L’Europe, de l’Atlantique à l’Oural

Faire l’Europe! Voilà un beau leitmotiv. Mais l’Europe ne se fait pas, qu’on me pardonne ma sévérité, par des opérations de micro-dissection de la Constitution européenne ou dans de grandes déclarations démagogiques sur « l’européité » de la Turquie dans quatorze ans.

L’Europe se fait sur le terrain. C’est un belge venu manger le pain des Français qui vous le dit. Hélas, contrairement aux idées assénées, il y a encore du chemin. Je pourrais parler ici de certains responsables administratifs d’académie ayant gentiment ajouté sur le dossier de ma chère moitié, dossier qui la suit partout de remplacement en remplacement dans les différents établissements d’enseignement où on veut bien l’accepter, à côté de l’intitulé de ses diplômes universitaires chèrement acquis dans les universités belges (une maîtrise en Histoire notamment), la délicate mention « équivalence européenne à vérifier ». Mais soit, le mammouth a toujours éprouvé des difficultés à accepter l’évolution.

Je préfererais parler de l’Europe scientifique. Malgré Titan, malgré les financements européens -tout aussi titanesques- de la recherche, une grande partie de l’Europe scientifique est en devenir. Dans mes disciplines, celles des sciences de l’homme et de la société, on garde ses oeillères. France, Belgique, Angleterre, Italie, Espagne communiquent plus ou moins. L’Allemagne, les Pays-Bas restent bien souvent « à part » ; et je ne parle pas des pays dits « de l’Est ». En France, la connaissance des travaux de scientifiques allemands reste très lacunaire. On se contente de quelques poncifs, on se rue sur les moindres traductions dans des idiomes plus maîtrisés. Car le premier obstacle reste la langue ; le second, d’ordre culturel -l’ennemi prussien héréditaire- ayant pratiquement disparu. Reste qu’on perd des pans entiers de réflexion, de recherche fondamentale: de part et d’autre de l’Elbe et du Rhin, les historiens font le même travail, chacun de leur côté, mais ils ne le savent pas. Ce n’est pas faute de quelques louables efforts, couronnés de succès d’ailleurs, comme la création et la vie fructueuse de la florissante Mission historique française de Göttingen, l’équivalente germanique de l’Ecole française de Rome. L’Europe est en chemin.

A cette fin, je vous renvoie donc à la lecture d’un excellent blog consacré à la veille sur les archives et l’archivéconomie, tenu par Klaus Graf, très bon scientifique, franc-tireur, grand partisan du « libre »: Archivalia, qui vient de fêter son second anniversaire. Nombre de pépites y sont mises au jour, mais elles ne passent que rarement le Rhin. Je citerai notamment, à l’attention de mes amis du réseau Ménestrel, mais aussi à l’attention de tous les historiens d’Europe, une belle note (re)faisant le point sur un nombre impressionnant de revues allemandes d’histoire, certaines très connues, toutes numériques ou numérisées, en accès libre. Histoire de faire l’Europe de l’Atlantique à l’Oural.

La gangrène de Wikipedia

Malgré tout le respect et l’enthousiasme que j’éprouve pour le « libre » dans l’Internet, je n’ai jamais caché ma méfiance voire mon dédain pour Wikipedia. Pourtant, l’entreprise partait d’un bon sentiment: proposer une encyclopédie universaliste collaborative où tout un chacun pouvait rédiger (ou corriger) la notice pour laquelle il se sentait quelque compétence.

Je n’y ai jamais cru parce que je suis un méchaaaaant élitiste qui pense que les publications à vocation de « connaissance » ayant les honneurs de l’édition doivent être jugées par des comités éditoriaux qui aient pignon sur rue, soient reconnus scientifiquement et s’engagent à la plus grande objectivité que possible. C’est une des conditions essentielles pour que les travaux scientifiques publiés sur l’internet soient reconnus au même titre que les publications papier à l’heure actuelle.

Or, Wikipedia: pas de comité de lecture, l’auberge espagnole. Et quand je dis espagnole, je devrais dire… flamingante!

