« Le temps de la réconciliation »

Je vous laisse ici pour quelques jours. Dès demain, je rejoins les brumes des terres ancestrales. J’espère pouvoir faire quelque promenade dans les champs de Hesbaye, où l’air à l’odeur de la glèbe lourde, où la ligne d’horizon est coupée au soc de charrue, où je sens, posées sur mes épaules, les mains des anciens.

Des « histoires vraies »

Ce lundi, dans le train me ramenant de Paris à certaine cité coincée entre la Beauce et la Sologne, alors que je démolissais ma dentition sur un affreux jambon-fromage acheté en gare d’Austerlitz, dans un de ces petites compartiments désuets dont la SNCF a le secret, je fus le témoin d’une scène perturbante à plus d’un titre.
Une mère à la quarantaine sémillante et sa fille pubère, piaillante, braillante. Déjà, j’étais inquiet: la mère et la fille écoutaient, sur le lecteur portable de cd maternel, un disque de Seal et un autre de musiques de séries « soaps ». Mais le plus terrible vint quand la mère, pleine de bonnes intentions, proposa un peu de lecture à sa moutarde, au sourire barré par le traditionnel appareil dentaire et aux yeux en billes de loto enfermés dans des montures de lunette faites main par l’opticien d’Issigny-sur-Gambette. La bonne femme sortit un petit rectangle de papier, un livre, format poche, écorné à force d’avoir été lu à haute voix à la veillée, supposé-je. La couverture, chamarrée, augurait de lectures palpitantes. Le nom de l’auteur prenait la moitié de la face du petit octavo: Bellemare. Maternellement, elle poussa l’ouvrage vers sa fille: « tu veux lire ? » -« c’est quoi » -« des histoires vraies ».
Des histoires vraies. Tout était dit. Il faut les lire, ce sont des histoires vraies, elles se sont vraiment passées. Mais qu’est-ce que le vrai ? Tout est un peu vrai. Le regard que nous portons sur l’actualité, la politique… même s’il est déformé, c’est le nôtre, c’est notre vérité. Evidemment, il y a les faits et la véracité essentielle de ceux-ci: s’ils ont vraiment eu lieu, et comment -c’est le rôle de l’historien de le déterminer, pour les choses du passé: « wie es eigentlich gewesen ist ». Mais sous l’angle des regards différenciés, tout avis est porteur de sa propre vérité. Même dans le passé. C’est juste une autre forme du « vrai ».
A ne pas confondre, comme on le fait trop souvent, avec l’authentification au sens « diplomatique ». Juppé reconnaît qu’il tient un blog, il l’authentifie. Ce n’est pas pour cela que tout ce qu’il y dit est parole d’évangile. « Ce n’est pas parce qu’on étale son état civil qu’on n’est pas un escroc racontant des salades« . Qu’un document soit ou non authentique, qu’il soit de la plume de Nick Nolte ou de Bertje Van Brollekop, n’empêche pas que son propos puisse contenir sa part de vérités ou de faussetés, de faits avérés ou de manipulations conscientes ou inconscientes.
On peut donc se poser la question du poids de l’argument de véracité-authenticité sur nos pauvres têtes. La télé-réalité n’est qu’un des avatars de l’obsession du « vrai-pour-rêver ». Comme si nous ne pouvions pas assez rêver avec de la fiction avouée. Comme s’il fallait sentir sur notre visage le crachin du vécu, comme si le rêve se vivait mieux sous la forme froide et anguleuse de la « réalité vraie ». Qu’importe que les récits soient bien de Bellemare, ce qui compte, c’est qu’ils aient toutes les apparences du vrai! Faut-il en déduire que nous ne pouvons plus rêver qu’en mode « hyperréaliste », en bons SIMS ? Ah, je ne sais pas vraiment, je ne pense pas que la cause soit entendue.
La jeune demoiselle eut alors une réponse dont je ne sais si elle me ravit ou m’horrifia davantage: « j’aime pas lire ». J’ose espérer qu’elle lira au moins le prochain Harry Potter.

