Reconnaissance de dette

Les soirées vont être plus silencieuses encore, dans les locaux qu’occupe mon équipe de recherche. « Mon » stagiaire vient de boucler son séjour sur place, après avoir complètement migré notre grande base de données de manuscrits médiévaux vers MySQL, avec succès. Nous le reverrons encore, mais il ne squattera plus le bâtiment jusqu’à des heures innommables, à modéliser, à faire de la veille, à retourner des fichiers MySQL dans tous les sens, à programmer du PHP et du HTML, à importer et exporter des fichiers par brouettes entières, à retravailler des milliers de données des heures durant avec un enthousiasme indémodable et une science remarquable… Je ne le verrai plus débouler dans mon bureau avec LA question qui tue, à laquelle personne n’avait pensé, d’une rare et percutante pertinence! Ses suggestions et ses propositions de projet (environ deux ou trois par semaine) vont me manquer! On ne l’entendra plus rire au téléphone ou avec mes collègues, d’un grand rire frais et honnête. Ah, ça va faire bien vide!
Il ya de ces personnes qui passent… on se dit en les voyant arriver: « tiens, il dépote, celui-là »… et puis celui-là dépote vraiment… on s’aperçoit que c’est une de ces personnalités riches qui marquent de leur empreinte et qui renouvellent le monde là où ils s’installent, en quelques semaines. C’était bien son stage, mais je me demande si nous n’avons pas tous plus appris de lui que lui de nous…
Une seule tristesse: il part et je ne peux pas le retenir, pas de crédit miracle, de cdd ou de cdi qui me permettrait de lui offrir le boulot qu’il mérite. Qu’à cela ne tienne, je ne désespère pas de le voir participer un jour à un concours de recrutement comme spécialiste d’édition électronique de documents anciens… il devrait écraser tout le monde (clin d’oeil appuyé à M. Larrouturou ou à M. Meunier ou encore à M. Lenclud, s’ils lisent ce blog).
En attendant, je sais qu’il connaît Blitztoire, même s’il a toujours eu la grande pudeur de ne jamais m’en parler. Il ne sera donc pas étonné si je le remercie ici une fois de plus pour son magnifique travail.

La voix des livres et les flammes de la destruction

Il arrive que, plongé dans un tourbillon de tourmentes, tremblant sous les coups redoublés, nous nous réfugions dans les livres, fidèles parmi les fidèles, compagnons des nuits les plus noires, ces amis de papier au sourire si doux. Il arrive aussi que ces livres nous parlent, que soudain des lignes nous sautent au visage et nous interpellent et que ce qu’elles disent se confonde soudain avec l’expérience immédiate, les fraîches cicatrices. Dans ma main, une vieille édition odorante du Coeur aventureux d’Ernst Jünger –encore
lui-, s’est adressée à moi. J’y ai découvert, comme par magie, ces quelques lignes aux étranges résonances:

« Nous sommes portés à croire que la catastrophe s’annonce de très loin par des signes effrayants. Le cas est cependant beaucoup plus fréquent où un édifice historique est miné par un effort de termites. Il est vrai qu’ensuite un souffle peut l’abattre, celui même qui naît d’un mot qu’on prononce. Et l’épouvante fait irruption quand l’on était encore assis aux tables du festin. Les convives, dans un sursaut, reconnaissent, à la lueur des flammes, le mensonge et l’illusion dont la vie tranquille enveloppe l’homme » (p. 137).

De profundis

Drôle de situation. J’ai au moins trois notes en tête, à poster, j’en ai bien envie et pourtant, je n’arrive pas à me tirer complètement du trou noir, malgré toutes mes belles déclarations de l’avant-dernière note. Désolé de bloguer du personnel, je m’étais dit que je ne le ferais pas dans ce blog -d’ailleurs, peut-être liquiderai-je cette note dans quelques heures- mais là, dans la torpeur d’un dimanche soir, des profondeurs, de profundis de mon bureau où je me suis exilé, « aux sources », je reste humain, tellement humain, trop humain. Putain de vie.

Google Print se tortille dans la fournaise de l’été

Depuis les temps les plus immémoriaux, la période de l’été, ces mois de chaleur pendant lesquels le pape désertait/déserte la moite fournaise de Rome, semble avoir toujours été le bon moment pour faire passer des décisions difficiles, des pavés dans la mare, des reculades ou pour introduire des nuances de bon aloi dans les grandes déclarations d’intention présentées avec gloire et fracas dans le grand rush des mois précédents. On connaît trop bien l’art des gouvernements de faire passer in extremis, avant de fermer les bureaux et les salles de réunion pour le vrai farniente, des décisions difficiles ou des aménagements législatifs qui auraient, autrement, entraîné grèves, hurlements syndicalistes et autres mouvements de foule dûment motivés.

Google maîtriserait-il aussi cet art ? puisqu’il vient d’annoncer, sans tambour ni trompette, juste à coups de petit triangle fêlé, qu’il suspendait
provisoirement
le Très Grand Projet pour sauver la Culture, en l’occurrence le fameux Google Print. En cause: les droits d’auteur. Etrange, ils auraient pu y penser plus tôt. Faut-il croire qu’ils sont bien tête-en-l’air, chez Google. Le projet est donc stoppé (partiellement) jusqu’au mois de novembre, date à laquelle, sans réaction des chers auteurs se trouvant potentiellement numérisables, leurs oeuvres passeront à la casserole.

