Mois : décembre 2004
Des « histoires vraies »
Dove va l’Italia…?
Du positivisme historique à la critique des blogs
« La tendance spontanée de l’homme est d’ajouter foi aux affirmations et de les reproduire, sans même les distinguer nettement de ses propres observations. Dans la vie de tous les jours, n’acceptons-nous pas indifféremment, sans vérification d’aucune sorte, des on-dit, des renseignements anonymes et sans garantie, toutes sortes de « documents » de médiocre ou de mauvais aloi ? Il faut une raison spéciale pour prendre la peine d’examiner la provenance et la valeur d’un document sur l’histoire d’hier; autrement, s’il n’est pas invraisemblable jusqu’au scandale, et tant qu’il n’est pas contredit, nous l’absorbons, nous nous y tenons, nous le colportons, en l’embellissant au besoin. Tout homme sincère reconnaîtra qu’un violent effort est nécessaire pour secouer l’ignavia critica, cette forme si répandue de lâcheté intellectuelle; que cet effort doit être constamment répété, et qu’il s’accompagne souvent d’une véritable souffrance ».
Duby l’enchanteur
Aujourd’hui, j’ai envie de vous faire aimer les archives, Georges Duby, l’histoire.
C’est un livre, écrit par mon maître Duby -je me permets de l’appeler comme tel même si je ne l’ai jamais rencontré autrement que dans ses textes et au travers de ses photos où ses yeux me percent de part en part. C’est
L’Histoire continue
. Une sorte de parcours initiatique, son parcours, raconté merveilleusement, comme toujours. C’est mon bréviaire. Lorsqu’un jour, il y a bien longtemps, torturé, hésitant entre continuer dans la voie rocailleuse vers la recherche en histoire et choisir de confortables études de droit, j’ai acheté L’Histoire continue qui venait de sortir des presses. Je l’ai lu sur les bancs de la fac de droit, pendant que le prof de droit constitutionnel pérorait sans fin devant un aréopage de « sapins » convaincus (les « sapins »: c’est comme ça que les étudiants des autres facs appelaient les étudiants en droit, toujours vêtus d’austères lodens verts ou de fringues sinistres). A la fin de l’heure de cours, je suis sorti de l’auditoire en courant. Je savais. Je serais historien. Et je suis historien. Je dois beaucoup à Georges Duby.
Voici mes lignes préférées (p. 35-36), l’action se passe dans la salle de lecture d’un dépôt d’archives :
« J’étais seul. J’avais enfin obtenu qu’on apportât sur une table un carton. Je l’ouvrais. Qu’allait-il sortir de cette boîte ? J’en tirais une première liasse. Je la délaçais, je glissais ma main parmi les pièces de parchemin. Prenant l’une d’elles, je la dépliais, et tout ceci n’allait pas sans quelque jouissance: ces peaux souvent sont au toucher d’une tendresse exquise. S’ajoute l’impression de s’introduire dans un lieu réservé, secret. De ces feuillets, défroissés, répandus, il semble que s’exhale dans le silence le parfum de vies depuis longtemps éteintes. C’est vrai que la présence demeure forte de l’homme qui, huit cents ans plus tôt, s’est saisi d’une plume d’oie, l’a trempée dans l’encre, a commencé d’aligner les lettres, posément, comme on grave une inscription pour l’éternité, et le texte est là, devant soi, dans sa pleine fraîcheur. Qui donc, depuis lors, a jeté les yeux sur ces mots ? Quatre, cinq personnes tout au plus. Happy few. Autre plaisir, excitant celui-ci, le plaisir du déchiffrement, qui n’est, en fait, qu’un jeu de patience. Au bout de l’après-midi, une poignée de données, légère. Mais elles appartiennent à vous seul, qui avez su les débusquer, et la chasse a compté beaucoup plus que le gibier. L’historien se trouve-t-il jamais plus près de la réalité concrète, de cette vérité qu’il brûle d’atteindre et qui toujours lui échappe, que tenant devant lui, scrutant de ses yeux, ces débris d’écriture venus du fond des âges, comme les épaves surnageant d’un complet naufrage, ces objets, couverts de signes, que l’on peut toucher, flairer, regarder à la loupe, qu’il nomme, dans son jargon, des sources ».
Maintenant, vous savez beaucoup de moi.
Nuits sombres et froides de décembre
[…]
Quand il me revient à l’esprit la très triste vision de cette nuit
qui fut pour moi celle de mes derniers instants à Rome
quand je me rappelle cette nuit où je quittai tout ce qui m’est si cher
tombent encore alors de mes yeux des larmes
Perceptions du passé
Étrange sensation pour un européen de voir les traces archéologiques de ce que les archéologues pensent être un fort espagnol du XVIe s. dans les Appalaches. Pour nous, c’est assez banal, somme toute: des traces du XVIe s. On en trouve des lambeaux ici ou là dans chaque ville. Vous passez probablement tous les jours devant des maisons, des murs ou des ruines bien plus anciens. Et en Italie, les traces les plus anciennes que les Romains cotoient journellement sont médiévales voire antiques.