Dove va l’Italia…?

Elle s’enfuit, elle disparaît en minces volutes, « mon » Italie. Comment imaginer prendre une grappa dans un bar de la piazza Navona qui ne soit pas enfumé ? Comment envisager un repas dans un petit restaurant du Trastevere sans terminer par une ou deux bonnes Lucky Strike ?
J’ai abandonné la cigarette depuis quelques années déjà, pour des tas de bonnes et de mauvaises raisons -sauf pendant mes séjours romains, où elle fait partie du décor. Rome sans cigarette, c’est comme un manuscrit qu’on ne peut toucher qu’avec des gants
Et pourtant, l’Italie elle-même se met au diapason des pays « civilisés » où le tabac est hors-la-loi. Le 10 janvier 2005, fumer dans les lieux publics y sera sévèrement réprimé. Il y a des moments où le « progrès », tout bénéfique qu’il soit pour la santé, m’ennuie.

Du positivisme historique à la critique des blogs

Ces derniers temps, comme en écho à ma note sur les « forgeries » et à des discussions ‘en privé’ et de grand intérêt avec Oldcola, je me pose des questions sur la critique historique et les blogs.  De plus en plus, les blogs individuels, à vocation soi-disant d’information, se multiplient en récupérant des données (dans d’autres blogs souvent), en les recopiant et en les transmettant telles quelles.
M’étant plongé dans la lecture d’un vieux manuel de la discipline historique de la fin du XIXe s., l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos, paru en 1898 -un vieux livre tombé dans l’oubli et le mépris-, je ne résiste pas au plaisir de vous en livrer quelques lignes.

« La tendance spontanée de l’homme est d’ajouter foi aux affirmations et de les reproduire, sans même les distinguer nettement de ses propres observations. Dans la vie de tous les jours, n’acceptons-nous pas indifféremment, sans vérification d’aucune sorte, des on-dit, des renseignements anonymes et sans garantie, toutes sortes de « documents » de médiocre ou de mauvais aloi ? Il faut une raison spéciale pour prendre la peine d’examiner la provenance et la valeur d’un document sur l’histoire d’hier; autrement, s’il n’est pas invraisemblable jusqu’au scandale, et tant qu’il n’est pas contredit, nous l’absorbons, nous nous y tenons, nous le colportons, en l’embellissant au besoin. Tout homme sincère reconnaîtra qu’un violent effort est nécessaire pour secouer l’ignavia critica, cette forme si répandue de lâcheté intellectuelle; que cet effort doit être constamment répété, et qu’il s’accompagne souvent d’une véritable souffrance ».

Ne pensez-vous pas que cela s’applique pas mal à un grand nombre de blogs qui propagent des informations ?
Au delà du distingo faux-vrai (qui doit d’ailleurs être constamment affiné), c’est bien une question de critique qui est en jeu. Eh eh, Oldcola (encore lui) n’a pas tort: il fait réfléchir, le pavé jeté dans la mare par Luc Fayard. Prenons du recul.

Duby l’enchanteur

Aujourd’hui, j’ai envie de vous faire aimer les archives, Georges Duby, l’histoire.

C’est un livre, écrit par mon maître Duby -je me permets de l’appeler comme tel même si je ne l’ai jamais rencontré autrement que dans ses textes et au travers de ses photos où ses yeux me percent de part en part. C’est
L’Histoire continue
. Une sorte de parcours initiatique, son parcours, raconté merveilleusement, comme toujours. C’est mon bréviaire. Lorsqu’un jour, il y a bien longtemps, torturé, hésitant entre continuer dans la voie rocailleuse vers la recherche en histoire et choisir de confortables études de droit, j’ai acheté L’Histoire continue qui venait de sortir des presses. Je l’ai lu sur les bancs de la fac de droit, pendant que le prof de droit constitutionnel pérorait sans fin devant un aréopage de « sapins » convaincus (les « sapins »: c’est comme ça que les étudiants des autres facs appelaient les étudiants en droit, toujours vêtus d’austères lodens verts ou de fringues sinistres). A la fin de l’heure de cours, je suis sorti de l’auditoire en courant. Je savais. Je serais historien. Et je suis historien. Je dois beaucoup à Georges Duby.

