blues du medieviste

Mon sejour romain touche a sa fin, deja… Toujours le meme point internet dans les odeurs d espresso de la tazza d oro. Je sors epuise de ces quelques jours… Ce matin, encore une excellente reunion pour la mise en place d un projet scientifique avec plein de partenaires: ca marche et j en suis ravi. Aussi un peu frustre: je passe ma vie a mettre en place et mener des projets de recherche pour mon labo, mon equipe de recherche et j ai l impression de ne plus avoir assez de temps pour mon propre travail scientifique personnel. Un petit coup de blues, lie a  l idee de quitter l urbs, je suppose: ca ira mieux demain. Meme les medievistes ont leurs faiblesses!

Sede vacante

Quelques lignes depuis le point internet a la tazza d oro, pres du pantheon a Rome. Pas d accents et un clavier exigeant: dure loi de l aventure.
Rome est calme. Les touristes se pressent au Vatican ou j etais ce matin pour consulter des registres de comptabilite pontificale du XIVe s. L institution pontificale semble tellement lourde qu on ne ressent pas la vacance du pouvoir. Deux signes montrent que quelque chose se passe: les echafaudages vides des chaines de television decoupent le paysage, ca a un petit air de fin du monde, comme des squelettes de dinosaure sechant au soleil…L autre signe: les queues gigantesques devant les bureaux de la poste vaticane. Pourquoi ? Pour se procurer des timbres du sede vacante!
La vie continue…heureusement!

Retrouvailles

Voilà que je vous quitte. Je pars dans quelques heures au pays de Cocagne des médiévistes. Je pars en Italie. Ou plutôt j’y retourne pour mon pélerinage annuel. Une conférence à Milan sur la nuova diplomatica du bas Moyen Âge puis je me dirigerai vers la plus belle ville de l’univers, mon aimée, Rome. Mercredi soir, je serai dans Ses bras et je me coucherai dans ses parfums. J’y travaillerai jusqu’à la fin de la semaine, aux archives vaticanes, sur la documentation comptable et judiciaire pontificale des XIIIe et XIVe s.
Rome devrait être plus calme que la semaine passée. N’empêche, j’y arriverai en plein sede vacante, c’est un grand moment pour un historien -si l’on sait que nos sources sont chargées de ces vacances de pouvoir où les événements se précipitent…
Evidemment, ce sera plus difficile de bloguer, du moins de raconter de grandes choses. Il faudra d’abord trouver un ordinateur et prendre le temps. J’essayerai. Rome. Si je puis, je vous parlerai donc d’Elle et de nos retrouvailles, je vous parlerai aussi de l’air vibrant ou plat du sede vacante, je vous parlerai de l’odeur des archives pontificales  médiévales…
Vous ai-je déjà dit que j’adorais mon métier ?

Volpatte

En écho à l’hommage de veuve Tarquine, en clin d’oeil à Jean Véronis et ses études sur le langage, à l’attention des blogueurs de la France d’en haut s’effrayant du mal parler, mais aussi parce que c’est une belle pièce de littérature, quelques lignes d’Henri Barbusse, Le feu. Journal d’une escouade, dans une édition parisienne de 1919, mal imprimée, jaunie et sentant fort le vieux papier… Henri Barbusse, écrivain naturaliste, s’était porté volontaire en 1914. Deux ans plus tard, il livre cette oeuvre terrible qu’est Le feu, dans laquelle il dénonce (déjà!) les horreurs de cette boucherie. Son trait de génie: en parler avec les mots de ses compagnons d’infortune, dans une langue presqu’incompréhensible pour nous, fusant comme les balles, criblée de mots d’argots comme les corps d’éclats d’obus… Le livre est cru et la réalité nue, il porte et emporte le prix Goncourt. Puis, au fil de l’après-guerre, dans l’euphorie de la victoire, on l’oublie.

J’en citerai probablement encore des extraits. Ici, j’ai choisi le portrait d’un embusqué de l’arrière, par le soldat Volpatte.