Les faits. Au détour du blog de Prométhée,  je suis renvoyé à des notices sur
Wikipedia NL
(Nederland = Pays Bas, mais aussi la Flandre belge, s’exprimant dans la même langue, évidemment) concernant des politiciens belges wallons francophones dont certains ne sont pas présentés sous leur meilleur jour. De là, me laissant glisser sur les rouleaux de l’internet, j’arrive à la liste de ces politiciens wallons, mis en scène en flamand par les amis néerlandophones (notons que la liste des politiciens flamands est, elle, bien plus étoffée). Et quelle ne fut pas ma surprise de trouver parmi ces politiciens wallons l’inénarrable et nauséabond Léon Degrelle, fondateur du parti fasciste wallon, Rex: un grand collaborateur et ami des nazis. Là, premiers étonnements: Degrelle y est présenté tout à son avantage, comme particulièrement en cheville avec le parti catholique belge… ce qui n’est pas faux… sauf que…on y omet quelques élements historiques importants, comme les raisons de son échec aux élections de 1938: il est lâché par cette même église catholique. Une notice étrange et incomplète donc… Mais continuons. De fil en aiguille, de clic de souris en clic de souris, je me retrouve en pleine débauche de liens en relation avec l’indépendantisme flamingant sous toutes ses formes. Apparemment, certains activistes flamingants (qu’ils soient belges ou hollandais, tous partisans de la Grande Néerlande, unifiant la Flandre belge et les Pays-Bas en un grand pays) ont fait main basse sur des notices de Wikipedia NL et ont présenté les faits à leur avantage.

Mais là où je suis resté bouche bée, c’est devant la notice Wikipedia NL consacrée à l' »Holocaustontkenning« , la négation de la Shoah. Le révisionnisme, quoi. La seconde partie de la notice explique un peu sommairement pourquoi cette (ré)vision de l’histoire est erronée -elle est due très clairement à des interventions multiples et postérieures à la première… mais la première partie justifie complètement l’existence d’un courant historique appelé « révisionnisme » : historisch revisionnisme. Courant scientifique reconnu, d’après la notice, destiné à revoir l’historiographie à l’aide de nouveaux faits, d’informations plus objectives, plus précises, partant du principe que l’histoire « traditionnelle » peut et doit être revue. Là, je reste perplexe: le révisionnisme étant assimilé au négationnisme dans les milieux des historiens, personne n’oserait dire en France qu’il est une composante des études historiques. De plus, dire que l’histoire est en perpétuelle transformation, refonte, ce me paraît être une évidence. Ce soi-disant « révisionnisme », c’est la base de notre discipline d’historiens: oser remettre en question notre vision du passé sur des bases objectives saines. Trois possibilités donc: – ou bien les milieux néerlandais/flamands/anglosaxons mettent en oeuvre cette conception de « révisionnisme » de manière générale (et pas seulement en relation avec la négation de la Shoah) (mais alors, et j’en appelle aux anglosaxons ou néerlandophones qui me lisent: éclairez-moi !) – ou bien ces notices ont été rédigées par des pseudos-historiens à la petite semaine, qui malmènent concepts et réalités – ou bien c’est l’oeuvre de quelques noirs manipulateurs qui font du crypto-négationnisme: en dédiabolisant le concept de « révisionnisme historique », ils rendent le négationnisme plus acceptable.

Dans tous les cas, ces notices Wikipedia sont dangereuses. Je me souviens, il y a quelques mois, sur ce blog: un jeune galapiat se gaussait, dans un commentaire à une des notes qui m’ont demandé le plus de sang, de sueur et presque de larmes, en m’expliquant que tout ce que je racontais sur le négationnisme, c’était bien inutile : « Ca sert pas à grand chose à nous c/c un texte de ton encyclopédie, on peut très bien regarder nous mêmes »… Certes, certes. Dans Wikipedia Nederland, peut-être ?