Voici mes lignes préférées (p. 35-36), l’action se passe dans la salle de lecture d’un dépôt d’archives :

« J’étais seul. J’avais enfin obtenu qu’on apportât sur une table un carton. Je l’ouvrais. Qu’allait-il sortir de cette boîte ? J’en tirais une première liasse. Je la délaçais, je glissais ma main parmi les pièces de parchemin. Prenant l’une d’elles, je la dépliais, et tout ceci n’allait pas sans quelque jouissance: ces peaux souvent sont au toucher d’une tendresse exquise. S’ajoute l’impression de s’introduire dans un lieu réservé, secret. De ces feuillets, défroissés, répandus, il semble que s’exhale dans le silence le parfum de vies depuis longtemps éteintes. C’est vrai que la présence demeure forte de l’homme qui, huit cents ans plus tôt, s’est saisi d’une plume d’oie, l’a trempée dans l’encre, a commencé d’aligner les lettres, posément, comme on grave une inscription pour l’éternité, et le texte est là, devant soi, dans sa pleine fraîcheur. Qui donc, depuis lors, a jeté les yeux sur ces mots ? Quatre, cinq personnes tout au plus. Happy few.  Autre plaisir, excitant celui-ci, le plaisir du déchiffrement, qui n’est, en fait, qu’un jeu de patience. Au bout de l’après-midi, une poignée de données, légère. Mais elles appartiennent à vous seul, qui avez su les débusquer, et la chasse a compté beaucoup plus que le gibier. L’historien se trouve-t-il jamais plus près de la réalité concrète, de cette vérité qu’il brûle d’atteindre et qui toujours lui échappe, que tenant devant lui, scrutant de ses yeux, ces débris d’écriture venus du fond des âges, comme les épaves surnageant d’un complet naufrage, ces objets, couverts de signes, que l’on peut toucher, flairer, regarder à la loupe, qu’il nomme, dans son jargon, des sources ».

Maintenant, vous savez beaucoup de moi.

Nuits sombres et froides de décembre

Juste pour vous convier à lire cette magnifique note consacrée à la beauté d’un texte d’Ovide… condamné à l’exil, il se souvient de la nuit durant laquelle il dut quitter Rome, son aimée et sa famille. Il dit sa tristesse et son attachement en quelques mots latins.
Cum subit illius tristissima noctis imago,      quae mihi supremum tempus in urbe fuit, cum repeto noctem, qua tot mihi cara reliqui,      labitur ex oculis nunc quoque gutta meis.

[…]

uxor amans flentem flens acrius ipsa tenebat,      imbre per indignas usque cadente genas.

Quand il me revient à l’esprit la très triste vision de cette nuit

qui fut pour moi celle de mes derniers instants à Rome

quand je me rappelle cette nuit où je quittai tout ce qui m’est si cher

tombent encore alors de mes yeux des larmes

[…]

ma femme me serrait, pleurant, elle pleurait
une pluie de larmes roulait sur ses joues innocentes.
Ma traduction, assez libre, est bien moins exacte, à coup sûr, que celle de nos amis italiens.
Mais c’est le latin qui est beau. Ne le lisez pas, dites-le. A voix haute. C’est une chanson d’amour et d’adieu, pour bercer les anges et apaiser les angéliques.

Perceptions du passé

Étrange sensation pour un européen de voir les traces archéologiques de ce que les archéologues pensent être un fort espagnol du XVIe s. dans les Appalaches. Pour nous, c’est assez banal, somme toute: des traces du XVIe s. On en trouve des lambeaux ici ou là dans chaque ville. Vous passez probablement tous les jours devant des maisons, des murs ou des ruines bien plus anciens. Et en Italie, les traces les plus anciennes que les Romains cotoient journellement sont médiévales voire antiques.

