Confession, Libération, sociologie des religions

Dès hier, Libération a lancé sa riposte à la fête catholique de Pâques, avec un petit dossier sur la confession catholique -qui connaîtrait un revival inattendu auprès des fidèles-, avec quelques petites vannes à la sauce Libé. Que ce grand journal défende avec sa verve habituelle, engagée et grinçante, les tendances anticléricales de la République sainte, laïque et apostolique, ça ne me dérange pas du tout, c’est même assez naturel. Mais le dossier « confession » pèche par quelques faiblesses difficilement pardonnables.

D’abord, j’aimerais que soient décrites toutes les sources qui ont servi aux journalistes pour qualifier ce renouveau (puisque Libé sur le web n’en dit rien): le leitmotiv du dossier serait-il seulement le produit de l’intuition du journaliste… ou bien des analyses statistiques et/ou sociologiques sont-elles à l’origine de cette prise de position ? Où sont les sources ? Sont-elles seulement cléricales ? Ca change tout, évidemment…

Ensuite… du point de vue historique, placer le grand moment de la confession en 1551, au concile de Trente, est une absurdité: la confession, née très tôt au sein des premières communautés chrétiennes et en usage surtout dans les milieux monastiques, a connu son essor essentiel et son heure de gloire au XIIIe s., lorsque l’Eglise, par un coup de génie politique et spirituel, s’est ouverte tout d’un coup aux masses des croyants laïques, par le biais de la prédication en langue vulgaire, par le biais des couvents de religieux mendiants implantés en ville, par le biais de la confession, qui leur étaient adressés directement. Tandis que les croyants se sont davantage accrochés à l’institution-Église en se l’attachant, par le biais des confréries, des confraternités, des métiers… autant d’associations laïques prenant une place essentielle dans l’ecclesia. C’est ainsi que les croyants sont devenus des fidèles -« fidélisés » à et par l’Eglise.

Mais les plus grandes faiblesses de ce dossier résident dans la pseudo-approche sociologique, qui manque de finesse et surtout de réflexions causales -je ne parle pas des analyses cléricales, elles aussi, par la force des choses, nécessairement subjectives. Raccrocher le renouveau de la confession actuel à la grande mode des déballages médiatiques actuels est facile: mais nulle part je ne trouve d’explication à tout cela. Pourquoi a-t-on besoin de ces grands et petits « déballages » ? Le constat ne se suffit pas à lui-même. Or, il y a des explications, on les trouve auprès des sociologues eux-mêmes.

Et d’abord, en explication ultime, le développement de l’individualisme, de la suprématie de l’idée individuelle et du rejet des grands systèmes de pensée, idéologies, jugés mortifères Pour faire court, la société ne veut plus d’une « pensée collective » mais se conçoit comme une somme de témoignages et de pensées individuelles. La société devient une somme d’individualités voire d’individualismes.

Au niveau religieux, ce phénomène trouve des retentissements encore plus forts. Lors du concile Vatican II, en pleines Golden Sixties, l’Eglise catholique avait voulu faire table rase, à la façon de l’époque, de longues traditions raccrochées alors au soi-disant obscurantisme médiéval alors qu’elles trouvaient leur expression la plus aboutie dans ce terrible XIXe s. moralisateur. Dans ce cadre, les grands responsables misèrent tout sur le collectif et passèrent au bleu les dérives individualistes. La confession individuelle fit partie de la charrette, elle qui visait, au XIXe s., à faire du curé de paroisse un peseur d’âmes et une épée de damoclès spirituelle et morale. Conçue comme telle, la confession n’avait en effet guère de raison de survivre au grand chambardement des années ’60. Les beaux meubles-confessionnaux qui ornaient les églises furent démontés et se retrouvèrent en salle de vente ou furent brûlés.

Mais… ces dernières années, les fidèles ont imposé un changement brutal à l’institution ecclésiastique (comme le reconnaît le clergé lui-même), en parallèle aux mutations individualistes: chacun se met à créer son propre univers religieux, reconnaissant tel dogme et non tel autre, tel sacrement et non tel autre, tel prêtre et non tel autre, au nom de son expérience spirituelle et de son jugement personnel. La crise de l’Eglise, la crise du religieux, c’est ça, ce n’est pas le retour des vieux démons d’institutions ecclésiastiques en mal de contrôle de la société… c’est plutôt la récupération du fait religieux par chacun qui y va de son analyse religieuse personnelle. Entre l’athée militant anticlérical (sorte de « religieux laïque ») et le super-catho tradi, se déclinent une infinité d’approches religieuses qui se traduisent par des comportements très concrets. Dans ce cadre, la confession individuelle des Catholiques est une des formes religieuses récupérées et exigées par certains auprès du clergé dans le cadre de leur propre processus religieux personnel.

Certes, cette théorie sociologique est probablement fragile sur certains points: ce n’est qu’une théorie sociologique, développée notamment par les sociologues du fait religieux (G. Davie, D. Hervieu-Léger, R. Lemieux, J.-P. Willaime…). Elle souffre certainement de ma propre interprétation un peu triviale. Mais elle a au moins le mérite de dépasser le simple constat d’une insoutenable légèreté, proposé par les journalistes de Libé.