Amusant: le monde des blogs est relativement muet, pour l’instant, tandis que l’on se souvient de la débauche de notes à laquelle avait donné lieu l’affaire Google Print et la riposte de Jean-Noël Jeanneney. Ici, c’est le grand silence. Ce n’est certainement pas le désintérêt des spécialistes qui est en cause… serait-ce plutôt la fine stratégie de Google ? Lancer l’info la veille du 15 août, lorsque les dits spécialistes se rôtissent les orteils ailleurs que devant leur écran d’ordinateur. Pas mal… Tout cela sera oublié à la rentrée et Google Print gardera son aura. Mais j’ai l’esprit mal tourné, probablement.

Ca me donne des idées d’historien: pour le passé (et le présent), étudier la production des actes des potentats et des gouvernements au cours de l’année est une bonne idée, constater peut-être qu’ils émettent moins de grandes décisions pendant l’été aussi… il faudrait maintenant voir si les quelques actes émis alors n’ont pas justement une importance politique essentielle ou ne sont pas des aménagements de décisions antérieures afin d’être plus favorables au pouvoir en place.

Une découverte!

Il arrive bien un moment où il faut balancer le tonneau des Danaïdes par dessus bord, se relever, les deux pieds vissés sur le pont et oser fixer l’horizon. Je n’oublie rien de mes souffrances ni de mon destin mais je colle tout cela dans ma besace.

C’est un manuscrit, qui l’eût cru, qui me permet de reprendre le cours des choses ici.
Un manuscrit découvert tout récemment à Innsbrück, à la bibliothèque de l’Université. Un manuscrit du XIIIe ou plutôt du XIVe s., les choses ne sont pas très claires dans les articles de presse qui relatent l’événement (ici et  ici -via archivalia, mais voir aussi les liens suivants). Ce manuscrit de petit format contient 200 copies de lettres et « Mandaten » de l’empereur Frédéric II et de son fils Conrad IV, ainsi qu’une série de documents diplomatiques de personnalités politiques du XIIIe s. (des papes, le roi de Jérusalem, et même des sultans égyptiens). Sur l’ensemble de ces copies de documents, on compte cent trente pièces totalement inconnues, qui permettraient de mieux connaître le règne de Frédéric II  mais surtout celui, plus éphémère, de son fils Conrad IV.
Une telle découverte est exceptionnelle pour les médiévistes! Comment ce document avait-il échappé à l’attention des historiens ? Avant tout par son format insignifiant et son allure quelconque, puis par son titre: « Notule rhetoricales diverse« , petites notes rhétoriques diverses. C’est l’ancien directeur de la bibliothèque, à la retraite, aidé d’un médiéviste, qui a fait la découverte.
Il n’empêche que j’aimerais bien me pencher sur le dossier (enfin, je dis « je », mais je suppose bien que des collègues d’Outre-Rhin le feront à ma place, voire le font déjà). Il y a des choses bizarres là-dedans: 130 pièces inconnues, c’est énorme. Je me pose des questions sur l’authenticité de celles-ci… Et puis, les auteurs de certaines: le roi de Jérusalem, surtout des sultans égyptiens! Ca fait un peu Da Vinci code, tout ça… Enfin, l’origine du manuscrit: la chartreuse d’Allerengelberg, dans le Süd-Tyrol: une chartreuse fondée en 1326 ou 1327… qui aurait détenu (dès l’origine ?) ce recueil daté de 1300 environ.  Il y a là aussi quelque chose d’étrange: entre les années de production de ces documents originaux par les chancelleries de Frédéric II et de Conrad IV et leur copie dans ce recueil, il y a cinquante ans. D’où venaient ces chartes copiées, qui n’ont aucun lien avec la Chartreuse ? Qui les a fait copier ? Pourquoi ? Quelle est l’unité du recueil ? Pour servir de modèle stylistique comme le supposent les inventeurs ? A-t-il été copié par les Chartreux (à première vue, le petit format et l’apparence formelle insignifiante du manuscrit correspond bien à l’idéal de copie de manuscrit cartusien –  si c’est le cas, il doit encore être rajeuni de 25 ans au moins, dater d’après 1326/1327) ou, copié antérieurement, a-t-il été acquis par eux alors ? Est-il d’une pièce ? Une bonne analyse externe, codicologique, s’impose!
Et je ne parle pas de l’analyse interne: ces documents doivent être passés au crible de la critique. Depuis le XIIIe s., en Allemagne ou en Italie, tout ce qui porte le nom de Frédéric II sent le fagot, le soufre ou l’odeur de sainteté (la preuve: à ma connaissance, il n’y a que les italiens ou les allemands qui aient parlé de cette découverte!). Pour comparer: c’est un peu comme si, en France, on retrouvait à Toulouse une centaine d’actes inédits de Jacques de Molay, le dernier grand patron des Templiers, qui a mal fini, ou encore des manuscrits avec des textes cathares inconnus… Beaucoup de spécialistes se poseraient des questions. En clair, si on me dit: voilà du Frédéric II inédit, je sors mon revolver hypercritique…
Loin de moi l’idée de jeter l’opprobre sur les découvreurs: ils sont de bonne foi, certainement. Mais ce genre de manuscrit miraculeux peut être une création médiévale comme moderne voire du XIXe s… C’est là que les diplomatistes et les spécialistes en archéologie du livre doivent intervenir, pour soumettre l’ouvrage à la question!
Tiens, j’irais bien faire un tour à Innsbruck, moi…