Trop souvent, l’homme a tendance à focaliser sa réflexion sur quelques-uns parmi ses congénères. Il les choisit grands et forts ou puissants ou beaux ou riches et il leur fait porter le poids du globe, à leur insu. Des héros ou des antihéros qui cachent la forêt. Il en est ainsi dans la perception que nous avons de l’histoire. Pour bien des contemporains, être historien, c’est raconter la vie d’un grand homme, dresser la biographie d’une personnalité d’exception. Je l’avoue: j’aime aussi ces récits hagiographiques, ils me divertissent et parfois me nourrissent. Mais ce n’est pas cela, l’histoire. « Il faut partir de l’idée que l’homme en société constitue l’objet final de la recherche historique. Tel est le premier principe: l’histoire sociale en fait, c’est toute l’histoire » (G. Duby, Des sociétés médiévales. Leçon inaugurale au collège de France prononcée le 4 décembre 1970, Paris, 1971, p. 13). Ce qui m’importe, ce qui compte pour nous, historiens -en tout cas, ce qui devrait compter-, c’est l’histoire des hommes ensemble, de tous les hommes, ceux-là même qui font bouger le monolithe du monde, comme une gigantesque lame de fond.
Quand, sur les quais de gare, au lieu de piles funèbres des ixièmes biographies du Général, de Pierre Tchernia ou de Raspoutine, au lieu des dégoulinants da Vinci Code et autres révélations sur le trésor des templiers, quand trouvera-t-on des essais sur les religions du XVIe s., sur la femme au Moyen Âge, sur les corps meurtris de nos aïeux au travail qui dans les champs, qui dans les mines, il y a deux siècles ? Il y a tout un cheminement, toute une révélation que nous historiens devons mener, et ainsi amener tous et chacun à lire l’histoire des hommes plutôt que l’histoire, nécessairement fantasmatique, de certains hommes.