Avancées et mises en garde

S’il faut toujours lutter, ici comme
ailleurs, contre les angoisses d’une certaine frange du monde académique face à l’internet, certains pionniers jettent des têtes-de-pont sur les fleuves virtuels. Pour les disciplines des Sciences de l’Homme et de la Société, il n’est pas trop tard, mais il est temps de prendre position : je vous invite à lire l’intéressant article de Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque Nationale de France et historien : il y montre comment la politique de numérisation d’ouvrages à grande échelle envisagée par Google pourrait être une catastrophe pour les historiens d’Europe, leur donnant une image biaisée des « sources » disponibles, puisque le choix des livres à numériser resterait celui des bibliothèques américaines, induite par une ‘certaine’ vision culturelle (via Totem-consult et le blog de l’URFIST).

Le choc des titans

Retour de colloque. Le traditionnel coup de blues, comme toujours: « c’est déjà fini »… Un colloque étrange néanmoins, éclaté en trois axes, dont le moins intéressant n’était pas le troisième, consacré à la mise en ligne des revues d’histoire. Il s’agissait de confronter les utilisateurs des revues avec les spécialistes de la mise en ligne. On s’est parlé. Le fossé ne m’a jamais paru aussi large entre les « anciens » et les « modernes ». La plupart des historiens dans la force de l’âge (ou non), les professeurs d’université bien installés, les patrons de labos, les « maîtres » reconnus, tous hésitent à la croisée des chemins. Pourtant, ce n’est pas faute, pour les spécialistes du on line (dont Marin Dacos qui a fait un exposé magistral pour défendre la « lodelisation« ), d’avoir mis de l’eau dans leur vin, pour qu’il arrache moins la gueule : les revues publieraient en même temps sur papier et sur le web ; ou bien sur le web 3 ans après une première publication papier ; l’idée du « libre accès » n’a été qu’effleurée (car une revue « gratuite », ça ne fait toujours pas sérieux…) ; « il paraîtrait » que les commissions qui jugent des dossiers de recrutement ou de promotion méprisent les publications électroniques des candidats ; certaines maisons d’édition traditionnelles « ont de bonnes raisons de penser que » ce n’est pas encore le moment pour la mise en ligne des revues en sciences humaines (entendez: « il n’y a pas de marché pour ça »). On a tellement mis d’eau dans le vin que le pinard est devenu de la flotte: on a même loué le format PDF sous le prétexte que c’est le format qui permet aux pages sur le web de ressembler le plus au pages papiers…  Dépité, moi ? Un peu. Mais je reste optimiste et je pense comprendre les angoisses des uns et des autres. Je suppose qu’il faut à chacun le temps de la conversion. En attendant, jetez un oeil sur le titanesque projet Persee, qui vient de numériser une batterie de grandes revues d’histoire comme les Annales ou encore la Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, depuis leurs premiers numéros, et en donnent le contenu gratuitement, sur le web: une entreprise de numérisation rétrospective (merci Got) … Ces revues-là sont mûres pour la mise en ligne de leurs nouveaux numéros (en libre accès peut-être). Je n’espère qu’une seule chose: qu’un maximum de revues en sciences de l’homme et de la société suivent, sur Revues.org
ou ailleurs, en accès gratuit et sous un format électronique scientifiquement acceptable. Ce serait une révolution dans le monde de l’édition scientifique, cassant les étouffants monopoles éditoriaux, à l’oeuvre chez les sciences « dures ». Le Grand Soir de la publication de la recherche scientifique! Ce pourrait ne pas être qu’un rêve…