En Europe, ce genre de découverte aurait fait, dans le meilleur des cas, un entrefilet dans le journal local -en Italie, par exemple, on n’en aurait même pas parlé… Ici, pour les USA, c’est le National Geographic. La perception de l’importance du passé est bien différente selon les « cultures » dont l' »histoire » est plus ou moins ancienne. Ici aussi, aucun jugement de valeur ne doit être posé, rien que l’admiration devant la re-naissance (et non l’exhumation!) des hommes d’avant.
Tout d’un coup, envie d’être dans les Appalaches, avec les archéologues, pour lentement sortir de terre des fragments de vie…
Le petit peuple des archives
De la forgerie dans les blogs
L’historien ressemble un peu, par moment, au « monstre tripode » d’H.G. Wells dans sa Guerre des mondes, abattant maisons et forêts, passant la moindre âme qui vive au feu de son « rayon lumineux », écorchant le monde et le dénudant, juché à quinze mètres au-dessus du sol, sur ses trois pieds de métal qui l’accrochent à la terre. Ce monstre dénude ce qui est montré comme la réalité, il soumet tout au feu critique et au discernement essentiel: voilà une des missions de l’historien. Ces trois pieds (et même davantage) sur lesquels l’historien se repose, à quinze mètres du sol des sources, c’est ce qu’on appelle péjorativement les « sciences auxiliaires » (voir, par exemple, les tristes pages de Wikipedia à ce sujet). Je les appelle plus volontiers, avec mes collègues, les « sciences fondamentales », comme la paléographie (science du « déchiffrement » des écritures anciennes et de leur étude), la sigillographie, l’héraldique (science qui étudie les blasons…), la prosopographie (science tentant d’établir de petites biographies pour tous les personnages rencontrés dans les textes anciens), la diplomatique (science qui étudie les documents d’archives)… des instruments qui permettent à l’historien d’asseoir son travail, de l’assurer en lui donnant un accès aux documents anciens (ce que nous appelons « les sources »), mais également de mieux comprendre comment et pourquoi ces « sources » étaient mises en oeuvre. Sciences fondamentales, donc.
Ma science fondamentale de prédilection, c’est la diplomatique (voir quelques équipes spécialistes du sujet : ici et ici, sans parler de l’Ecole des Chartes). Soit l’étude des documents normatifs, de la pratique, d’administration et de gestion du Moyen Âge et de la période moderne: les « diplômes », les chartes et, plus généralement, toutes les archives anciennes, tout ce qui n’est pas « littéraire » ou « narratif ».
Au départ, l’objectif du diplomatiste (spécialiste de la diplomatique) tient en quatre mots latins: discrimen veri ac falsi ou l’art de distinguer le vrai du faux. Savoir traquer le faux, débusquer les chartes forgées de toutes pièces, permettre à l’historien de travailler avec des sources fiables, établies, certifiées authentiques. C’est que c’était bien nécessaire, surtout pour les documents du premier temps du Moyen Âge. Ainsi tout historien qui consulte l’édition récente des 196 actes royaux mérovingiens conservés (du Ve à la mi-VIIIe s.), dûment retranscrits et étudiés par Théo Kölzer ne peut que s’effrayer en tournant les pages: « unecht », « unecht », « unecht », « unecht »… « non-authentique »… plus de deux tiers des actes royaux mérovingiens qui nous sont parvenus seraient des faux forgés ultérieurement! Sur 270 actes de Charlemagne, 100 sont des faux établis plus tard. Mais pourquoi réaliser des faux ? Hier comme aujourd’hui, c’est la même chose: principalement pour justifier des acquisitions, des usurpations, des vols, des positions politiques ou économiques par des titres antérieurs servant ainsi de garants… Pour rehausser le prestige d’un individu ou d’une institution en lui donnant richesse ou honneurs immérités. Faire la part du vrai (ou mieux: de l’authentique) et du faux: partant de là, ces dernières années, les missions scientifiques des diplomatistes se sont largement ouvertes à d’autres horizons (mais j’en parlerai éventuellement une autre fois) – il n’empêche que la recherche du faux reste essentielle pour les historiens.