La vulgarisation selon Arlette Farge

Arlette Farge est une grande historienne du XVIIIe s., spécialiste de l’histoire des pauvres, des sans-grades, des sans-traces, des oubliés et des damnés de la terre. Elle va chercher au fond des archives judiciaires les traces de leurs paroles et leurs gestes: ce sont souvent les seules traces, infimes, de ces vies depuis longtemps effacées. J’aime assez les travaux d’Arlette Farge, pour cette ferveur en l’homme, pour ce contact sensuel entre elle et l’Autre -les Autres-, au travers des pleins et des déliés qui battent les mesures de la justice d’alors dans les registres d’archives. Elle vient de se livrer elle-même, dans des entretiens avec le compositeur Jean-Christophe Marti. Je vous livre ici sa vision de la « vulgarisation », comme on dit… vulgairement. La « vulgarisation« , pour les scientifiques, c’est l’art de parler pour les non-spécialistes, de dire son savoir pour que les non-initiés puissent le comprendre. Arlette Farge sait y faire et je vous propose de lire sa position à ce propos.

« J.-C. Marti: Quels sont les éléments ou les contenus que vous aimeriez transmettre à un large public, sans avoir pu le faire jusqu’à présent ? Redoutez-vous certains effets de la « vulgarisation », ou est-ce pour vous un faux problème ? Et y a-t-il une histoire broyée et simplifiée à outrance par les médias qui vous révolte et peut entraver ou paralyser la pensée, le travail, l’existence même de la discipline historique ?

A. Farge: Trois choses importantes sur ce thème:

-Croire en la possibilité d’une transmission exigeante face à tous publics. cela demande énormément de travail -et peut-être beaucoup d’envie de le faire-, mais c’est toujours un challenge réussi. On peut passionner un auditoire avec ses recherches sans jamais en abaisser le niveau ni les lignes de fuite, mais en les entourant de tous ses présupposés: pourquoi on travaille ainsi ? Pour qui ? En quoi est-ce passionnant ? Et surtout, en histoire, il faut essayer de parvenir à ce que ceux qui vous entendent se sentent concernés intimement et collectivement par le passé de ceux qui ont vécu avant eux.

-Avoir du temps. Si bien qu’il faut se méfier de la transmission par les médias, et notamment via la télévision, qui oblige à une simplification outrancière, rendant l’ensemble du discours incompréhensible.

-Prendre garde aux effets de ce que l’on transmet, et avoir un discours le plus clair possible. Il me semble -sans en être totalement sûre- que c’est à ce moment-là qu’il faut au maximum expliquer ses positions théoriques et ses postures éthiques; afin que le public comprenne les enjeux du discours, mais aussi qu’il se sente parfaitement libre de l’accepter ou de le refuser. Être libre de: là est l’essentiel. »

Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ? Entretiens avec Jean-Christophe Marti, Paris, 2005, p. 28-29.

Parlez-vous la langue Bolkesteinienne ?

Les médiévistes tentent de (re)faire le monde. Ce n’est pas toujours chose aisée: les ruptures de mentalité, les blocages administratifs ou institutionnels torpillent parfois les espoirs de fédérer telle ou telle communauté autour d’un thème de recherche. Mais la plupart du temps, ces différences essentielles sont dépassées par les scientifiques. En réalité, l’obstacle essentiel reste la langue. L’anglais, passe encore. L’espagnol, l’italien, on s’en sort… L’allemand, c’est déjà plus difficile (combien parmi vous consultent régulièrement l’excellent blog Archivalia ?). Et le néerlandais ? Là, on se compte sur les doigts d’une main… sauf pour mes amis belges qui maîtrisent souvent l’idiome. Inutile ? Du tout… c’est vrai que les Néerlandais et les Flamands usent de l’anglais comme langue scientifique… mais leur langue maternelle reste essentielle. Un seul exemple, de taille: le très intéressant weblog du Constantijn Huygens Instituut.  C’est un outil de cet institut hollandais dédié aux éditions de textes et à l’histoire intellectuelle, du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Il ne s’agit pas de tomber sous le charme de l’exotisme batave, mais plutôt d’admirer et de suivre l’avancement des projets que soutient cet institut, pour le Moyen Âge notamment: ils sont de grand intérêt -depuis « CIVICIMA. Études sur le vocabulaire intellectuel du moyen âge » jusqu’au « Lexicon latinitatis neerlandicae medii aevi » en passant par des éditions « digitales » de manuscrits médiévaux originaires des Pays-Bas. L’obstacle de la langue est réel, mais il ne peut tenir face à l’intérêt de ces entreprises étrangères. Il faut dépasser ses préventions. Het is van belang deze texten te lezen…

PS: à propos du fameux commissaire européen d’origine néerlandaise Bolkestein dont on nous rabache le nom sans arrêt ces derniers temps: ne prononcez plus « Bolkechtein » (à l’allemande, ridicule!) mais bien à la hollandaise comme il se doit: « Bollkesteiynn ».

via archivalia

Ne libérez pas la diffusion des thèses!