« Le gars m’a raconté son histoire. Mon vieux, j’me rappelle plus besef de c’bourrage de crâne arabe, pas plus que j’me rappelle de l’Histoire de France et des dates qu’on chantait à l’école. Jamais, mon vieux, i’ n’avait été envoyé sur le front quoique de la classe 3 et un costaud bougre, tu sais. L’danger, la fatigue, la mocherie de la guerre, c’était pas pour lui, pour les autres, oui. I’ savait que si i’ mettait l’pied sur la ligne de feu, la ligne prendrait toute la bête, aussi i’ coulait de toutes les pattes pour rester sur place. On avait essayé de tous les moyens pour le posséder, mais c’était pas vrai, il avait glissé des pinces de tous les capitaines, de tous les colonels, de tous les majors, qui s’étaient pourtant bougrement foutus en colère contre lui. I’ m’ racontait ça. Comment qu’i’ f’sait ? I’ s’laissait tomber assis. I’prenait un air con. I’ faisait l’saucisson. I’ d’venait comme un paquet de linge sale. « J’ai comme une espèce de fatigue générale », qu’i’ chialait. On savait pas comment l’prendre et, au bout d’un temps, on le laissait tomber, i’s’faisait vomir par tout un chacun. V’là. I’changeait sa manière aussi suivant les circonstances, tu saisis ? Qu’équ’fois, l’pied y faisait mal, dont i’ savait salement bien se servir. Et pis, i’ s’arrangeait, l’était au courant des binaises, savait toutes les occases. Tu parles d’un mecton qui connaissait les heures des trains! Tu l’voyais rentrer en s’glissant en douce dans un groupe du dépôt où c’était l’filon, et y rester, toujours en douce poil poil, et même, i’ s’donnait beaucoup d’mal pour que les copains ayent besoin de lui. I’ s’levait à des trois heures du matin pour faire le jus, allait chercher de l’eau pendant que les autres bouffaient; enfin quoi, partout où i’ s’était faufilé, il arrivait à être de la famille, c’pauv’ type, c’te charogne! Il en mettait pour ne pas en mettre. I’ m’faisait l’effet d’un mec qu’aurait gagné honnêtement cent balles avec le travail et l’emmerdement qu’il apporte à fabriquer un faux billet de cinquante. Mais voilà: I’ raboulera encore sa peau, çui-là. Au front, i’ s’rait emporté dans l’mouvement, mais pas si bête. I’ s’fout d’ceux qui prennent la bourre sur la terre, et i’s’foutra d’eux plus encore quand i’s seront d’ssous. Quand i’s auront fini tous de s’battre, i’ r’viendra chez lui. I’ dira à ses amis et connaissances: « Me v’là sain t’et sauf », et ses copains s’ront contents, parce que c’est un bon type, avec des magnes gentilles, tout saligaud qu’il est, et -c’est bête comme tout,- mais c’t’enfant d’vermine-là, tu l’gobes » (p. 111-112).

Peut-être même a-t-il reçu la légion d’honneur parmi les « derniers poilus survivants », des mains du président, ces dernières années ? Qui sait …. ?

Quant à moi… Volpatte, je le vois bien me parler du fond de sa tombe froide de l’Argonne ou de la Somme.

La houle de la foule

La foule est comme un homme ivre: elle ne réfléchit pas, elle se laisse porter par le poids de son corps, elle braille plus qu’elle ne parle, elle pleure en riant, elle semble calme mais elle gronde, elle croit se maîtriser mais est incontrôlable. Voilà la foule de la place Saint-Pierre. C’est la même foule qui a enterré Arafat en tirant en l’air à la mitraillette ; c’est la même foule folle qui se piétine à la Mecque. C’était déjà la même foule au Moyen Âge, qui devenait hystérique autour du corps des saints encore tiède, leur arrachant vêtements, ongles, cheveux… Ici aussi, la foule se piétine, s’écrase lors des ostensions de reliques, des pélerinages, dans les églises bondées… nombre de pèlerins ne rentraient jamais chez eux.

Ces mouvements de foule me fascinent, je sais que certains en ont déjà fait un objet d’histoire, mais il reste tant à dire. Historien, j’ai reçu les meilleures bases méthodologiques et de savoir que possible, il me semble. Mes maîtres m’ont appris à être historien, mais aussi sociologue (une théorisation de l’histoire au présent), anthropologue, philologue, géographe… J’ai retiré une méthode, des pratiques des cours d’anthropologie et de sociologie qui m’ont été dispensés voilà vingt ans déjà… J’ai complété cet acquis par des lectures, des discussions avec des amis passionnés lancés dans la pratique de Dupront, de Turner, de Van der Leeuw, de Levi-Strauss, de Mauss, de Durkheim, de Bourdieu, de Willaume, de Hervieu-Léger…

