »: il ne s’agit pas de rassembler de la documentation avec des objectifs critiques, mais de tenter de soustraire le control of the production and distribution of information de l’horrible exclusive grip of large media conglomerates. Pour dire les choses de façon bien alter-américaine, this collaborative « open-content » model is politically and economically significant because it enables grassroots efforts to compete on a near equal footing with private industry while contributing to and enriching the intellectual commons.

Cela consiste en une accumulation de données diverses réunies uniquement sur le web, sur le modèle et avec l’aide de Paul Thompson qui s’est lancé, après le 11 septembre, dans une grande collecte d’informations sur le web principalement, afin de tracer des lignes du temps précises, pour tenter de mieux comprendre ce qui s’est passé. Paul Thompson n’est pas historien, c’est un de ces citoyens engagés aux angoisses quasi-révisionnistes et aux révélations parfois sensationnalistes (à la Thierry Meyssian, si vous voyez ce que je veux dire… ). Sur ce modèle, sur ce site, d’autres américains tentent de réunir de l’information sur des thématiques resserrées: le souci environnemental de l’administration de Doubeljou Bush (Thompson est un militant environnementaliste), le traitement des prisonniers en Irak, Afganistan et « ailleurs », la décision d’envahir l’Irak, les interventions (militaires et de politique étrangère) américaines (ces dernières années), la déposition de Jean-Bertrand Aristide…Chaque fois, au fil d' »enquêtes » pleines de bonnes intentions, on trouve des lignes du temps, des micro-notices (qui se limitent à quelques links, le plus souvent) sur les différentes acteurs impliqués (
entities
)…

Mais aucun travail d’historien au sens strict.

Kristine Brorson, qui contextualise avec beaucoup de finesse sociologique la naissance de cette nouvelle façon de rassembler les informations de nature politico-historique, propose « open source archivism » plutôt qu' »open source historiography » pour la qualifier, dans la mesure où, ici, aucune théorisation de la recherche ne sous-tend leur démarche, aucune réflexion initiale, aucune réflexion d’historien (ni même d’historien « amateur », soyons clairs: il y a des autodidactes de qualité, comme l’étonnant et étrange destin de Philippe Ariès): ici, c’est juste un souci de « collectionneur ». Hélas, le terme « open source archivism » ne me semble pas plus heureux: ce Center for Cooperative Research ne promeut en aucun cas ni l’esprit critique ni l’esprit archivistique, pas plus dans les quelques lignes d’introduction et d’explicitation de la méthode, que sur le fond dans les différents dossiers: c’est juste une accumulation de notes brévissimes, de links à des articles de journaux ou à des discours politiques. Or, le travail de l’archiviste, c’est de réunir, de classer de manière critique, de comprendre et de conserver des ensembles documentaires cohérents produits par une institution ou une personne privée dans le cadre de ses activités publiques ou privées (archives). Les objectifs que poursuivent les membres du CCR se voudraient proche de cet état d’esprit, en donnant aux chercheurs une base de données de qualité qui leur soit utile. Hélas, si l’archiviste prend une distance réelle par rapport aux ensembles documentaires cohérents qu’il traite et classe de manière exhaustive, ici, on se trouve face à des picorages documentaires épars, souvent de faible intérêt (discours connus par ailleurs, principalement des articles de journaux – tiens, reparlez-moi des horribles large media conglomerates 😉 … aucun réel document d’archive sorti de l’ombre), choisies de manière inconsciemment subjective par les « enquêteurs », sans souci de cohérence documentaire, sans critique ni de fond ni de forme. Pour moi, ce travail équivaut à celui d’une agence de presse ou d’un centre de documentation politique organisé par un parti, un syndicat ou encore une association loi 1901/ASBL avec une vocation bien particulière.

Néanmoins, la documentation rassemblée présente un réel intérêt, tout autre, selon moi: c’est là du pain béni pour un sociologue, un ethnologue, un historien de la société américaine. On voit là rassemblé sur un site la perception de grands événements politiques récents par une partie de l’opinion publique américaine, au travers de cette démarche et de leurs choix thématiques et documentaires. Soif de savoir, catharsis médiatique, révolte larvée contre le système, foi en l’omniscience virtuelle (le web permet de tout savoir), avec en toile de fond l’idée que la quête du vrai et de la vérité ne peut plus être réalisée que par le peuple at the grassroots level …?