Via lafeuille de Hubert Guillaud, une intéressante réflexion d’Emmanuel Barthe, documentaliste juridique, à propos de la « Libération des thèses ». C’est le point de vue éclairé et intéressé d’un spécialiste de la documentation juridique qui est exposé ici, avec en final l’idée que les universités (entre autres et surtout) devraient se charger de la publication en ligne imposée à toutes les thèses soutenues devant elles.

L’idée paraît séduisante: c’est vrai que souvent, bien des richesses y sommeillent… Sur certains points précis, les spécialistes savent souvent qu’une bonne thèse a été soutenue ici ou là, qu’elle est encore inédite et ils rêvent de la consulter, tentent de le faire et y parviennent parfois -de préférence avec l’accord de leur auteur. Mais l’idée d’une publication en ligne, exhaustive, imposée à toutes les thèses, bonnes et moins bonnes, me semble, à moi, historien, inutile, voire mener à un gaspillage des ressources des institutions de recherche et d’enseignement, déjà en bien mauvaise posture.

Inutile parce que déjà les spécialistes sont submergés sous des dizaines de kilogrammes de papier et des milliers de kilo-octets de fichiers électroniques. La production intellectuelle sous forme de publications s’accroît de manière démentielle ces dernières décennies, de manière inversément proportionnelle aux moyens humains et financiers des institutions de recherche: elle est à grand peine maîtrisable. Personne ne peut plus lire tout ce qui sort, même dans sa propre discipline… Il faut donc hiérarchiser les lectures : la publication encouragée des « bonnes » thèses permet de faire un premier tri ; si tout était publié en ligne, sans sourciller, la masse documentaire qui nous tomberait dessus serait effrayante et encore moins maitrisable. Ah, mais les lecteurs peuvent faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, nous assure Emmanuel Barthe: « ils en sont largement capables ». Qu’ils en soient capables, c’est probable. Mais qu’ils aient le temps de faire ce tri est illusoire: comment porter un jugement rapide et surtout objectif sur la qualité d’un travail de 300, 500, 800 pages au moins, en trente minutes ou une heure ? Personnellement, je ne peux pas y arriver et j’ose croire que c’est normal.

D’autant plus que ces thèses balancées en ligne juste après la soutenance seraient proposées avec toutes les scories de l’exercice académique dont elles sont le résultat, parfois enfanté dans la douleur, parfois terminé en hâte et méritant un bon nettoyage avant publication: d’excellentes thèses sur le fond mais mal présentées ou mal écrites se verraient réléguées aux oubliettes pour ces raisons tandis que de mauvaises, rédigées avec soin, tiendraient le haut du pavé: quelle injustice! Ainsi, j’ai sous les yeux certaine thèse au sujet remarquable et au propos original mais trop vite publiée en livre, sans nettoyage ni aménagement stylistique: le pauvre ouvrage est illisible et la recension que je dois en faire pour une revue spécialisée risque d’en souffrir. Quel dommage… alors, vous imaginez, le cauchemar de 100, 200 thèses par an moulinées sur le web volontairement de cette façon ?

Il n’y a rien à faire, une publication dans les règles de l’art (sur papier ou en ligne) vaut plus qu’un ouvrage inédit, grâce au jugement des membres du jury de thèse, au soutien de la maison d’édition, à l’aval des comités de rédaction. Et si par malheur la thèse excellente reste inédite, il sera toujours possible de demander l’autorisation de consultation à son auteur. Car, personnellement, je déconseille formellement à tout auteur d’une thèse encor inédite de donner son blanc-seing de consultation libre auprès de l’Atelier national de reproduction des thèses. Car vous ne savez pas si vous la publierez ou non, ni en combien de temps vous arriverez à la publier, ni si vous publierez tout. Mais par contre, vous pouvez vous faire piller si vous laissez aller et venir n’importe qui, n’importe comment dans votre travail inédit. J’ai dit « piller » et non plagier: c’est peut-être pire, puisque vous n’avez aucun recours… Ainsi d’autres publieraient ces idées qui vous auront coûté sang, sueur et larmes -ou du moins s’en inspireraient- mais à leur nom… et il vous serait inutile, par la suite, d’envisager de publier ces pages, puisque vous aurez été devancé par le pillard. Je le sais d’expérience, j’ai été pillé moi-même (comme beaucoup de mes collègues), ayant commis la bêtise, il y a bien des années, de laisser à un « ami » la consultation d’un de mes travaux inédits… travail qu’il s’empressa de reprendre, de réécrire habilement et de publier à son nom, me coupant l’herbe sous le pied sans recours. Donc, il faut être intransigeant: si quelqu’un veut utiliser votre ouvrage, qu’il vous demande la permission personnellement.

Eh oui, obtenir cette autorisation, faire reproduire d’une façon ou d’une autre l’ouvrage inédit, ça vous prendra du temps, et si vous êtes pressé, vous n’arrangerez pas l’état de votre ulcère! Mais… si, plutôt que courir derrière des centaines de pages à la qualité relative, derrière des autorisations hypothétiques, si plutôt que cela, vous vous appliquiez à chercher les derniers travaux publiés sur le sujet, à l’aide des bonnes vieilles méthodes d’enquête bibliographiques traditionnelles…? eh bien, je suis certain que vous gagneriez du temps!