En Europe, ce genre de découverte aurait fait, dans le meilleur des cas, un entrefilet dans le journal local -en Italie, par exemple, on n’en aurait même pas parlé… Ici, pour les USA, c’est le National Geographic. La perception de l’importance du passé est bien différente selon les « cultures » dont l' »histoire » est plus ou moins ancienne. Ici aussi, aucun jugement de valeur ne doit être posé, rien que l’admiration devant la re-naissance (et non l’exhumation!) des hommes d’avant. 

Tout d’un coup, envie d’être dans les Appalaches, avec les archéologues, pour lentement sortir de terre des fragments de vie…

Le petit peuple des archives

L’ambiance d’un dépôt d’archives est toujours particulière. Aucun dépôt n’a la même odeur ni la même ambiance. Les personnes que l’on y retrouve sont souvent fascinantes.
Et d’abord, on y rencontre les « amateurs ». Peut-être le savez-vous déjà, mais il n’y a pas que des professionnels qui font de l’histoire. Il y a aussi pas mal d’amateurs plus ou moins éclairés qui s’intéressent aux choses du passé. Oh, il ne s’agit pas ici de critiquer quelque journaliste ou spécialiste de la production/vente de biographies-à-la-mode, j’en dirai du mal une autre fois. Je parle de ces chercheurs amateurs qui se lancent à corps perdu à la quête du passé de leur maison, de leur rue, de leur village, de leur région parfois. Ces historiens amateurs sont souvent de jeunes retraités qui découvrent de nouveaux horizons. C’est bien ainsi: souvent, ces historiens « locaux » comme on les appelle dans mon jargon sont bien utiles. Ils connaissent les endroits où fureter, les bons fonds, les bonnes pièces d’archives, les dossiers chauds et les personnes qui ont « des choses à dire », qui détiennent des « vieux papiers » dans leur grenier. Comme ils sont connus sur la place, les pays leur ouvrent plus facilement les portes qu’à nous, professionnels, qui arrivons comme des intrus, parfois accueillis comme les divisions américaines entrant dans Fallujah… Et, la plupart du temps, ces « locaux » sont les seuls à boucler ces petites monographies d’histoire locale -« mon village »-, ces travaux de « microhistoire » qui sont tellement utiles pour fixer une mémoire et nous servir de point de départ pour des recherches plus amples. Ces « locaux », ils méritent toute notre attention. Dans la mesure du possible, nous devons nouer des liens avec eux, voire entreprendre des collaborations.
D’autres « amateurs » se retournent vers la généalogie, cherchant à retrouver leurs ancêtres -un jeu, pour beaucoup. Ce sont les plus nombreux. Groupés en clubs, en associations, ils occupent -à la manière de l’armée américaine en Irak, eux aussi- les salles de consultation des dépôts d’archives. C’est ‘leur »‘ famille qui les intéresse -et pas celle des autres… sauf s’il y a des recoupements possibles. La plupart du temps, ils se découragent dans leur remontée vers Adam ou Lucy. Il s’arrêtent quand les sources deviennent plus âpres à interroger: au-delà du XVIIIe s., ils sont peu nombreux. Il faut dire que l’opération est complexe: il n’y a plus de listes d’état-civil, plus de procédures réglementées, mais bien des changements dans les noms, des déménagements, des archives détruites, des bâtards dans tous les coins… Certains téméraires remontent au XVIIe voire XVIe s.; et il en est même qui arrivent, on ne sait comment, eux-mêmes non plus, au Moyen Âge. Quelques-uns m’ont déjà montré leur fière lignée remontant jusqu’à Charlemagne ou presque. Oh, passons sur les détails, sur les faiblesses parfois patentes de certains pépinéristes en herbe soucieux de faire pousser de beaux arbres généalogiques, passons sur le boucan de certains personnages souvent hauts en couleurs qui passent leurs journées dans les dépôts d’archives, passons sur leurs certitudes parfois hautaines et leur condescendance par rapport aux « autres » non généalogistes, passons sur les dommages que certains  font courir aux documents en les manipulant sans trop de précaution pour chercher vite « leur nom », comme ils disent. Passons… Ils sont nécessaires aux dépôts d’archives pour que ceux-ci puissent faire valoir leur importance auprès des institutions de tutelle: ils sont si nombreux… Et puis, et puis, la plupart sont des personnes agréables. Et puis, et puis, faire de la généalogie est bien un sport comme un autre. Pourquoi pas…
Mais deux choses me désolent. La première: que certains de ces généalogistes n’essayent pas de comprendre le monde dans lequel ont évolué leurs ancêtres. On dirait que seule la recherche du « nom » les obsède. L’histoire n’est qu’un cadre lointain, seul compte le nom et rien que le nom. Mais là aussi, je peux me consoler: de temps à autres, un généalogiste fait son chemin de Damas et il découvre l’histoire. Il passe alors dans les rangs des historiens « locaux » et mérite toute notre respect pour l’effort accompli. Passer de l’étude de soi à l’étude des autres est un acte méritoire.
Ce qui me désole le plus, c’est l’exploitation que certains font des passions des uns ou des autres. Il n’est pas rare qu’un de ces rats d’archives se mette à rêver d’argent sur le dos de ses congénères. Fort de ses « qualités » de déchiffreur d’écritures anciennes, il monnaie ses services auprès des autres généalogistes. Je les ai vus à l’oeuvre. Vautours au petit pied, ils sautent sur les généalogistes débutants, souvent les bonnes matrones clinquantes ou les vieux monsieurs dignes et cravatés. Ils attendent les premières difficultés: l’arrivée dans les documents du XVIIe s., le plus souvent illisibles pour le néophyte. Là, le généalogiste amateur se décide: ou bien il arrête… ou bien il apprend « à lire » (et certains le font très bien)… ou bien il paie quelqu’un pour lire à sa place et transcrire les pièces d’archives. C’est là qu’ils apparaissent, se faisant grassement payer « à l’heure » pour des transcriptions approximatives que, de toute façon, le « client » ne pourra jamais vérifier. Peut-être certains ne sont-ils pas tous des arnaqueurs, je ne sais, j’ose l’espérer…
Voilà le petit monde que l’on fréquente « aux archives ». En fin de compte, ceux qui sont les moins nombreux, ce sont… les historiens professionnels!