Hélas, il ne suffit pas de publier (rendre public, sur papier ou sur le web) ses idées ou le fruit de son surf sur le web pour qu’ils acquièrent soudain une valeur ajoutée ; c’est tout l’inverse qui doit devenir notre credo et notre confiteor: seuls les textes mûris devraient être publiés. Je reste persuadé que la plupart des notes publiées sur les blogs « à succès » sont le résultat d’un vrai travail de maturation. C’est bien normal: il y a un temps de la création. Celle-ci « prend du temps », même si elle a une durée de vie éphémère.

« Médiégeeks » d’hier et d’aujourd’hui

Dès les premiers pas de l’informatique, quelques historiens pressentirent que naissait là un levier fabuleux pour aider à connaître l’homme ancien. On cite toujours Emmanuel Le Roy Ladurie et son « l’historien de demain sera programmeur ou ne sera plus », lancé en 1973,  mais on oublie quelques pionniers qui ont joint le geste à la parole. Ainsi, dès 1961, un laboratoire d’analyse statistique des langues anciennes (LASLA) naît à l’Université de Liège. Dès le départ, cette unité de recherche utilise les ressources de l’informatique universitaire balbutiante pour, à coups de cartes perforées et de gigantesques bandes magnétiques, saisir des textes anciens, antiques et médiévaux, les indexer du point de vue lexical et les analyser selon l’angle morphologique et syntaxique. Ce n’est pas un simple jeu sur le texte, mais réellement un moyen de mieux l’interpréter, mieux le comprendre, mieux le connaître. Un levier inestimable pour la philologie. Le médiéviste Léopold Genicot, de l’Université de Louvain, voisine, comprend l’importance des machines à langage binaire. Il invite un jeune liégeois, Paul Tombeur, pour fonder une unité de recherche destinée à traiter les textes médiévaux du point de vue lexical, par une saisie complète des meilleures éditions de tous ces textes, afin de permettre aux historiens d’interroger l’essentiel de la littérature latine médiévale indexée et lemmatisée: plus de 2000 oeuvres pour plus de 400 auteurs. Ce laboratoire, c’est le Centre de traitement électronique de documents ou Cetedoc (voir ici, sous ‘cetedoc’ )- depuis peu, il a migré dans la sphère de l’éditeur privé Brepols). En France, un laboratoire axé sur les recherches textuelles par le biais de l’ordinateur naît aussi à ces époques héroïques, c’est l’Atelier de recherches sur les textes médiévaux ou ARTeM, à Nancy (et ce depuis 1966, avec à l’époque, l »ancêtre de l’ARTeM : le Centre de Recherches et d’Applications Linguistiques ou C.R.A.L.), axé sur les chartes médiévales antérieures à 1120 et sur l’étude de l’oeuvre de l’encyclopédiste médiéval Vincent de Beauvais.

Plus que jamais, les médiégeeks sont sur le pont. Ce n’est pas le lieu de faire le point ici sur toutes les entreprises en la matière. Certains sites web sont là pour çà.  Mais il n’est pas mauvais de rappeler aux quelques geeks en manque de lecture pour les longues soirées d’hier que ces médiégeeks tiennent une revue électronique, en libre accès sur le web : Le Médiéviste et l’Ordinateur. Et le dernier numéro du MO, comme nous l’appelons affectueusement, vient de sortir. Il est consacré à l’édition électronique. Et il n’est pas mal du tout du tout…

La souffrance: lieu de l’histoire, non-lieu du droit ?