Peut-être les juristes peuvent-ils opposer d’autres arguments aux miens, qui sont plus adaptés aux recherches historiques ? Je n’y crois guère, mais qui sait! Il me reste à remercier Emmanuel Barthe pour cette note bien intéressante et fort stimulante: tenter d’y appliquer les grands principes de la quaestio médiévale a été un plaisir.

Le Molière de la diplomatique du Loiret

Les avant-propos et introductions des livres sont des pièces essentielles qui souvent colorent l’ouvrage de teintes bien différentes, parfois assez intimistes. Je lis toujours ces pages liminaires où l’auteur se livre avant de laisser le récit vivre sans lui. On y distingue des hommes passionnés ou désabusés ou désinvoltes, éprouvant le besoin de se justifier de tout et de rien, s’abandonnant aux litanies de remerciements mécaniques et terminant par quelques mots humides et souvent sincères pour « celui ou celle sans qui cet ouvrage n’aurait pu exister ». Parfois on y trouve d’étranges fragments de vie qui s’animent fugacement…

« La société archéologique et historique de l’Orléanais, dans sa séance du 9 juin 1899, votait les conclusions du rapport présenté par M. Thillier, proposant […] la publication intégrale du Chartularium Ecclesie Aurelianensis vetus [cartulaire, recueil de copies de chartes médiévales], dont le ms. 78 de la collection Baluze à la Bibliothèque nationale nous a conservé la copie […]. Le rapporteur était désigné pour entreprendre ce travail ».

Voilà comment débute l’avant-propos de ce gros livre jauni intitulé Cartulaire de Sainte-Croix d’Orléans (814-1300), publié par Joseph Thillier et Eugène Jarry à Orléans, en 1906. Ainsi donc, Joseph Thillier se proposait d’éditer de manière critique et de publier sous forme imprimée une copie manuscrite moderne d’un recueil médiéval de copies de chartes médiévales de l’église Sainte-Croix d’Orléans (et pourtant, je vous assure, tout cela est d’une simplicité confondante…). Oeuvre louable que celle entreprise par cet érudit local. Il se mit au travail… Reprenons le fil de l’avant-propos -c’est ici que tout est dit:

« Après une très honorable carrière dans le notariat, M. Thillier, un moment élève de l’Ecole des Chartes, revenait ainsi aux études de sa jeunesse, et il n’en dissimulait pas son plaisir. Il se mit à l’oeuvre avec une ardeur juvénile, dont l’excès, indulgent à des cerveaux de trente ans, peut devenir mortel dans un âge plus avancé. Le 25 octobre 1900, en plein travail dans la salle des manuscrits de la Bibliothèque nationale, M. Thillier était terrassé par une attaque ».

Tirer sa révérence en pleine salle des manuscrits de la BNF, cracher son dernier souffle sur un manuscrit, c’est Molière qui s’écroule sur scène… Dans ce petit paragraphe, on sent à la fois l’envie et l’admiration de l’auteur de l’avant-propos (Eugène Jarry, qui achèvera et publiera le travail du martyr de la diplomatique), mais aussi comme une sentence moralisatrice très dix-neuvième siècle:  ménage tes neurones si tu n’as plus trente ans!
N’empêche, c’est probablement cela, aimer l’histoire à en crever!

« il faut rappeler que la réception [d’une oeuvre] est création, et la consommation, production »

A qui « appartient » une oeuvre, un texte, un dessin ? Qui en est réellement « propriétaire » ? L’oeuvre existe-t-elle pour elle-même, indépendamment des supports sur lesquels elle se trouve posée ? C’est un questionnement que les historiens de la culture connaissent bien: la matérialité de l’oeuvre est une réalité; aucun spécialiste averti ne peut douter que tel récit de la vie de François d’Assise n’existe pas de la même façon dans un manuscrit original du XIIIe s. et dans une édition pieuse du XIXe s., même si c’est un contenu textuel identique. Mais cette perception de la matérialité de l’oeuvre et ses conséquences, notre société l’a perdue.

« L’histoire du livre a, en effet, durablement -et paradoxalement- séparé l’étude des conditions techniques et matérielles de production ou diffusion des objets imprimés et celle des textes qu’ils transmettent, tenus pour des entités dont les différentes formes n’altéraient pas la stabilité linguistique et sémantique. Il y a dans la tradition occidentale de fortes raisons pour une telle dissociation: la force perdurable de l’opposition entre la pureté de l’idée et sa corruption par la matière, l’invention du copyright qui établit la propriété de l’auteur sur un texte toujours identique à lui-même, quel que soit son support, ou encore la définition d’une esthétique qui considère les œuvres indépendamment de leurs formes particulières et successives. Les possibilités de la reproductibilité offerte par l’imprimerie tout comme la dispersion du texte en de multiples états ont conduit, dans les raisonnements néoplatoniciens, les justifications de la propriété littéraire ou les catégories du jugement de goût, à l’abstraction des discours » […].