De la forgerie dans les blogs

L’historien ressemble un peu, par moment, au « monstre tripode » d’H.G. Wells dans sa Guerre des mondes, abattant maisons et forêts, passant la moindre âme qui vive au feu de son « rayon lumineux », écorchant le monde et le dénudant, juché à quinze mètres au-dessus du sol, sur ses trois pieds de métal qui l’accrochent à la terre. Ce monstre dénude ce qui est montré comme la réalité, il soumet tout au feu critique et au discernement essentiel: voilà une des missions de l’historien. Ces trois pieds (et même davantage) sur lesquels l’historien se repose, à quinze mètres du sol des sources, c’est ce qu’on appelle péjorativement les « sciences auxiliaires » (voir, par exemple, les tristes pages de Wikipedia à ce sujet). Je les appelle plus volontiers, avec mes collègues, les « sciences fondamentales », comme la paléographie (science du « déchiffrement » des écritures anciennes et de leur étude), la sigillographie, l’héraldique (science qui étudie les blasons…), la prosopographie (science tentant d’établir de petites biographies pour tous les personnages rencontrés dans les textes anciens), la diplomatique (science qui étudie les documents d’archives)… des instruments qui permettent à l’historien d’asseoir son travail, de l’assurer en lui donnant un accès aux documents anciens (ce que nous appelons « les sources »), mais également de mieux comprendre comment et pourquoi ces « sources » étaient mises en oeuvre. Sciences fondamentales, donc.