Le droit et l’histoire ont toujours eu partie liée, et ce dès les origines des deux disciplines: la codification des façons de vivre à des fins d’équilibre d’une société et la connaissance de ces façons de vivre dans un passé lointain et proche sont associées nécessairement. Le droit se construit sur l’histoire, l’histoire se nourrit du droit, et peut-être inversement. Dans ce sens, l’historien que je suis -et bien d’autres avec moi- trouve de quoi se rassasier sa faim dans les dossiers de nos amis avocats. Tout récemment, la lecture d’une note ‘double’ dans les blogs d’ Eolas et de veuve Tarquine m’a donné à réfléchir. Elle parlait de la souffrance des hommes et du traitement matériel de sa conséquence. La souffrance est une des principales préoccupations de l’homme: la souffrance des autres, la sienne parfois. Elle insupporte certains, elle attire d’autres, elle effraie certains, elle fascine d’autres. Du voyeurisme au misérabilisme, de Voici à Zola, il y a parfois bien peu. Mais, dans le cadre de nos métiers (le fameux Beruf), elle prête plutôt au déni, et c’est bien naturel, nul ne peut juger quiconque pour cela. Qui traite de la souffrance en elle-même ? Qui ose ? La plupart du temps, bien peu de gens. En matière de connaissance du passé, la souffrance n’est objet d’histoire qu’indirectement: ce sont les causes de la souffrance qui sont décrites, qu’il s’agisse des guerres, des épidémies, des famines, des massacres, des maltraitances, des abus, des dominations de tous ordres, des tortures – en fait, de toute forme de violence physique ou psychologique. L’histoire s’attache rarement à la vie sans accroc: si elle est « sans histoire », elle n’intéresse pas l’historien. Seuls intéressent les soubresauts de la vie, ceux-là même qui « trouent » l’histoire de leur saillant, seuls comptent ces dysfonctionnements. Ah, « dysfonctionnement » ! terme emblématique, trouant l’écran cathodique sous les mots des politiques et de la population en larmes, terme né au cours de la crise de l’affaire Dutroux, témoignant d’une vague de douleur collective sans précédent dans le petit royaume du nord: j’ai entendu le terme « dysfonctionnement » pour la première fois alors pour désigner les errements de la justice dans l’affaire des enfants disparus. Eh oui, seuls les « dysfonctionnements » intéressent l’historien, le plus souvent: il leur consacrent tout son temps. Il jette un voile pudique voire pudibond sur la douleur elle-même: déni ou incapacité d’en traiter ? Comment parler de la douleur ? Comment l’estimer historiquement ? Est-elle estimable ? Oui, sans aucun doute: la souffrance physique mais surtout psychologique existe, elle se lit dans les textes, notamment les compte rendus de procès, les récits des témoins. Difficilement quantifiable, elle est néanmoins ‘appréhensible’. C’est un objet d’Histoire. Nul ne peut nier qu’un père souffrait de voir mourir ses enfants il y a cent ou deux cents ans, mais il ne souffrait pas de la même façon que nous souffririons une telle tragédie aujourd’hui –et les conséquences psychologiques, physiques, sociales… en étaient bien différentes. Étudier la souffrance pour elle-même, pour ce qu’elle signifie, individuellement, mais aussi pour ses conséquences directes sur la vie des souffrants : voilà ce qu’il nous faut faire maintenant, comme nous l’enseignent les travaux d’Alain Corbin et, récemment aussi, quelques superbes pages d’Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Paris, 1997 (La librairie du XXe siècle), p. 15-27, « de la souffrance ». Arlette Farge: historienne fascinante, spécialiste de la société souffrante à Paris au XVIIIe s., défrichant les archives judiciaires, directrice de recherches au CNRS, Foucaldienne… elle participe d’ailleurs à une journée « Foucault » -une de plus- à la Sorbonne, le 27 novembre. Mais… ne peut-on aller plus loin ? De fait, ce que l’on peut reprocher au droit lu et mis en musique par les avocats, ce serait d’estimer la souffrance en fonction des causes de souffrance définies par les compagnies d’assurance, ou encore en fonction de cette affreuse « consolidation » définie par Eolas et  veuve Tarquine –’consolidation’, un terme étonnant… comme si l’être souffrant pouvait sortir « consolidé » de sa souffrance… Les avocats ne pourraient-ils estimer la souffrance en fonction d’elle-même, comme préjudice en soi ? Certes, il y a bien le préjudice moral… Mais son estimation semble assez erratique. Peut-être l’obstacle est-il ce rationalisme juridique dur et froid…?