« C’est contre cette dématérialisation des textes qu’il faut rapporter toute production écrite, quels qu’en soient le genre ou le statut, aux catégories d’assignation, de désignation et de classement des discours propres au temps et au lieu qui sont les siens et, en même temps, aux formes matérielles de son inscription et de sa transmission. Oublier cette double historicité de l’écrit, c’est risquer l’anachronisme qui impose aux textes anciens des formes et des significations qui leur étaient tout à fait étrangères. La leçon vaut pour les œuvres littéraires, dénaturées par un projection rétrospective de catégories élaborées par l’esthétique préromantique et la philologie savante, mais elle vaut aussi pour les écrits les plus humbles dont changent avec le temps les désignations, les supports et les usages ».

« Comprendre cette ‘culture graphique’ partagée exige de situer les pratiques qui la produisent, à la fois dans leur autonomie créatrice et dans les limites qui les contraignent. Toujours, les significations imposées par les textes, les objets, les normes sont déplacées, débordées, réinterprétées. Mais toujours, aussi, l’invention est bridée par des compétences, des normes, des disciplines, des censeurs. Contre une vision trop simple qui suppose l’asservissement des lecteurs aux messages inculqués, il faut rappeler que la réception est création, et la consommation, production. Mais, contre la perspective symétrique, qui postule l’absolue liberté des individus et la force des imaginations sans limites, il faut rappeler que toute appropriation est enserrée dans des conditions de possibilité historiquement variables et socialement inégales. Il faut donc repérer comment, dans des contextes divers et pour des pratiques différentes, s’établit le croisement paradoxal entre contraintes transgressées et libertés bornées ».

Roger Chartier, Culture écrite et littérature à l’âge moderne, dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001, p. 783-802, ici p. 800-801.

La dissociation de l’oeuvre et de son support, la relativisation du concept d’auctoritas: du grain à moudre dans la grande discussion qui fait rage autour du droit d’auteur et du statut de l’oeuvre, déchirant partisans du P2P, juristes et majors de la culture commerciale. Oh, il ne s’agit pas de prendre position sur base du « passé », pour l’un ou l’autre. Plutôt de nuancer les paroles définitives des juristes, tempérer les accents jupitériens des uns et les déclarations humanistes trop enflammées des autres. En fin de compte, ce que nous enseigne cette histoire-là, c’est que tout n’a pas toujours été aussi « carré » que certains voudraient nous faire croire. Que le monde n’est pas figé. Que le dogmatisme juridique est appauvrissant et qu’on attend là aussi de nouvelles avancées audacieuses de l’homme créateur, sur le terrain des oeuvres et de leur « matérialisation ». Qu’il faut encore et toujours de l’audace.

« Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés »

Was there any African colony treated worse than the Belgian Congo, particularly when under direct royal control? Yet it seems ordinary Belgians have little awareness of their nation’s horrifying legacy … tel est le jugement de valeur, peu argumenté hélas, d’un historien de l’art américain, David Nishimura -dont le blog Cronaca est par ailleurs de bonne qualité. Et notre collègue de s’appuyer sur un article du Sunday Herald britannique qui décrit en long et en large les horreurs de la colonisation du Congo, prenant comme point d’appui une exposition sur cette période noire, exposition qui se tient au Musée de Tervueren (dit aussi Musée royal d’Afrique centrale), près de Bruxelles.
Un peu d’histoire: en 1885, le roi des belges, Léopold II, a l’intuition que son destin se joue en Afrique. Madré homme de pouvoir, il réussit à mettre la main à titre personnel sur un énorme territoire en Afrique centrale: le Congo. Il l’exploite comme un capitaine d’industrie, sans scrupule et sans vergogne et construit l’empire du Congo sur les cadavres de ses habitants. En 1908, la propriété souveraine de l’empire colonial passe à l’autre pays sur lequel Léopold II règne de manière constitutionnelle: la Belgique. C’est le début de la période coloniale de la Belgique, qui se terminera en 1960 avec l’indépendance du pays.
Cette période méconnue se traverse actuellement au fil d’une exposition ouverte tout récemment, qui montre à la fois le colonialisme et l’image que l’européen devait se faire du Congo, notamment par le biais de ce musée de l’Afrique centrale fondé à Tervueren en 1898 comme instrument de propagande.
Qu’il faille regarder la réalité de la colonisation en face, dans toute son horreur, me semble une évidence, une nécessité. Mais que, d’autre part, un scientifique se permette des raccourcis et des jugements de valeur à l’emporte pièce, sans les fonder sur autre chose que son intime conviction et un article du Sunday Herald britannique (et pourtant, l’Empire de sa très gracieuse Majesté était lui aussi quelque peu colonial, sans grande délicatesse non plus), ça me gêne. Oh, je ne vais pas tomber dans la parano belgo-belgicaine: M. Nishimura a commis juste une erreur -grave, certes, mais juste une erreur: il a porté un jugement de valeur sans le motiver. Il s’est laissé emporter par ses sentiments et, sans rien justifier, a extrapolé, à partir de l’article de journal anglais, les idées selon lesquelles la plus horrible des colonies était belge et selon lesquelles les belges n’ont aucune idée de l’héritage horrifiant de leur nation.  Même s’il doit y avoir du vrai là-dessous, c’est un peu facile!