Ma science fondamentale de prédilection, c’est la diplomatique (voir quelques équipes spécialistes du sujet : ici et ici, sans parler de l’Ecole des Chartes). Soit l’étude des documents normatifs, de la pratique, d’administration et de gestion du Moyen Âge et de la période moderne: les « diplômes », les chartes et, plus généralement, toutes les archives anciennes, tout ce qui n’est pas « littéraire » ou « narratif ».

Au départ, l’objectif du diplomatiste (spécialiste de la diplomatique) tient en quatre mots latins: discrimen veri ac falsi ou l’art de distinguer le vrai du faux. Savoir traquer le faux, débusquer les chartes forgées de toutes pièces, permettre à l’historien de travailler avec des sources fiables, établies, certifiées authentiques. C’est que c’était bien nécessaire, surtout pour les documents du premier temps du Moyen Âge. Ainsi tout historien qui consulte l’édition récente des 196 actes royaux mérovingiens conservés (du Ve à la mi-VIIIe s.), dûment retranscrits et étudiés par Théo Kölzer ne peut que s’effrayer en tournant les pages: « unecht », « unecht », « unecht », « unecht »… « non-authentique »… plus de deux tiers des actes royaux mérovingiens qui nous sont parvenus seraient des faux forgés ultérieurement! Sur 270 actes de Charlemagne, 100 sont des faux établis plus tard. Mais pourquoi réaliser des faux ? Hier comme aujourd’hui, c’est la même chose: principalement pour justifier des acquisitions, des usurpations, des vols, des positions politiques ou économiques par des titres antérieurs servant ainsi de garants… Pour rehausser le prestige d’un individu ou d’une institution en lui donnant richesse ou honneurs immérités. Faire la part du vrai (ou mieux: de l’authentique) et du faux: partant de là, ces dernières années, les missions scientifiques des diplomatistes se sont largement ouvertes à d’autres horizons (mais j’en parlerai éventuellement une autre fois) – il n’empêche que la recherche du faux reste essentielle pour les historiens.

Tout ceci pour introduire note de qualité par Cyril Fievet dans Internet Actu , sur le faux sur l’internet et dans les blogs en particulier. Faux blogs comme celui de Quentin Tarantino, de Nick
Nolte ou encore Britney Spears ou Janet Jackson, tous repérés par Cyril Fievet… Et puis des blogs attribués faussement à des journalistes importants. Evidemment, aucun de ces messieurs-dames ne se trouve derrière les manettes… Ces blogs sont des « faux » au sens diplomatique du terme: tentant de donner le change, de faire comme si ils avaient été réellement conçus et mis en ligne par les dites célébrités ou personnalités… Leur objectif: prendre la place de la « star », dans une sorte de délire un peu schizophrène, comme l’analyse bien Cyril Fievet. Je dois avouer qu’on ne trouve pas ce genre de motif de « forgerie » (c’est-à-dire: création de faux) au Moyen Âge! Ici, la critique s’attaque au contenu: ce sont les propos du blog qui sont faux, même si sa forme correspond à ce qu’on attend d’un blog (notes régulières, mises à jour personnelles, échange éventuel de commentaires…).

