Hier soir, dans l’oeil de Joseph Ratzinger perché sur son balcon, j’ai cru voir un éclair semblable à celui qui dut brûler dans l’oeil de Benedetto Caietani (tiens, encore un Benoît), le jour où il est devenu Boniface VIII.
Mois : avril 2005
A l’arrière de la ligne de front
De retour de Rome, me voilà directement… ou presque en vacances, du moins en repos. Quelques jours dans les brumes du nord, pour tenter de reprendre mon souffle. Pour réenfourcher mes rossinantes. A très vite…
blues du medieviste
Sede vacante
Retrouvailles
Volpatte
En écho à l’hommage de veuve Tarquine, en clin d’oeil à Jean Véronis et ses études sur le langage, à l’attention des blogueurs de la France d’en haut s’effrayant du mal parler, mais aussi parce que c’est une belle pièce de littérature, quelques lignes d’Henri Barbusse, Le feu. Journal d’une escouade, dans une édition parisienne de 1919, mal imprimée, jaunie et sentant fort le vieux papier… Henri Barbusse, écrivain naturaliste, s’était porté volontaire en 1914. Deux ans plus tard, il livre cette oeuvre terrible qu’est Le feu, dans laquelle il dénonce (déjà!) les horreurs de cette boucherie. Son trait de génie: en parler avec les mots de ses compagnons d’infortune, dans une langue presqu’incompréhensible pour nous, fusant comme les balles, criblée de mots d’argots comme les corps d’éclats d’obus… Le livre est cru et la réalité nue, il porte et emporte le prix Goncourt. Puis, au fil de l’après-guerre, dans l’euphorie de la victoire, on l’oublie.
J’en citerai probablement encore des extraits. Ici, j’ai choisi le portrait d’un embusqué de l’arrière, par le soldat Volpatte.
« Le gars m’a raconté son histoire. Mon vieux, j’me rappelle plus besef de c’bourrage de crâne arabe, pas plus que j’me rappelle de l’Histoire de France et des dates qu’on chantait à l’école. Jamais, mon vieux, i’ n’avait été envoyé sur le front quoique de la classe 3 et un costaud bougre, tu sais. L’danger, la fatigue, la mocherie de la guerre, c’était pas pour lui, pour les autres, oui. I’ savait que si i’ mettait l’pied sur la ligne de feu, la ligne prendrait toute la bête, aussi i’ coulait de toutes les pattes pour rester sur place. On avait essayé de tous les moyens pour le posséder, mais c’était pas vrai, il avait glissé des pinces de tous les capitaines, de tous les colonels, de tous les majors, qui s’étaient pourtant bougrement foutus en colère contre lui. I’ m’ racontait ça. Comment qu’i’ f’sait ? I’ s’laissait tomber assis. I’prenait un air con. I’ faisait l’saucisson. I’ d’venait comme un paquet de linge sale. « J’ai comme une espèce de fatigue générale », qu’i’ chialait. On savait pas comment l’prendre et, au bout d’un temps, on le laissait tomber, i’s’faisait vomir par tout un chacun. V’là. I’changeait sa manière aussi suivant les circonstances, tu saisis ? Qu’équ’fois, l’pied y faisait mal, dont i’ savait salement bien se servir. Et pis, i’ s’arrangeait, l’était au courant des binaises, savait toutes les occases. Tu parles d’un mecton qui connaissait les heures des trains! Tu l’voyais rentrer en s’glissant en douce dans un groupe du dépôt où c’était l’filon, et y rester, toujours en douce poil poil, et même, i’ s’donnait beaucoup d’mal pour que les copains ayent besoin de lui. I’ s’levait à des trois heures du matin pour faire le jus, allait chercher de l’eau pendant que les autres bouffaient; enfin quoi, partout où i’ s’était faufilé, il arrivait à être de la famille, c’pauv’ type, c’te charogne! Il en mettait pour ne pas en mettre. I’ m’faisait l’effet d’un mec qu’aurait gagné honnêtement cent balles avec le travail et l’emmerdement qu’il apporte à fabriquer un faux billet de cinquante. Mais voilà: I’ raboulera encore sa peau, çui-là. Au front, i’ s’rait emporté dans l’mouvement, mais pas si bête. I’ s’fout d’ceux qui prennent la bourre sur la terre, et i’s’foutra d’eux plus encore quand i’s seront d’ssous. Quand i’s auront fini tous de s’battre, i’ r’viendra chez lui. I’ dira à ses amis et connaissances: « Me v’là sain t’et sauf », et ses copains s’ront contents, parce que c’est un bon type, avec des magnes gentilles, tout saligaud qu’il est, et -c’est bête comme tout,- mais c’t’enfant d’vermine-là, tu l’gobes » (p. 111-112).
Peut-être même a-t-il reçu la légion d’honneur parmi les « derniers poilus survivants », des mains du président, ces dernières années ? Qui sait …. ?
Quant à moi… Volpatte, je le vois bien me parler du fond de sa tombe froide de l’Argonne ou de la Somme.