1905-2005

Voilà, ma communication est prête. Je vous quitte pour quelques jours, un petit colloque à propos du centenaire de la Revue Mabillon, une revue d’histoire du christianisme, d’excellente qualité, née dans des circonstances troubles à l’occasion de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, sous la plume polémique de dom Jean-Martial Besse il y a un siècle. Revenue à des sentiments plus pacifiques, la Revue a trouvé un nouveau barreur en la personne de dom Jean Becquet, une personnalité exquise et fascinante. Il y a quinze ans, la revue, en pleine crise, allait être abandonnée par dom Becquet, hors d’haleine, quand une équipe de chercheurs universitaires de tous horizons, cathos comme laïcards, tous convaincus de l’importance de l’instrument scientifique, se sont rassemblés, unis pour la reprendre en mains. Et depuis, ragaillardie, la vieille demoiselle pourrait être, à mon avis, le symbole de la réconciliation scientifique des « deux France » qui se sont mis sur la figure depuis cent ans.
Mais le colloque a aussi une grande importance parce qu’on va enfin parler de la « mise en ligne » des revues scientifiques d’histoire devant un public d’utilisateurs, de chercheurs, d’universitaires -jusque là, bien souvent, ce genre de grand-messe sur les bienfaits du « on line »  était réservé à des assemblées de geeks ou de spécialistes de l’édition. Ici, les éditeurs et les spécialistes vont parler aux chercheurs lambda… Beau défi: va-t-on se comprendre ?

Phosphorer à propos de la « glowin virgin »

Je ne me sens pas le droit de me moquer du don, par sa tata moustachue, d’une vierge en plastique à Boulet (note du 18 janvier 2005) pour sa communion. Ni de ses angoisses nocturnes quand la vierge se met à « phosphorescer ». Ah, c’est qu’on pourrait jouer à l’esprit fort du haut de notre génération décléricalisée, déconfessionnalisée, laïcisée. Mais la statuette phosphorescente aux propriétés surnaturelles, ce n’est rien de moins que l’héritière des reliques autour desquelles nos anciens se sont écharpés, pour lesquelles ils se sont battus, qu’ils ont achetées à grand prix. Abusés par le clergé ? Mais le clergé lui-même y croyait dur comme fer, pour une grande part. Non, angoissés par les malheurs des temps, par la mort qui rode et qui frappe, par la terreur de la maladie ou des pillards qui écument les fermes. Effrayés comme nos grand-parents qui se réfugiaient dans les églises durant la seconde guerre mondiale. Ces reliques du Moyen Âge se distribuaient encore au début du XXe siècle ; et les vierges en plastique vendues en masse à Lourdes ne sont rien d’autres que ce que nous, spécialistes, appelons des reliques de contact, ici contenant de l’eau bénite venant (soi-disant) de la source de la grotte. Elles sont devenues « reliques » parce qu’elles ont touché à l’eau sacrée. Vrai ou faux ? On s’en fout, à vrai dire. Ce qui compte, pour nous historiens, sociologues, anthropologues, comme pour les fidèles superstitieux, c’est qu’eux, ces fidèles, y croient. Ce n’est pas l’objet qui nous importe… mais l’acte qu’ils posent vis-à-vis de la relique, qui témoigne des inquiétudes des hommes et des moyens qu’ils se donnent pour les apaiser. Peut-on se moquer des actions des hommes du passé -et du présent- pour atténuer leurs angoisses face à la vie et à la mort ? Il ne me semble pas. Nous pouvons poser un regard critique, mais nous moquer de ces actes me semble peu admissible. C’est cela aussi, être un héritier des Lumières. Même si ce sont des Lumières phosphorescentes.
Sacré Boulet, va. Tout ce qu’il me fait dire, celui-la.

The Empire strikes back

Alethea Wailes-Hadden, habitant Bloggsbridge, est, selon ses propres termes, une « qualified, professional archivist ». Son mot d’ordre ? « Taking British archives forward in the battle against political correctness » (décidément, ça devient à la mode… 😉 ). Son arme ? Un blog, au nom d’une société (qu’elle a fondé ?), une « association d’archivistes qualifiés ».
Si vous trouvez que tout cela a l’air bien sérieux, je vous conseille fermement d’aller lui rendre une petite visite. Vous y constaterez que l’esprit des Monty Pythons n’est pas mort dans le British Empire, vous vous rendrez compte que les archives, c’est trop mortel de la balle de ma grand-mère !  J’ai particulièrement apprécié la note sur la paléographie et, évidemment, sur la diplomatique.
(via le sémillant archivalia

Numériser de l’ancien – chapitre 1: la Grande Illusion

A la suite de quelques réflexions intéressantes lancées par Manue du Figoblog et son geek éclairé et éclaireur du monde virtuel médiéviste, mais aussi de divers commentaires pertinents dans mon antépénultième note, je prolonge la discussion sur la numérisation des documents anciens, de l’illusion à la réalité.