Tout ceci pour introduire note de qualité par Cyril Fievet dans Internet Actu , sur le faux sur l’internet et dans les blogs en particulier. Faux blogs comme celui de Quentin Tarantino, de Nick
Nolte ou encore Britney Spears ou Janet Jackson, tous repérés par Cyril Fievet… Et puis des blogs attribués faussement à des journalistes importants. Evidemment, aucun de ces messieurs-dames ne se trouve derrière les manettes… Ces blogs sont des « faux » au sens diplomatique du terme: tentant de donner le change, de faire comme si ils avaient été réellement conçus et mis en ligne par les dites célébrités ou personnalités… Leur objectif: prendre la place de la « star », dans une sorte de délire un peu schizophrène, comme l’analyse bien Cyril Fievet. Je dois avouer qu’on ne trouve pas ce genre de motif de « forgerie » (c’est-à-dire: création de faux) au Moyen Âge! Ici, la critique s’attaque au contenu: ce sont les propos du blog qui sont faux, même si sa forme correspond à ce qu’on attend d’un blog (notes régulières, mises à jour personnelles, échange éventuel de commentaires…).
Cyril Fievet nous parle alors de « faux blogs », qui « se présentent en tous points comme de véritables blogs, et sur lesquels sont postés régulièrement des billets, reprenant des extraits d’articles publiés dans la presse sur un sujet donné. Ces faux blogs ne sont pas produits par de véritables blogueurs, ni même par des humains. Ils sont mis à jour de façon totalement automatisée. Ils sont souvent organisés en réseau, et constituent des grappes de « faux sites web », se renvoyant les uns aux autres », pour reprendre ses termes. Ils visent ici à rassembler des données en masse, être omniprésents sur la toile et « augmenter artificiellement le poids et la popularité globale de l’auteur ou de l’entreprise qui les « produit ». Ici, parler de »faux blog » sur le même plan que les précédents « faux » me semble plus ardu : c’est une dérive du genre, une récupération de l’instrument « blog » pour des motifs commerciaux ou de pouvoir, tout simplement – c’est la même chose pour ces « faux blogs » aux ressorts pornographiques, dont l’objectif est d’aiguiller les blogueurs, « malgré » eux, vers des sites X. Ici, la fausseté (inauthenticité) est double: elle porte sur le contenu (critique interne) qui ne correspond pas à ce qu’il annonce, les propos sont purement fictifs ou n’émanent pas des personnes qui devraient en être les auteurs… mais la fausseté porte aussi sur la forme (critique externe), puisque, en fait, la logique de fonctionnement du site ne correspond pas à celle du blog: pas de mises à jour, pas de notes régulières, pas de commentaires échangés réellement…
D’un côté comme de l’autre, des blogs réellement « faux » au sens traditionnel, « diplomatique » du terme (unecht!) puisqu’ils se donnent comme rédigés par des personnes plus ou moins importantes socialement ou économiquement, ceci pour satisfaire les intérêts personnels des véritables auteurs, quels qu’ils soient. Les uns sont des « fakes » sur le fond ; les autres sont des blogs d’apparence traditionnelle mais sont en fait de « simples » instruments commerciaux: faux sur le fond et la forme.
La difficulté à dégager une analyse fine de ces excroissances au monde des blogs prouve une seule chose: établir des règles de critique voire de diplomatique pour le monde de l’internet me semble de plus en plus nécessaire. Dans les décennies qui s’annoncent, l’essentiel de l’information viendra de l’internet. Tout le monde pourra de plus en plus la relayer, la commenter, l’approfondir. Il faudra pouvoir faire le tri dans la myriade d’items que nous assène déjà Google à chaque requête. Je vois là place pour un manuel de critique « historique » de l’internet, afin de décrire les différents instruments de communication qui y sont présents (dont les blogs), de voir clair dans le magma des sites privés, commerciaux, culturels…, de tenter un peu de typologie et de catégorisation, et surtout de donner aux utilisateurs les moyens intellectuels voire matériels de les critiquer. Pouvoir y faire la part du bon grain et de l’ivraie, pouvoir rapidement repérer les sites « orientés », « manipulés », « commerciaux » voire… « faux ». Je sais que la littérature sur l’internet est pléthorique voire indigeste. Mais il y a place pour un manuel technique, un manuel fait « à l’historienne »… Vous me voyez venir ? Eh oui, j’en ai bien envie…
La peste – 1348-2005
1347: la peste frappe aux portes de l’Europe. Venue d’Asie, elle a pris le bateau, elle suit les routes des marchands. Les fosses communes s’ouvrent à son passage. Elle pénètre dans les terres, elle s’installe dans les villes, en ayant forcé les murailles. Elle nargue les processions qui défilent dans l’espoir de l’amadouer. Elle frappe à coups redoublés les régions déjà éprouvées par les famines et les pillards qui écument les routes et les fermes. La Flandre, le Brabant échappent –régions riches voire prospères- mais l’Angleterre se vide de son sang : entre un tiers et la moitié de la population meurt en quelques mois. Londres crève : une demi-ville agonise sous les miasmes. Si la peste frappait Paris de la même façon à l’heure actuelle, dans les mêmes conditions sanitaires et médicales, on compterait quatre à cinq millions de morts.