Le temps de l’historien

Si vous êtes encore attiré par les petites lumières de ce blog et si vous venez de temps à autre voir par la fenêtre, vous avez remarqué que je suis bien calme voire très discret: deux notes par semaine au grand maximum depuis un mois, c’est le temps des vaches maigres… Et pourtant, la période des questions existentielles est terminée: je continue le blog, c’est certain (wèèèè !). Mais bon, que ça ne vous empêche pas de m’écrire pour me supplier de ne pas arrêter ou tout simplement, pour nous rapprocher un peu plus, lecteurs-auteurs. Mais la raison de mon silence (relatif), c’est la « belle saison » de la recherche qui court depuis la mi-janvier. En effet, il en est du monde des historiens comme de bien d’autres mondes: nous avons des coups-de-feu. C’est le coup-de-feu.

L’année d’un chercheur historien n’a rien à avoir avec l’année scolaire ou l’année administrative. C’est pire, complètement décousu. Le début est à placer après les vacances scolaires, après le mois d’août, vers le 15 septembre, avec les rentrées universitaires. Le premier mois est marqué par une longue suite de réunions de préparation et mise en route de l’année. Puis reprise des cours universitaires et, dès le mois d’octobre, retour des colloques, tables rondes, journées d’études et congrès pour deux mois: animé mais pas excessivement. Un peu de temps pour faire de la recherche vers octobre-novembre, décembre étant souvent assez calme. Vient alors le temps des fêtes de fin d’année et des horribles fermetures de bibliothèques qui nous mettent en chômage technique, mais aussi des désastreuses réunions familiales… Puis le retour dans la froidure et les ténèbres de janvier. Là aussi, un petit temps de redémarrage… puis la machine s’emballe. Successivement: fin du premier semestre universitaire (donc obligation de récupérer les cours sêchés -même les profs sêchent les cours-; nécessité de boucler les programmes, tenue des examens, correction des copies…) puis, au mois de février, redémarrage de la saison des colloques et séminaires pour cinq mois. C’est là que vous recevez dans votre boite aux lettres les convocations aux colloques auxquels vous vous étiez engagé sottement à participer (c’est-à-dire, à y faire une intervention, une communication…), il y a un an et demi, dans l’euphorie d’un bon repas arrosé au cours d’un colloque dans le Trentin ou dans une pizzeria parisienne… promesses que vous aviez, évidemment, bêtement oubliées depuis. C’est là qu’on se rend compte qu’on aurait dû dire « non » plus souvent (« non » aux propositions mais aussi « non » à l’ouverture d’une seconde ou troisième bouteille de pinard lors des repas confraternels). S’accumulent donc, en plus, le temps de préparation de toutes ces interventions, plus de nouvelles poussées de réunionite, les joies de l’administration, les cours de la fac qui reprennent, enfin les problèmes de santé des enfants (les traditionnelles sinusite, otite, rhinite et autres infections en -ite), le mauvais temps (rien de tel qu’un petit aiguillage gelé pour animer une journée de réunions à Paris)… et puis, les promesses de tous types que l’on devait tenir au premier semestre et que l’on doit tenir -enfin- au second… Sans oublier l’arrivée d’étudiants stagiaires dans les équipes et la nécessité de continuer à gérer le quotidien… Ah oui, j’oubliais: il faut aussi faire de la recherche à ses moments perdus.

Et donc, semaine après semaine, je cours les colloques et les réunions, je lis mon courrier dans le train qui m’emmène une fois ou deux par semaine à Babylone, je prépare mes « papiers » pendant la nuit. Parfois, je dors. Il y a des résultats, heureusement! L’obligation du « résultat » oblige à se défoncer et à avancer deux fois plus vite que durant le reste de l’année. Et j’adore ça! J’aime ce train d’enfer, il me pousse dans mes derniers retranchements, je plonge aux tréfonds de moi-même.

Hélas, le temps du blog s’en trouve réduit… Mais je me rattraperai, promis: la pression va retomber dans quelques semaines. D’ici là, je ne vous lâche pas. J’ai encore quelques comptes à régler et des prises de positions « inconvenantes » à prendre (Wikipedia, prends garde! 😉 ). Et j’espère bien m’installer très bientôt dans de nouveaux quartiers probablement lodélisés. Reste le titre du blog: BlitztoireBlitz-histoire… J’hésite à le conserver. Qu’en pensez-vous ? Dites-moi tout.

Révolution, révolution!

L’avenir appartient-il aux amateurs-professionnels, comme bon nombre semblent le penser ? L’enthousiasme de ces amateurs de plus en plus éclairés peut-il vraiment changer le monde ? Derrière ce nouveau credo, chacun reconnaît la très agissante (remuante ?) « communauté du libre » qui trouve là comme sa « preuve ontologique ». Et pourquoi pas, tout compte fait ?