D’abord et avant tout, il convient de dire que j’ai quelques titres pour parler de numérisation de manuscrits et d’archives, que ce soit par le biais de travaux systématiques menés à grande ou moyenne échelle par des collègues de mon équipe de recherche ou par moi-même, que ce soit par le biais d’une participation extérieure (comme « conseil ») à des expériences menées par d’autres équipes, ou enfin que ce soit par mes lectures personnelles. Je parle cependant à titre totalement personnel!

Avant tout, pour que les choses soient claires, distinguons entre les manuscrits, documents de type littéraire, contenant les oeuvres d’histoire ou de littérature, de prose ou de poésie…, conservés dans les bibliothèques… et les archives, documents de type normatif, d’administration, de gestion, qui attestent des droits, organisent la société, renforcent la cohérence sociale, politique, juridique, économique voire religieuse de cette société.

Comme l’affaire est d’importance et de taille, je scinde ma note en deux chapitres, le premier ci-dessous, le second dans un jour ou deux. L’un consacré à l’illusion de la panacée du « tout numérique » ; l’autre aux grandes avancées que le numérique induit et pourrait induire.


1. La Grande IIlusion de la numérisation.

Une anecdote: « on raconte » qu’un ministre d’un pays européen cher à mon coeur, en visite dans le principal dépôt d’archives publiques du pays, aurait lancé à la cantonnade d’archivistes larmoyant à juste titre sur le manque d’espace pour ranger les petits papiers dont ils avaient la charge: « moi, à votre place, je numériserais tout puis je jetterais les documents, ça vous ferait de la place! Vraie ou fausse, l’anecdote est significative: la numérisation semble, aux yeux de tous, être la panacée.

C’est une obsession bien ancienne… L’idée que reproduire un manuscrit permet de s’en passer presque définitivement est répandue depuis la fin des années ’30 du XXe s., lorsque le microfilm a été utilisé à large échelle pour reproduire des manuscrits, afin de permettre aux érudits de n’avoir plus à courir le monde pour établir les textes fondateurs de l’humanité. Très vite, de grandes collections de microfilms ont été mises en place, les unes par les bibliothèques elles-mêmes, les autres par des institutions scientifiques spécialisées.

Mais le microfilmage extensif, pas plus que la numérisation de masse, ne sont et ne seront jamais la panacée. Ils ne remplacent pas les éditions scientifiques rigoureuses, où l’on restitue des textes anciens à l’aide de dizaines de manuscrits criblés de variantes différentes, selon les copistes qui les ont transcrits. Le spécialiste cherchera au travers de tous ces manuscrits, par le biais de techniques très sophistiquées et presqu’ésotériques (ça s’appelle l’ecdotique), à reconstituer le texte original. J’ajoute qu’aucun système de base de données n’a permis, jusqu’ici, de suppléer à ces techniques avec les mêmes résultats.

La numérisation n’est pas la panacée parce qu’on aura toujours besoin de voir les manuscrits, leur texture, leur forme, leur reliure, le papier, l’encre, les dimensions exactes, les couleurs (piètrement rendues à l’heure actuelle par la numérisation), pour des recherches d' »archéologie du livre », entre autres.

Elle ne l’est pas parce qu’on ne pourra jamais, avec les moyens financiers actuels, procéder à une saisie numérique en prise directe sur les manuscrits: cela coûterait une fortune que les bibliothèques ne sont à l’heure actuelle plus prêtes à payer, sauf pour quelques opérations de prestige ou de sauvetage. D’autant plus que la plupart de ces manuscrits ont déjà fait l’objet d’une ou plusieurs campagnes de microfilmage: recommencer encore une campagne de numérisation « en prise directe » n’est pas, à l’heure actuelle, rentable du point de vue bibliothéconomique ni même scientifique.