C’est une des plus grandes catastrophes du second millénaire. Elle a laissé le monde exsangue, flottant dans des vêtements devenus trop grands pour lui, avec des villages abandonnés, une économie abattue, des villes anesthésiées et surtout, une terreur sans nom. Car la peste ne lache pas prise. Elle revient, endémique, tous les dix ou vingt ans, certes de façon plus sporadique, moins effrénée –elle a fait le plus gros du travail. Mais elle revient. Jusqu’en plein dix-septième siècle. Puis elle disparaît en Occident.
De temps à autre, elle reparaît en Asie, on lui a donné un nom : le bacille de Yersin (même si certains doutent que ce bacille soit à l’origine de 1348… ).
Depuis, l’Occident vit dans une paix relative, si ce n’est la grippe espagnole qui a, elle aussi, frappé les faibles et les pauvres au début du XXe siècle.
Et depuis, le monde ronronne. Personne, en Occident, ne croit plus que la peste puisse à nouveau recouvrir les villes et les campagnes de son noir manteau. Paisible Occident si sur de lui. Mais en Asie, là où la fragilité physique et économique des sociétés reste palpable, tout comme en Afrique, les fantômes de la pandémie réapparaissent régulièrement. La Thaïlande souffre le martyre depuis le début de 2004 : elle est attaquée de plein fouet par la grippe aviaire. Il y a quelques jours, l’Organisation mondiale de la santé annonce que la grippe aviaire (appelée aussi » peste aviaire « ) est sur le point de se transmettre d’homme à homme. Elle a déjà tué 32 personnes sur 44 contaminées. Dès qu’elle sera transmissible entre humains, elle deviendra pandémie. Le monde n’y est pas du tout préparé ; la fabrication de vaccins sera trop faible et trop tardive.
Citons les propos même du site de l’OMS:
Although health care has improved in the last decades, epidemiological models from the Centers for Disease Control and Prevention, Atlanta, USA project that today a pandemic is likely to result in 2 to 7.4 million deaths globally. In high income countries alone, accounting for 15% of the worlds population, models project a demand for 134–233 million outpatient visits and 1.5–5.2 million hospital admissions. However, the impact of the next pandemic is likely to be the greatest in low income countries because of different population characteristics and the already strained health care resources.
If an influenza pandemic appears, we could expect the following:
Given the high level of global traffic, the pandemic virus may spread rapidly, leaving little or no time to prepare.
Vaccines, antiviral agents and antibiotics to treat secondary infections will be in short supply and will be unequally distributed. It will take several months before any vaccine becomes available.
Medical facilities will be overwhelmed.
Widespread illness may result in sudden and potentially significant shortages of personnel to provide essential community services.
The effect of influenza on individual communities will be relatively prolonged when compared to other natural disasters, as it is expected that outbreaks will reoccur.
Le docteur Shigeru Omi, patron de l’OMS pour la région du Pacifique occidental, est encore plus pessimiste : entre cinquante et cent millions de morts, potentiellement. D’un côté, les journaux occidentaux qui citent les chiffres du site de l’OMS mais restent prudents et parlent ‘simplement’ de » millions de morts » (par exemple Le Monde ou Libé). Certains s’avancent davantage, comme le quotidien La Libre Belgique, qui publie d’abord un article de la même veine que celui du Monde puis quatre jours plus tard reprend les propos de S. Omi (voir aussi ici ) et annonce cent millions de morts… Début de panique, premières mesures d’une marche funèbre, coup médiatique pour faire bouger les choses ? La terreur de la pandémie fait son chemin : les Américains commencent à s’inquiéter ; les Chinois aussi tandis qu’en France, la psychose s’installe. Ceci dit, la plupart des journaux européens restent étonnamment discrets. L’Europe, trop sûre d’elle ?
Même s’il semble évident que l’Occident pourrait bien mieux résister à un choc épidémique que les pays asiatiques ou africains, même si la grippe aviaire ne sera peut-être pas la peste du XXIe s., il me semble bien présomptueux de croire que la forteresse Europe, toute barricadée qu’elle est derrière ses deux millénaires de » progrès « , sa Constitution, son Sarko, ses libertés chéries et diverses et sa préparation du réveillon de Noël, ne puisse plus jamais connaître les affres de la pandémie. Ca ne donne que plus de prix à chaque instant…