Mais quel pied-de-nez à la pesante évolution du système! Seulement… pour que cette révolution ne soit pas, comme la plupart des révolutions, confisquée par la classe/caste sociale dominante, il faudra casser ce système et ne pas se gargariser simplement de belles paroles. D’abord et avant tout, il faudra démolir le Très Grand Instrument de professionnalisation que la société veut faire de l’Université et des grands établissements d’enseignement. Retourner à une université non-professionnalisante mais plutôt dispensatrice de savoirs, de savoirs-faire et encourageant la création. Faire accepter l’idée selon laquelle un diplôme n’équivaut pas à une promesse d’emploi, la faire accepter aux entreprises comme aux individus. Socialement, le défi est titanesque.

Mais je crois sincèrement que c’est là, l’enjeu central: (re)faire faire sa révolution copernicienne à l’appréhension de la connaissance (et non la possession, car la connaissance ne se possède pas, à l’inverse du pouvoir). Les prochaines années seront passionnantes à vivre.

Numériser de l’ancien – chapitre 2: Rencontres du troisième type

Quelques mots sur le traitement électronique des documents anciens, en complément aux questions d’Hubert
Guillaud et aux réflexions de Manue dans son Figoblog. Quelques mots venant « de l’autre côté de la barrière », du côté de ceux qui étudient et tentent d’éditer scientifiquement les documents anciens. En fait et surtout… quelques mots de moi.

Quelques mots qui me permettront d’enfin confier à l’éther l’autre versant de ma pensée concernant la numérisation, ma vision « rose », optimiste de cette nouvelle mécanisation. Après le manuscrit et l’imprimé, voici le « troisième type » de diffusion de l’écrit.

Numériser, un acte technique ?

Pour les spécialistes de la bibliothéconomie, on l’a lu, « numériser » ne peut pas être seulement un acte technique. Pour les historiens de l’écrit, c’est la même chose… même si la situation actuelle est très floue. Question d’appréhension de l’instrument…en effet, certains, et ils sont nombreux, hélas, considèrent encore la numérisation comme un acte purement technique. Ils sont persuadés que, de l’application de la technique, naîtront les progrès tant espérés… très pragmatiquement d’abord: l’attribution des crédits qui ne sont plus octroyés maintenant sans une petite numerical touch ; très Realpolitikement ensuite: l’augmentation des mentions dans les Citation index, le page ranking, soit ce qu’on appelle avec emphase en louchant de l’autre côté de l’Atlantique, la sacrosainte « visibilité ». Autrement dit: il n’est pas question de véritable progrès dans la construction de la connaissance, seulement dans la diffusion de celle-ci (et encore, je demande à voir). Ces chercheurs ne vont pas essayer de questionner autrement leur données par les moyens particuliers qu’offrent les nouvelles technologies électroniques. Ils vont juste changer de système d’impression, du papier à l’électronique. Changement de support, sans plus. C’est déjà pas mal, me direz-vous. C’est vrai, il a bien fallu que les premiers incunables copient servilement la mise en page et la mise en forme des manuscrits pour que l’imprimé trouve sa place. Une phase de transition.

Seulement voilà, la période « floue » durant laquelle les premiers imprimés ont copié les modèles manuscrits, cette période n’a guère duré -au maximum une cinquantaine d’années, si je ne me trompe pas. Vu l’accélération des processus techniques et de savoir, à notre époque, ça devrait faire entre cinq et dix ans, tout au plus. Il est donc temps de passer à autre chose. A ne plus concevoir la numérisation comme un simple acte technique, mais comme un nouveau moyen de réfléchir l’information, les « sources » de la connaissance.

Numériser: pour une nouvelle édition scientifique des textes anciens

Selon moi, pour les historiens spécialistes des sources des périodes anciennes, la numérisation est une chance. Inespérée. En effet, une des missions des historiens est d’éditer scientifiquement les textes anciens: les tirer de l’ombre, confronter les différentes versions qu’en proposent les manuscrits ou éditions anciennes, restituer le texte original (Ur-Text ou archétype) et ses « mutations » au fil de l’histoire, le décrypter et le décoder, en donner une version lisible et compréhensible qui soit publiée et diffusée, reconnue sur la scène scientifique. C’est une tâche essentielle: combien de recherches historiques de longue haleine doivent leur succès à la préexistence de sources éditées scientifiquement, permettant aux historiens de se passer du retour aux manuscrits, grimpant sur « les épaules des géants » (les vrais) ? Un travail titanesque, rendu de plus en plus difficile par les exigences philologiques et historiques de plus en plus pointues, mais aussi par le dédain relatif que la communauté des chercheurs témoigne à ces « érudits » qui ne font pas de la grande Histoire en manuels et thèses ronflantes. Académiquement parlant, du point de vue de la Realpolitik (encore), éditer des documents anciens, ça ne paie pas ou ça ne paie plus guère. Sans oublier la déperdition des langues anciennes, la peur de plus en plus grande du retour au manuscrit pour les étudiants, couplés à la sempiternelle « professionnalisation » des études (qui implique donc qu’apprendre aux étudiants en histoire à faire de la recherche en histoire n’est plus une priorité). La numérisation crée donc ici une alternative. D’autant plus intéressante qu’elle permet le traitement des données « en masse », impossibles à éditer individuellement car trop nombreuses: à partir du XIIIe s., la production de l’écrit explose littéralement, les masses documentaires doublent, triplent, décuplent au XVe s. par rapport au XIIe s. Leur traitement par les scientifiques s’en ressent: on n’a jamais vraiment envisagé d’édition de corpus documentaires pour ces périodes, c’est impossible vu la taille.