Cyril Fievet nous parle alors de « faux blogs », qui « se présentent en tous points comme de véritables blogs, et sur lesquels sont postés régulièrement des billets, reprenant des extraits d’articles publiés dans la presse sur un sujet donné. Ces faux blogs ne sont pas produits par de véritables blogueurs, ni même par des humains. Ils sont mis à jour de façon totalement automatisée. Ils sont souvent organisés en réseau, et constituent des grappes de « faux sites web », se renvoyant les uns aux autres », pour reprendre ses termes. Ils visent ici à rassembler des données en masse, être omniprésents sur la toile et « augmenter artificiellement le poids et la popularité globale de l’auteur ou de l’entreprise qui les « produit ». Ici, parler de »faux blog » sur le même plan que les précédents « faux » me semble plus ardu : c’est une dérive du genre, une récupération de l’instrument « blog » pour des motifs commerciaux ou de pouvoir, tout simplement – c’est la même chose pour ces « faux blogs » aux ressorts pornographiques, dont l’objectif est d’aiguiller les blogueurs, « malgré » eux, vers des sites X. Ici, la fausseté (inauthenticité) est double: elle porte sur le contenu (critique interne) qui ne correspond pas à ce qu’il annonce, les propos sont purement fictifs ou n’émanent pas des personnes qui devraient en être les auteurs… mais la fausseté porte aussi sur la forme (critique externe), puisque, en fait, la logique de fonctionnement du site ne correspond pas à celle du blog: pas de mises à jour, pas de notes régulières, pas de commentaires échangés réellement…

D’un côté comme de l’autre, des blogs réellement « faux » au sens traditionnel, « diplomatique » du terme (unecht!) puisqu’ils se donnent comme rédigés par des personnes plus ou moins importantes socialement ou économiquement, ceci pour satisfaire les intérêts personnels des véritables auteurs, quels qu’ils soient. Les uns sont des « fakes » sur le fond ; les autres sont des blogs d’apparence traditionnelle mais sont en fait de « simples » instruments commerciaux: faux sur le fond et la forme.

La difficulté à dégager une analyse fine de ces excroissances au monde des blogs prouve une seule chose: établir des règles de critique voire de diplomatique pour le monde de l’internet me semble de plus en plus nécessaire. Dans les décennies qui s’annoncent, l’essentiel de l’information viendra de l’internet. Tout le monde pourra de plus en plus la relayer, la commenter, l’approfondir. Il faudra pouvoir faire le tri dans la myriade d’items que nous assène déjà Google à chaque requête. Je vois là place pour un manuel de critique « historique » de l’internet, afin de décrire les différents instruments de communication qui y sont présents (dont les blogs), de voir clair dans le magma des sites privés, commerciaux, culturels…, de tenter un peu de typologie et de catégorisation, et surtout de donner aux utilisateurs les moyens intellectuels voire matériels de les critiquer. Pouvoir y faire la part du bon grain et de l’ivraie, pouvoir rapidement repérer les sites « orientés », « manipulés », « commerciaux » voire… « faux ». Je sais que la littérature sur l’internet est pléthorique voire indigeste. Mais il y a place pour un manuel technique, un manuel fait « à l’historienne »… Vous me voyez venir ? Eh oui, j’en ai bien envie…

La peste – 1348-2005

1347: la peste frappe aux portes de l’Europe. Venue d’Asie, elle a pris le bateau, elle suit les routes des marchands. Les fosses communes s’ouvrent à son passage. Elle pénètre dans les terres, elle s’installe dans les villes, en ayant forcé les murailles. Elle nargue les processions qui défilent dans l’espoir de l’amadouer. Elle frappe à coups redoublés les régions déjà éprouvées par les famines et les pillards qui écument les routes et les fermes. La Flandre, le Brabant échappent –régions riches voire prospères- mais l’Angleterre se vide de son sang : entre un tiers et la moitié de la population meurt en quelques mois. Londres crève : une demi-ville agonise sous les miasmes. Si la peste frappait Paris de la même façon à l’heure actuelle, dans les mêmes conditions sanitaires et médicales, on compterait quatre à cinq millions de morts.

C’est une des plus grandes catastrophes du second millénaire. Elle a laissé le monde exsangue, flottant dans des vêtements devenus trop grands pour lui, avec des villages abandonnés, une économie abattue, des villes anesthésiées et surtout, une terreur sans nom.  Car la peste ne lache pas prise. Elle revient, endémique, tous les dix ou vingt ans, certes de façon plus sporadique, moins effrénée –elle a fait le plus gros du travail. Mais elle revient. Jusqu’en plein dix-septième siècle. Puis elle disparaît en Occident.