Le jeu n’en vaut pas la chandelle! On numérisera donc… les microfilms, plus ou moins anciens, plus ou moins bien faits, plus ou moins usés, plus ou moins abîmés. A l’heure actuelle, les techniques de numérisation de microfilmage de masse existent, très chères. Le résultat dépend des exigences de départ quant à la qualité de la numérisation de ces microfilms (et donc de l’argent qu’on peut investir). Il dépend aussi très largement, on l’a compris, de la qualité des microfilms. Il dépend enfin des moyens humains mis à disposition pour indexer les prises numériques, leur accoler des métadonnées.

On me rétorquera, choqué: et ces magnifiques entreprises de numérisation d’images anciennes, d’enluminures de manuscrits, menées par des équipes de pointe avec du matériel de qualité, qui donnent déjà des résultats publiés sur le web ? C’est vrai, c’est vrai, superbe travail… mais pour suivre et aller encore plus loin que Manue dans son dernier commentaire à ma note, c’est une tout autre entreprise que de numériser « en masse » des manuscrits. Cette numérisation d’images est préparée minutieusement: on dépouille un manuscrit de 200 folios, on y choisit les miniatures et les enluminures importantes: 20, 10, 3, 1 folios sur l’ensemble… Pas question, pas plus pour les images que pour des numérisations « en masse » de manuscrits, d’utiliser le scanner « à plat »: de lourds bancs photos sont mis en place. Ce sont des spécialistes qui réalisent des clichés à très haute définition et en prise directe puis qui les « développent » (car, contrairement à l’idée reçue, une image numérique brute -en format RAW, le plus souvent- est inutilisable, elle doit faire l’objet de bien des traitements par des spécialistes de l’image). Ensuite, ces images sont revues et indexées avec des métadonnées en grand nombre par d’autres spécialistes des images médiévales. On ne peut numériser les manuscrits de la sorte, en prise directe, « en masse », à l’heure actuelle, avec le même degré de qualité, les mêmes traitements. C’est une question de moyens: il faudrait décupler les effectifs des équipes de photographes et de spécialistes de l’image, décupler les moyens financiers. Sans oublier les espaces de stockage qui doivent suivre… Or, pour l’instant, y’a pô d’sous pour ça. En tout cas, pas assez.

La numérisation n’est pas la panacée car, même si elle en venait à boucler la reprise de tous les microfilms déjà effectués, même si on accole à ces images de manuscrit les métadonnées nécessaires… ce ne seront jamais que les manuscrits médiévaux, pour l’essentiel, on s’arrêtera à 1550 environ… Les manuscrits modernes et contemporains, eux, beaucoup, beaucoup plus nombreux, restent à microfilmer et donc à numériser pour la plupart.

Enfin, la numérisation, s’agissant des archives anciennes, est un leurre. Car si on a microfilmé une grande partie des manuscrits des bibliothèques publiques de France, ce n’est pas le cas du tout pour les archives. On pourra donc numériser tous les manuscrits sur microfilms, mais pour les archives, il faudra repartir de zéro, des documents originaux. Seuls quelques fonds (voir ici -obtenu via l’essentiel Figoblog ;-)) ont été microfilmés et pourraient donc être traités, comme les registres paroissiaux d’avant 1800 ou les registres d’état-civil, pour nos p’tits potes les généalogistes. C’est le cas dans certains dépôts, comme celui de l’Aveyron : (voir ici ou ici). L’objectif: permettre aux généalogistes, LE public essentiel des dépôts d’archives, de consulter aisément ces documents essentiels à leur travail, sans souci et surtout sans risquer de les abîmer (vous devriez voir l’état des registres paroissiaux anciens non microfilmés après le passage de hordes et de hordes de généalogistes: Attila était un gamin à côté -j’ajoute que ce n’est pas nécessairement l’incurie des généalogistes qui est en cause, mais plutôt leur nombre…). Et encore, ces opérations salvatrices et efficaces coûtent terriblement cher: « 2 à 3 millions de pages pour les registres paroissiaux et d’état civil [d’un dépôt], par exemple, pour des montants pouvant dépasser le million d’euros » (Culture et recherche, 103, nov.-déc. 2004, p. 5). Les archives anciennes, médiévales, ne le seront jamais, sauf au coup par coup, par dossiers très ciblés et « porteurs » (tous les « cartulaires cisterciens », par exemple). Pourquoi ne traitera-t-on jamais numériquement, du moins pour l’instant, ces documents ? Simplement une question de rentabilité. Ces documents du XIIIe, XIVe, XVe s… ne sont consultés à l’heure actuelle que par deux, trois personnes par décennie, voire moins (ce n’est pas le cas pour les manuscrits « littéraires », bien plus consultés) : j’ai personnellement ouvert des dossiers et des chartes que personne n’avait vus depuis le XVIIIe s., depuis leur entrée dans le dépôt d’archives. On n’imagine donc pas consacrer des sommes démesurées pour numériser des séries d’archives que, peut-être, deux ou trois personnes seulement consulteront en vingt ans. Même si la numérisation devrait malgré tout faciliter la consultation et probablement au moins doubler le nombre de lecteurs, ce n’est pas suffisant… là aussi, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