Un dimanche noir, en Belgique

L’évolution de la vie politique en Belgique n’est pas une chose claire pour la plupart des Européens non-belges. Pour les Belges eux-mêmes non plus, d’ailleurs. Belge expatrié, j’ai la chance de voir les choses depuis Sirius…

Ce dimanche est un dimanche noir, un de plus, dans le petit pays d’entre-deux-mondes, coincé entre la Germanie et l’espace roman, comme en équilibre sur les barres parallèles vacillantes que constituent l’Escaut et la Meuse. Un petit pays né politiquement en 1830, mais aux fondements plus anciens d’après certain historien de qualité (mais dont la thèse est encor inédite hélas). La Belgique, découpée au petit canif en trois régions  géographiques et politiques (Wallonie, Flandre, Bruxelles-Capitale) et trois communautés politiques et linguistiques (Communauté Flamande, Française et Germanophone), se débat dans des problèmes identitaires et régionalistes époumonants. Un pays en proie, comme bon nombre de pays d’Europe, aux nationalismes exacerbés et aux éruptions extrémistes. C’est surtout la Flandre, au nord du pays, qui voit se développer en elle la gangrène noire, « surfant » sur les revendications indépendantistes, sur le retour aux « valeurs traditionnelles » et surtout sur la peur de l’Autre -comme d’habitude pour ces mouvements. Un politologue, un sociologue diraient les choses bien mieux que moi, je sais que mon approche est schématique, que les spécialistes et les Belges qui me lisent m’en excusent.

Le parti d’extrême-droite flamand s’appelait le Vlaams Blok (« bloc flamand »), son slogan était « België barst » : « que la Belgique crève » ou encore « Eigen volk eerst »: « notre propre peuple d’abord ». Bien implanté dans les grandes villes cosmopolites de Flandre -Anvers notamment, mais aussi Gand-, il tenta et réussit parfois à en prendre le contrôle. Toujours rejeté par les partis démocratiques au nom d’un « cordon sanitaire », il essaya de se rendre indispensable auprès des autres partis flamands démocratiques, en proposant, comme en France, des alliances « contre nature ». Pour un court historique instructif sur ce parti, son programme et ses inspirations, voir ce petit article très clair. J’écris au passé, parce que ce parti vient d’être condamné comme parti raciste par la Cour de cassation confirmant l’arrêt de la Cour d’appel de Gand. Malheureusement, phénix maudit renaissant de ses cendres nauséabondes, il a été « refondé » ce dimanche sous le nom évocateur de « Vlaams Belang » : « l’intérêt/importance flamand(e) ». Rien de changé, hélas… Un tour sur leur nouveau site donne tout de suite le ton (le ton flamand s’entend, désolé pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue de là-bas…) : l’indépendance flamande; la très forte méfiance vis-à-vis de l’Europe; l’insistance sur le « droit du sol » (et donc refus de l’entrée de la Turquie dans l’Europe); l’inconciliabilité de l’identité flamande avec le multiculturalisme; la mise en place d’une politique répressive vis-à-vis des étrangers qui ne s’adaptent pas et, pour les étrangers criminels ou en situation illégale, le rapatriement d’office et immédiat; le droit de vote réservé évidemment (« vanzelfsprekend »: cela va de soi…) aux citoyens; la reprise en main du droit et de l’ordre (« Recht en orde » -termes qui font froid dans le dos…) via l’application d’une forte répression de la criminalité et de la tolérance zéro (« een zo krachtdadig mogelijk toegepaste nultolerantie ») ; sans oublier un peu de démagogie avec la promesse d’une pression fiscale la plus basse possible (« de laagst mogelijke fiscale druk »), l’importance de la solidarité ; enfin, l’insistance sur l’importance de la famille traditionnelle (« het traditionele gezin »), fondé sur le mariage d’une femme et d’un homme…