Marqué à vie, je suis persuadé que pour faire de l’histoire, il faut tenter de sentir la vie, le quotidien, les irruptions de l’événement, comme le ressentaient ces hommes et ces femmes que j’essaie de sortir de la poussière d’archives. Ce n’est pas chose aisée, ça relève du fantasme dans certains cas. C’est ici que l’expérience du sociologue, de l’anthropologue, de l’ethnologue m’aident grandement. Oh, je sais, on ne peut pas comparer ce qui n’est pas comparable et personne ne peut transposer concrètement des observations sur des sociétés contemporaines, fussent-elles dites « primitives » aux sociétés anciennes. Mais des parallélismes les plus audacieux naissent une meilleure appréhension et une meilleure appréhension de la société ancienne. Pour dire les choses trivialement, le recours à la sociologie et l’anthropologie permet de sentir plus justement la vie telle qu’elle était vécue, à travers une analyse plus ou moins théorisée de la vie telle qu’elle se vit. Dans ce cadre, l’histoire de la foule y trouve ses révélateurs. C’est ainsi que, de temps à autre, je tente une immersion dans des mondes qui ne sont pas les miens. Je les aborde avec le plus d’objectivité que possible, j’essaye de ne pas me laisser emporter par les mouvements, je tente de garder la tête froide et l’oeil de l’ethnologue.

De la sorte, j’ai assisté aux funérailles du roi des Belges Baudouin Ier il y a dix ans. A l’époque, j’accomplissais mon service militaire comme caporal à l’Etat-Major de la Force aérienne belge, comme spécialiste de correction des fautes d’orthographes du colonel S. Le roi Baudouin venait de mourir, la Belgique s’était enfiévrée, il y eut un véritable mouvement d’hystérie collective ; toute la population ou presque s’identifia au saint roi défunt. Il y eut des files gigantesques pour aller rendre hommage au corps du roi, semblables à celles qui courent actuellement le long du Vatican. Ferveur populaire… Il fallait que j’y sois. Pour voir, sentir, comprendre ce mouvement de foule. Vint le jour des funérailles nationales à Bruxelles, il semblait qu’on mettait la Belgique en terre aussi. J’endossai donc mon bel uniforme de sortie de caporal de la Force aérienne afin de mieux me fondre dans une masse dévote et belgicaine et, déjouant les interdits de circulation des pandores, je pénétrai au coeur du mouvement. Je me plaçai juste au pied de la cathédrale Sainte-Gudule, un endroit stratégique, des milliers de personnes s’y pressaient. Ce furent une journée étrange, des heures étonnantes que je vécus là, au sein d’une foule tremblante. Théoriser ce que j’ai vécu est difficile. Cela relevait d’une forme d’hystérie, douce, mais réelle. Comme pour les saints rois du Moyen Âge, il fallait voir le cercueil, le photographier, pleurer, crier « vive le roi », applaudir, s’exprimer… La foule vibrait et je la sentais toute puissante. Pourquoi pensez-vous que l’on écarte la population des corps vénérés, via ces  » cordons de sécurité « , si ce n’est pour éviter de voir les cadavres touchés, palpés, délités comme au Moyen Âge en des dizaines de petites reliques porteuses des vertus saintes, royales ou papales ?

Il est effrayant, ce sentiment de puissance d’une foule emprise. Un de mes amis vient de m’écrire la même chose depuis Rome où il habite actuellement: cette foule fait peur. Elle est effrayante parce que toute puissante… elle est fascinante.

La mort du pape a-t-elle de l’importance ?