Envisager la numérisation comme la solution aux problèmes multiples que rencontrent bibliothèques et dépôts d’archives, pour l’instant, reste une utopie à court terme. Mais, pétri d’un optimisme confondant, je ne peux pas m’en tenir à ce constat dépité. La numérisation permet et permettra des avancées fulgurantes du point de vue scientifique ; je crois personnellement, malgré tout, à l’établissement de « bibliothèques virtuelles » dans une dizaine d’années. Mais j’en dirai plus dans le second chapitre… à suivre donc!

Kekeries

Dépassionnons le débat (quoique).

Moi aussi, je peux faire des kekeries!

Vous connaissez certainement la tapisserie de Bayeux, représentant l’invasion de la Normandie par Guillaume le Conquérant en 1066 (la bataille de Hastings et tout ça) (pour les enseignants: un dossier ici).

Eh bien, des rigolos ont mis en place un petit site où vous pouvez raconter des histoires à l’aide de tous les personnages de la tapisserie, avec du texte dans la graphie de la tapisserie…Puis vous pouvez tout sauvegarder dans une galerie publique.

Je me suis bien amusé. Voici mon oeuvre, comme promis:

Je sens confusément que je vais encore me faire des copains ! 😉

L’art de se faire des amis

Mon blog tourne rond, comme moi d’ailleurs. Toujours un bon public, je m’y sens bien. Le monde dans lequel ce blog gravite me surprend davantage: ainsi, je reste amusé devant les cases où les acteurs de cette chère blogosphère me rangent le plus souvent. Probablement fais-je « sérieux », peut-être que ça vaut mieux.

Le plus étonnant est de voir les moments où ce blog devient réactif. Si je métablogue, boum, ça y est, me voilà cité par tout le Saint-Frusquin… Métabloguer, ça rend bien. Là, dernièrement, un peu pour rire mais surtout parce que j’enrage en voyant ça, j’ai touché à l’icône de saint Guillermito à propos de sa collection de manuscrits médiévaux. J’avoue avoir été un peu inquiet en postant la note. Vu que c’était la « star » des blogs, que le nombre de blogs qui parlent de cette affaire est impressionnant, donner un coup de barre à mine dans le reliquaire m’a fait craindre des retours de flamme, des réactions violentes. Mais… rien. Juste un petit vent négligent qui me titille le nez. Même pas un Zéphyr ou un Aquilin. 

Je n’en pleure pas, au contraire, je déteste la castagne on ze blogs. Mais j’en reste interloqué. A bien y réfléchir, tout s’explique. Parler de « l’affaire Guillermito » pour elle-même, alla medievale (avec le medievist touch, si vous préférez), m’aurait « rapporté » citations et lecteurs… parler de manuscrits foutus en l’air dans la collection du même, par contre, on s’en tape ou peu s’en faut. Comme si mettre en pièces des manuscrits médiévaux était moins important que l’affaire Viguard. Étonnant, quand même. Que voulez-vous, les manuscrits médiévaux, c’est pas « bloguable » (sauf si vous en avez de jolies photos devant lesquelles on fait « oooohhh »).