De temps à autre, elle reparaît en Asie, on lui a donné un nom : le bacille de Yersin  (même si certains doutent que ce bacille soit à l’origine de 1348… ).

Depuis, l’Occident vit dans une paix relative, si ce n’est la grippe espagnole qui a, elle aussi, frappé les faibles et les pauvres au début du XXe siècle.

Et depuis, le monde ronronne. Personne, en Occident, ne croit plus que la peste puisse à nouveau recouvrir les villes et les campagnes de son noir manteau. Paisible Occident si sur de lui. Mais en Asie, là où la fragilité physique et économique des sociétés reste palpable, tout comme en Afrique, les fantômes de la pandémie réapparaissent régulièrement. La Thaïlande souffre le martyre depuis le début de 2004 : elle est attaquée de plein fouet par la grippe aviaire. Il y a quelques jours, l’Organisation mondiale de la santé annonce que la grippe aviaire (appelée aussi  » peste aviaire « ) est sur le point de se transmettre d’homme à homme. Elle a déjà tué 32 personnes sur 44 contaminées. Dès qu’elle sera transmissible entre humains, elle deviendra pandémie. Le monde n’y est pas du tout préparé ; la fabrication de vaccins sera trop faible et trop tardive.

Citons les propos même du site de l’OMS:

Although health care has improved in the last decades, epidemiological models from the Centers for Disease Control and Prevention, Atlanta, USA project that today a pandemic is likely to result in 2 to 7.4 million deaths globally. In high income countries alone, accounting for 15% of the worlds population, models project a demand for 134–233 million outpatient visits and 1.5–5.2 million hospital admissions. However, the impact of the next pandemic is likely to be the greatest in low income countries because of different population characteristics and the already strained health care resources.

If an influenza pandemic appears, we could expect the following:

Given the high level of global traffic, the pandemic virus may spread rapidly, leaving little or no time to prepare.
Vaccines, antiviral agents and antibiotics to treat secondary infections will be in short supply and will be unequally distributed. It will take several months before any vaccine becomes available.
Medical facilities will be overwhelmed.
Widespread illness may result in sudden and potentially significant shortages of personnel to provide essential community services.
The effect of influenza on individual communities will be relatively prolonged when compared to other natural disasters, as it is expected that outbreaks will reoccur.

Le docteur Shigeru Omi, patron de l’OMS pour la région du Pacifique occidental, est encore plus pessimiste : entre cinquante et cent millions de morts, potentiellement. D’un côté, les journaux occidentaux qui citent les chiffres du site de l’OMS mais restent prudents et parlent ‘simplement’ de  » millions de morts  » (par exemple Le Monde ou Libé). Certains s’avancent davantage, comme le quotidien La Libre Belgique, qui publie d’abord un article de la même veine que celui du Monde puis quatre jours plus tard reprend les propos de S. Omi  (voir aussi ici ) et annonce cent millions de morts… Début de panique, premières mesures d’une marche funèbre, coup médiatique pour faire bouger les choses  ? La terreur de la pandémie fait son chemin : les Américains commencent à s’inquiéter ; les Chinois aussi  tandis qu’en France, la psychose s’installe. Ceci dit, la plupart des journaux européens restent étonnamment discrets. L’Europe, trop sûre d’elle ?

Même s’il semble évident que l’Occident pourrait bien mieux résister à un choc épidémique que les pays asiatiques ou africains, même si la grippe aviaire ne sera peut-être pas la peste du XXIe s., il me semble bien présomptueux de croire que la forteresse Europe, toute barricadée qu’elle est derrière ses deux millénaires de  » progrès « , sa Constitution, son Sarko, ses libertés chéries et diverses et sa préparation du réveillon de Noël, ne puisse plus jamais connaître les affres de la pandémie. Ca ne donne que plus de prix à chaque instant…