Sauf par le biais des techniques numériques.

Ces techniques permettent des traitements de masse. Certains considèrent que le plus gros est fait, qu’on peut s’arrêter là… Oui et non. Ici intervient ce que tout bon scientifique met en place avant sa recherche: son questionnaire, les objectifs qu’il s’est assignés. Une réflexion préliminaire qui a mesuré l’efficacité scientifique des procédures appliquées au regard de ces objectifs. Tout est question de valeur ajoutée et de rentabilité scientifique, ici aussi. Gallica rend des services inestimables à la communauté scientifique; on ne lui demandait pas plus que ce qu’il offre là. Certes, on aurait pu numériser en plein texte tous ces imprimés anciens … mais en combien de temps et pour quel prix: vous avez déjà essayé de numériser en OCR de l’imprimé d’avant 1900, avec ses mauvais encrages, ses caractères mobiles, ses taches sur le papier ? C’est pas aussi simple qu’avec l’OCR d’une bonne feuille tirée d’une imprimante laser, je vous l’assure. Ensuite, à quoi bon avoir un grand « pot » d’ouvrages hétéroclites à interoger en hypertexte « seulement » (je dirai plus loin tout le bien que je pense de l’hypertexte) ? Quelle serait la rentabilité économique et scientifique de numérisation d’une page de texte d’un imprimé du XVIIIe ou XIXe s., face aux monceaux de documents disponibles pour cette époque ? Avoisinant zéro, selon moi. Gallica est rentable.

Mais d’autres projets peuvent avoir des objectifs différents, mis en oeuvre par des historiens avec des perspectives scientifiques immédiates.

Ainsi, numériser des journaux du XIXe s. Tâche salutaire et nécessaire, vu l’importance du media pour ces époques, mais aussi la lèpre du papier qui menace de disparition les sources de 1870 à 1970 environ. Pour numériser ces journaux, une question se pose: faudrait-il récupérer le texte ET la mise en page ? Car la mise en page et la mise en texte sont essentielles pour comprendre un document ancien comme un manuscrit médiéval ou un journal du XIXe s.: ce qui se trouve dans les marges, la place des illustrations, la disposition des textes… Récupérer le texte, d’accord. Il n’est plus toujours lisible sur les vieux journaux lépreux, il doit être restitué et rendu accessible, comme pour un manuscrit médiéval. Reproduire la mise en page, absurde. On oubliera toujours quelque chose d’essentiel, comme les marques d’imprimeur, la typographie, le tramé des photographies ou des images, la qualité de l’impression… Et si on les « oublie », des chercheurs devront retourner au document original, si du moins ils peuvent encore le consulter ou s’il existe encore (pour les journaux XIXe s., rien n’est moins sûr). La seule façon de transmettre cette mise en page et cette mise en texte, c’est la numérisation en mode image des documents anciens (de manière archéologique). Les deux techniques me semblent indispensables: proposer la transcription du texte, l’associer à la reproduction des folios en mode image. C’est ici que bon nombre s’arrêteraient, à ce que j’ai cru comprendre, confiants dans les moteurs d’indexation qui « organisent » le web.

S’arrêter là, c’est succomber aux sirènes de l’hypertexte. Faire confiance aux moteurs de recherche est une erreur. Je passerai sur les variations étonnantes de leur taux de retour, de ces fameux algorithmes qui me fascinent et auxquels je ne comprends rien. Mais l’essentiel pour moi, c’est le texte qu’indexent ces moteurs. Les problèmes des lemmes, l’écueil des langues (anciennes), la complexité littéraire ou techniques de certains documents, l’usage de la périphrase, la constitution a posteriori par la société ou les scientifiques de termes conceptuels inconnus dans les textes étudiés (le concept de « religion » apparaît avec les Lumières… or, on ne peut pas dire que les documents d’avant le XVIIIe s. ne relèvent jamais de ce concept…mais ils n’en usent pas. Si on suit cette logique de l’hypertexte, il s’avèrera impossible de faire des recherches sur des points d’histoire religieuse avant le XVIIIe s., sauf à ne jamais utiliser le mot!)… Il faut dépasser l’hypertexte: constituer des indexations de qualité. Des métadonnées pour chacune des sources, chacun des textes. Des métadonnées construites: une vraie indexation « à l’ancienne ». Ce faisant, on compensera les faiblesses des requêtes hypertexte qui resteront néanmoins utiles, pour affiner les recherches.

Ce faisant, de grands ensembles peuvent être rapidement couverts, transcrits, numérisés, indexés. Il me semble que l’édition scientifique trouve ici d’autres modes d’expression, aussi nobles mais plus efficaces. Une fois encore, mon leitmotiv: il suffit d’un peu d’audace.