Mais s’impose de plus en plus, et cela m’énerve, parallèlement à la montée en régime des blogs, une pensée du « bon à bloguer ». Car tout n’est pas bloguable, attention, soyez respectueux de la nature, des petits zenfants, des victimes du tsunami, des zanimaux, des pauvres et des riches, du libéralisme et du socialisme, des zintellectuels de pacotille et des comiques troupiers. Il y a une pensée « bloguesquement correcte » qui s’impose.  Tandis que, par ailleurs, on demande d’écrire avec hargne, de critiquer sans filet avec du « je pense que », de décrire par le menu ses activités sexuelles d’homme ou de femme libéré, de casser sa vie, son patron, ses amis. Il faut plaire.

Tout cela est lié au fait que bon nombre de lecteurs sont persuadés que cette vie qu’ils lisent dans ce blog, c’est la vraie vie. L’immonde bête de la téléréalité s’est mangé la queue: les récits des blogs sont devenus synonymes de webréalité. Si on se rend compte de ça, on comprend un peu mieux la coupure générationnelle sur les blogs, cette distinction entretenue consciemment ou non par des tas de blogs, comme celui de Maia Mazaurette, entre les jeunes qui sont libres et les vieux complètement has been. On comprend un peu mieux la hargne des commentateurs de blogs qui clouent au pilori à coups d’insultes le moindre écart de blogueur par rapport à un comportement bloquesquement incorrect (voir la série d’illustrations de décembre de la dessinatrice Cha). On comprend un peu mieux l’adulation d’autres par rapport à des « stars » du blog (j’aime le mot « star », décadent et puéril comme pas permis) comme le fameux Max qui a toujours réussi à garder un équilibre remarquable dans ses notes, juste assez délirantes pour être jubilatoires, mais pas trop pour toujours rester crédibles pour le tout venant. Comme les ptits cons de la starac représentent un idéal pour les 10-14 ans, Max représente un idéal pour les cadres moyens frustrés.

L’expansion du monde des blogs s’explique par là, entre autres. Le blog devient l’Outil de communication qui apportera le Salut. Le voilà sacralisé sur l’autel des nouveaux prédicateurs télégéniques: on invite Maia « djeunz rulez » chez Bern, bientôt, à coup sûr, ce sera Despentes chez Ardisson, DSK et Juppé chez Fogiel, et puis Kek chez Cauet. Je regarderai juste Cauet. Blog est le mot de l’année 2004, les bloggeurs sont les personnages de l’année 2004, bêlent les médias (cf. ici) dans un délire onaniste ! Amusant. Il faut en être, tous veulent leur blog. Et maintenant, le chic du chic est de juste faire un tour à « Paris Carnet » pour y prendre ses amis, mais sans y rester… Pèèèris Câârnet, c’est devenu si commun, ma chèèèèèreuuu…

Je ne sais si les blogs connaissent une expansion parce qu’ils offrent un espace de webréalité vraie ou fausse… ou si la soif de réalisation personnelle immédiate aux yeux du monde s’est emparé a posteriori de l’instrument. Ce qui est sur, c’est que le système se codifie. Et que cela me gêne. Soyons clair. Je ne serai jamais célèbre, je ne serai (probablement 😉 ) pas une « star du web », parce que j’ai plus de 35 ans, parce que mon discours ne sera pas (trop) conforme, parce que je n’ai pas envie de dire des choses (trop) consensuelles puisqu’on doit dire des choses consensuelles, parce que je préfère (souvent) citer Verhaeren à Beigbeder, parce que, ici, j’ai juste envie de faire autrement mon métier et de dire autrement ce qui me passionne. C’est à ce prix que je continuerai à trouver les blogs « intéressants ».

Bon, évidemment, j’ai métablogué, là.