La houle de la foule
La foule est comme un homme ivre: elle ne réfléchit pas, elle se laisse porter par le poids de son corps, elle braille plus qu’elle ne parle, elle pleure en riant, elle semble calme mais elle gronde, elle croit se maîtriser mais est incontrôlable. Voilà la foule de la place Saint-Pierre. C’est la même foule qui a enterré Arafat en tirant en l’air à la mitraillette ; c’est la même foule folle qui se piétine à la Mecque. C’était déjà la même foule au Moyen Âge, qui devenait hystérique autour du corps des saints encore tiède, leur arrachant vêtements, ongles, cheveux… Ici aussi, la foule se piétine, s’écrase lors des ostensions de reliques, des pélerinages, dans les églises bondées… nombre de pèlerins ne rentraient jamais chez eux.
Ces mouvements de foule me fascinent, je sais que certains en ont déjà fait un objet d’histoire, mais il reste tant à dire. Historien, j’ai reçu les meilleures bases méthodologiques et de savoir que possible, il me semble. Mes maîtres m’ont appris à être historien, mais aussi sociologue (une théorisation de l’histoire au présent), anthropologue, philologue, géographe… J’ai retiré une méthode, des pratiques des cours d’anthropologie et de sociologie qui m’ont été dispensés voilà vingt ans déjà… J’ai complété cet acquis par des lectures, des discussions avec des amis passionnés lancés dans la pratique de Dupront, de Turner, de Van der Leeuw, de Levi-Strauss, de Mauss, de Durkheim, de Bourdieu, de Willaume, de Hervieu-Léger…
Marqué à vie, je suis persuadé que pour faire de l’histoire, il faut tenter de sentir la vie, le quotidien, les irruptions de l’événement, comme le ressentaient ces hommes et ces femmes que j’essaie de sortir de la poussière d’archives. Ce n’est pas chose aisée, ça relève du fantasme dans certains cas. C’est ici que l’expérience du sociologue, de l’anthropologue, de l’ethnologue m’aident grandement. Oh, je sais, on ne peut pas comparer ce qui n’est pas comparable et personne ne peut transposer concrètement des observations sur des sociétés contemporaines, fussent-elles dites « primitives » aux sociétés anciennes. Mais des parallélismes les plus audacieux naissent une meilleure appréhension et une meilleure appréhension de la société ancienne. Pour dire les choses trivialement, le recours à la sociologie et l’anthropologie permet de sentir plus justement la vie telle qu’elle était vécue, à travers une analyse plus ou moins théorisée de la vie telle qu’elle se vit. Dans ce cadre, l’histoire de la foule y trouve ses révélateurs. C’est ainsi que, de temps à autre, je tente une immersion dans des mondes qui ne sont pas les miens. Je les aborde avec le plus d’objectivité que possible, j’essaye de ne pas me laisser emporter par les mouvements, je tente de garder la tête froide et l’oeil de l’ethnologue.
De la sorte, j’ai assisté aux funérailles du roi des Belges Baudouin Ier il y a dix ans. A l’époque, j’accomplissais mon service militaire comme caporal à l’Etat-Major de la Force aérienne belge, comme spécialiste de correction des fautes d’orthographes du colonel S. Le roi Baudouin venait de mourir, la Belgique s’était enfiévrée, il y eut un véritable mouvement d’hystérie collective ; toute la population ou presque s’identifia au saint roi défunt. Il y eut des files gigantesques pour aller rendre hommage au corps du roi, semblables à celles qui courent actuellement le long du Vatican. Ferveur populaire… Il fallait que j’y sois. Pour voir, sentir, comprendre ce mouvement de foule. Vint le jour des funérailles nationales à Bruxelles, il semblait qu’on mettait la Belgique en terre aussi. J’endossai donc mon bel uniforme de sortie de caporal de la Force aérienne afin de mieux me fondre dans une masse dévote et belgicaine et, déjouant les interdits de circulation des pandores, je pénétrai au coeur du mouvement. Je me plaçai juste au pied de la cathédrale Sainte-Gudule, un endroit stratégique, des milliers de personnes s’y pressaient. Ce furent une journée étrange, des heures étonnantes que je vécus là, au sein d’une foule tremblante. Théoriser ce que j’ai vécu est difficile. Cela relevait d’une forme d’hystérie, douce, mais réelle. Comme pour les saints rois du Moyen Âge, il fallait voir le cercueil, le photographier, pleurer, crier « vive le roi », applaudir, s’exprimer… La foule vibrait et je la sentais toute puissante. Pourquoi pensez-vous que l’on écarte la population des corps vénérés, via ces » cordons de sécurité « , si ce n’est pour éviter de voir les cadavres touchés, palpés, délités comme au Moyen Âge en des dizaines de petites reliques porteuses des vertus saintes, royales ou papales ?
Il est effrayant, ce sentiment de puissance d’une foule emprise. Un de mes amis vient de m’écrire la même chose depuis Rome où il habite actuellement: cette foule fait peur. Elle est effrayante parce que toute puissante… elle est fascinante.