Edifiant. La peste noire se répand…

 

La lumière du vendredi après-midi

Depuis deux bonnes heures, K est « maître en histoire » avec la mention très bien, 18/20 pour son mémoire de maîtrise. J’étais dans son jury. Cela fait partie des petites et des grandes satisfactions de cette semaine longue et lourde. Un travail d’une rare qualité, d’une maturité certaine, plein de finesse. Lumineux, brillant même. Une vraie exploitation des sources, un usage original des archives et des textes. Des idées, un bon plan, un fil conducteur, aucun « copier-coller »: assez rare pour être admiré. Un style personnel, une réflexion, une audace, une originalité: face au prêt-à-porter de l’écriture formatée « sujet-verbe-complément » et ses 300 mots de vocabulaire, telle que j’en lis des dizaines de pages tous les jours, ça pèse son poids. K a mérité sa note. Proficiat.

J’espère que K fera son chemin. Il va y avoir du sport: affronter les tigres de la capitale et les produits de ses usines à diplômes, ce n’est pas facile quand on sort d’une fac de province. Mais c’est peut-être un atout, aussi. Je lui souhaite toute cette chance que j’ai eue.

« D’une obscure passion à une douce schizophrénie »

Les choses reprennent leur cours et c’est bien ainsi. Le problème « révisionniste » est derrière moi. J’ai repris le cours de mes recherches de médiéviste. Personne n’imagine le plaisir qui m’envahit, ce petit frémissement d’échine à l’idée de me retrouver, bientôt, devant des documents anciens, dans un dépôt d’archives, ou face à des monceaux de livres à la BNF ou aux Chartes, ou encore dans mon laboratoire… Ivresse de la recherche.

Si je ne pouvais aimer ce métier comme je le fais, combien serais-je malheureux! Mais les choses n’en sont pas nécessairement simplifiées. C’est jour et nuit que je vis habité par cette passion d’historien. Elle m’accompagne partout, elle m’habite. Mes lectures sérieuses et moins sérieuses en sont imprégnées; je regarde tout film avec un oeil très critique… Quand je bois un verre de Côte du Rhône, je pense aux convois de vin qui pénètrent dans le palais des Papes d’Avignon en plein XIVe s. C’est comme un programme qui tournerait en toile de fond, en continu, une sorte de google desktop search (mais, à ce propos, je suggère plutôt l’équivalent gratuit et redoutablement efficace par Copernic, sur les conseils de mon webmestre favori ;-)).

Je prends plaisir (encore du plaisir!) à citer ici Maurice Godelier, anthropologue renommé, qui vient de publier un ouvrage sur les métamorphoses de la parenté, enquête anthropologique à la suite, avec et à l’encontre de Levi-Strauss et de Jack Goody. Dans une petite revue de « littérature grise », à diffusion restreinte, sur papier, la Lettre du département des Sciences de l’Homme et de la Société du CNRS, n° 58 d’avril 2000, Maurice Godelier donne son point de vue sur « le métier de chercheur » en sciences de l’homme et de la société (p. 12-18). Il y explique avec une rare pertinence ce qu’est, pour lui, le métier de chercheur. Il termine avec ces lignes: « […] comme les artistes, les chercheurs sont schizophrènes. Tandis qu’ils regardent leurs enfants jouer et en sont heureux, ils continuent à essayer dans leur tête de résoudre les problèmes qui les hantent, reconstituer la logique d’événements historiques complexes, ou celle du fonctionnement de rapports sociaux compliqués qu’ils passent chaque jour de la semaine à analyser. En cela, ils sont comme les physiciens qui retournent le dimanche dans leur labo pour continuer leurs manips. Picasso qui peignait des tableaux douze heures par jour et chaque jour faisait de même. Peindre pour lui n’était pas exercer « un métier », mais satisfaction d’une passion. Et la passion dédouble, divise chaque instant de la vie quotidienne. Finalement c’est par là que la science et l’art se rejoignent dans le dédoublement qu’ils exigent de chacun ».

Je me sens moins seul, tout d’un coup…