Mes stats sont grimpées en flêche ce week end. Ca paie, une note sur la mort du pape: Phersu l’a bien remarqué. D’ailleurs, histoire de confirmer la tendance, je récidive, visez le titre. Ca va googliser sec dans les chaumières. Comme disent les vrais blogeurs: « laché vo comms ».
Je profite de l’occasion (faire grimper mes stats de manière artificielle) pour tenter une réponse à un commentaire en forme de question de notre fidèle Le_Plume, à ma note précédente: la mort du pape est-elle un événement important ? ou encore: n’y a-t-il pas des objets historiques plus intéressants ?. Là se pose la question essentielle qui taraude chacun d’entre vous, j’en suis sur: à partir de quel moment peut-on qualifier d' »important » un événement ? Et, par ailleurs, tout n’est-il pas « intéressant » : les documentaires sur l’éducation sexuelle des fourmis rouges en Nouvelle Calédonie attirent bien un certain public, non, même peu nombreux ? On le comprend bien, tout est relatif ici aussi. Historiquement, il n’y a pas un événement « plus important » qu’un autre, si on se place d’un point de vue de Sirius. Historiquement, si on tente de voir les choses du même point de vue, tout peut être intéressant. Même la mort de Rainier de Monaco (ah bon ? pas encore mort ?). Qui peut oser dire: tel objet d’Histoire est plus important, plus intéressant qu’un autre ? Tout peut être objet d’Histoire, tout fait farine au moulin de l’historien.
Choisir « le plus grand français de tous les temps » est une autre ineptie du même tonneau… mais c’est le propre de notre société de vouloir classer les faits, les événements, les hommes afin de se donner des cadres de référence plus clairs, mais classer sans réel souci d’objectivité. Classer « au sentiment ». On donne des points comme pour Miss France: ‘c’est bien parce qu’il me semble que c’est bien’.
Evidemment, il faut faire des classements, des rangements, des hiérarchisations objectives de faits, c’est un principe scientifique de base (un peu positiviste, mais ça marche encore!). Dans ce cadre-là, on me reprochera d’avoir classé la mort du pape parmi les faits importants sans me justifier clairement. En quoi, objectivement, serait-ce un fait important ? Ici aussi, comme pour la précédente note, je ne me place pas sur un plan de foi ou de non-foi, sur un plan d’adhésion à la figure du personnage ou de répulsion. Mais sur un plan de sociologue et/ou d’historien. Sous l’angle de la politique générale, je ne puis dire si la mort du pape est un fait majeur, on verra plus tard… mais du point de vue de la structure d’une église catholique qui fonctionne au garde-à-vous, le doigt sur la couture du pantalon depuis 26 ans, il me semble que c’est un choc. Les conséquences seront intéressantes à dégager, notamment en ce qui concerne les prises de position sociales et éthiques de l’Eglise catholique – religion encore bien dominante dans certaines régions du monde, avec les conséquences que l’on devine… Mais quoi… je serais présomptueux de tirer des plans sur la comète.
Non, là où la mort du pape apparaît comme un événement d’une importance mondiale, c’est dans le séisme ressenti dans le monde à la suite de sa mort. Séisme social extraordinaire, encouragé jusqu’à la nausée par les médias. Mais séisme réel quand même. Même si les athées ou anticléricaux s’en défendent avec fermeté, tout le monde se sent concerné, tout le monde est concerné, c’est un événement social total. La meilleure preuve, vous la trouverez dans notre blogosphère « intellectuelle »: un grand nombre de blogs nous parlent ici ou là du pape et même ceux qui n’en parlent pas commentent chez ceux qui en parlent (hein, Le_Plume  😉 ). Evidemment, la blogosphère a pris parti avec toutes ses dérives sentimentalismes coutumières. Mais ce n’en est que plus intéressant: les déchainements de haine ou de mépris (comme chez Laurent Gloaguen, par exemple), extrêmement violents parfois, sont les preuves les plus évidentes que cet événement a une forte importance sociale.
En ce sens, je ne peux m’empêcher d’admirer ce dernier coup de génie médiatique de Jean-Paul II (et de la Curie) qui a réussi, peut-être pas si involontairement que cela, à mettre en scène son martyre… Je me réserve d’ailleurs le plaisir de faire une étude de l’hagiographie des fins dernières du pape par rapport aux récits de martyres plus anciens, je suis certains qu’on y retrouvera bien des choses –Guybrush l’a bien pressenti, il mérite bien ses titres universitaires 😉 …

Basculements d’histoire

Le monde bascule de plus en plus souvent sous nos yeux ébahis. Tout comme la plupart des hommes assistaient tétanisés à la chute du colosse américain le 11 septembre, ainsi ils restent figés face à l’agonie et la mort imminente d’un autre colosse de la seconde moitié du XXe s. Le pape se meurt, les journaux sortent les  dossiers préparés de longue date, les communiqués des agences de presse s’amoncellent, les serveurs du Vatican semblent eux aussi à l’agonie. En prenant un peu de recul face à l’immonde voyeurisme et à l’opportunisme politique qui accompagnent ces effondrements d’Empire, je reste tremblant, emporté par les mêmes sentiments de vide qui suit l’écroulement des mondes anciens et prépare l’arrivée des mondes nouveaux, ces mêmes sentiments qui ont dû étreindre les hommes « d’avant » face à de semblables événements… la mort de Charlemagne, de François d’Assise, de saint Louis, de Louis XVI, de Lénine ou de Staline, de Kennedy… en Belgique, celle d’Albert Ier puis de Baudouin Ier… la défaite d’Azincourt, de Waterloo, de Sedan… l’armistice de 1918 et l’abandon de 1940… Combien d’autres. Evénements certes, événements seulement. Mais ils signifient de soudaines accélérations de l’Histoire, des accidents architectoniques violents, très attendus mais totalement brutaux dans leur irruption.
Ici, l’Histoire bascule sous nos yeux. Une fois de plus, il s’agira de garder son sang-froid, l’oeil critique aux aguets. Ne pas se laisser submerger par les tremblements et sentiments, quels qu’ils soient. C’est très ardu et j’éprouve mille difficultés à ne pas me laisser emporter, comme c’est de plus en plus l’usage social et comme les médias y encouragent. Mais avant de juger l’Histoire en marche, d’abord, il faut absolument la comprendre.