Faire la cour aux manuscrits

Depuis la salle des manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France

Saint des saints, lieu sacré. Alentour, des boiseries odorantes, des manuscrits passés, des lecteurs à l'air concentré. Et moi au milieu de tout cela, face au cartulaire des chapelains de la cathédrale de Laon, Nouv. acq. lat. 3098, du XIIIème – XIVème s., beau petit in quarto aux folios serrés dans une reliure carton due à une belle restauration. Silence, toujours. Tapotis sur les claviers d’ordinateur. Bruit sourd des moteurs des lecteurs de microfilms. Ambiance unique.

Que faire de ce vieux manuscrit ? Le dépouiller brutalement ? Le lire ligne à ligne ? Le retourner dans tous les sens, y chercher les traces matérielles de sa conception, chercher l’âge du scribe ?

Les manuscrits. J'y suis bien. Mais ici l'ambiance est tellement feutrée, les manuscrits y sont comme des bébés que l'on visite entre deux séjours à la couveuse, comme ces pages d'herbiers anciens que l'on tourne avec une prudence extrême pour ne pas voir les feuilles séchées tomber en poussière. Ah, dans les dépôts d'archives de province, l'ambiance est plus bonhomme. Ici tout suinte l'hyperrespect. Lieu sacré, décidément.

Les manuscrits. Devant moi, une jeune étudiante à l'air sec et au visage fermé, doctorante certainement. Une méchante grimace barre son visage blanc qui va de l'ordinateur portable au manuscrit XVIIIème s. devant lequel elle semble peiner. Parfois, comme tout à l'heure, un sourire traverse sa bouche toujours entr'ouverte, quelques mots qu'elle dit pour elle seule, une sorte de clameur de victoire: elle a trouvé quelque chose.

Les manuscrits. J’avance, un peu. Mais toujours la même plainte lancinante: que faire sur ce damné manuscrit ? J'ai passé en revue la table, il faudrait que j'avance au fil des 190 folios de parchemin.

Les manuscrits. Le soir tombe, la nuit s'étale sur Paris, les salles se dépeuplent. Quelques obstinés dans mon genre sont toujours en plein travail. J'ai fait ce que je devais, ces quelques manuscrits parcourus m'ont fait comprendre que je n'étais pas bien loin. Il me manque un questionnaire de dépouillement plus étoffé, je me rends compte que je tourne autour de mon nouvel axe de travail sans (oser ?) rentrer dedans. Ne croyez pas qu’il faut juste ouvrir un vieux grimoire fripé et parcourir les lignes hâtivement pour tomber sur des trésors à raconter.  La voracité ne suffit pas, l’envie non plus : les sources sont exigeantes, elles n’aiment pas êtres abordées à la hussarde, elles demandent des manières, de la prévenance, des formes, du ménagement. Elles ne se livrent pas sans une cour longue et savante. Il faut savoir leur parler pour qu’elles s’ouvrent enfin et qu’elles vous disent tout bas des mots qu’elles n’ont jamais dit à personne. Et c’est quand on les entreprend comme je le fais maintenant qu’elles renâclent, se rebiffent, rappellent à la raison. Étonnant comme elles rendent humble leur lecteur, ces sources anciennes, obscures, jargonnantes en des langues oubliées, illisibles et griffonnées. Est-ce dû à leur caractère ecclésiastique ? Qui sait… Pourquoi pas: l'humilité qui sourd des folios des manuscrits serait-elle contagieuse, à la manière du poison qui enduit les feuilles de l'Aristote du Nom de la Rose ?

Les manuscrits. Dans vingt minutes, la salle fermera ses portes et je serai livré aux morsures du froid, un peu perdu, sans avoir tout compris. Je remonterai lentement vers Saint-Michel, lentement, lentement. Petits bonheurs et air glacé : j’irais bien chez Gibert dépenser ma paie en livres vraiment savants, eux.

Le silence

Est-ce parce que l'hiver s'approche à grands pas, parce que j'ai envie de traiter mille dossiers en même temps mais que je n'arrive pas à me saisir complètement d'un seul? Le silence a tout envahi.

Le silence est l'univers de l'historien et plus particulièrement du médiéviste. Nous vivons dans un silence parfois effrayant: le silence des grandes et petites bibliothèques, le silence des dépôts d'archives, le silence des longues nuits de rédaction, ces silences déchirés juste par le bruissement des feuillets tournés ou du clapotis des claviers d'ordinateur -encore que ces bruits-là font partie eux aussi du silence et l'amplifient encore…

Le silence des sources aussi: les hommes qui s'y trouvent mentionnés ne parlent plus, ils parlent la langue des signes et c'est à nous de les comprendre vaille que vaille, griffonnages gothiques sur des gros grimoires grêlés. Les textes nous parlent, répète-t-on à l'envi, comme pour se convaincre de leur volubilité. Fantasme! Nous avons l'impression de les entendre parler, mais c'est nous qui les lisons et nous entendons notre propre voix, quitte à surinterpréter les pages lues. Les textes ne parlent pas: nous parlons pour eux. Il nous appartient de tenter de bien lire ce qu'ils consignent: c'est ce qu'on appelle la critique historique. C'est valable pour le Moyen Âge, c'est valable pour toutes les époques, même pour le moindre article de journal. Pour en revenir au Moyen Âge, la chose semble parfois aisée: des chroniques, des romans, des récits construits, textes philosophiques ou théologiques se lisent aisément et on a l'impression que leur auteur nous parle -ah, voire, car nous sommes dépendants des manuscrits qui nous les ont transmis et des copistes de ces manuscrits qui ont pu modifier ce texte… car nous sommes dépendants aussi de l'état d'esprit de l'auteur et, franchement, que savons-nous de ce qui se passait dans sa tête d'homme du XIIe s. quand il a couché sa pensée sur le papier ? Ce n'est jamais un homme du XIIe s. que nous lisons, mais ce que nous pensons être un homme du XIIe s. Toute la difficulté du métier d'historien est de se mettre dans la peau de ces hommes-là, pour parler plus ou moins correctement à leur place.

Parfois, les sources sont encore plus silencieuses: on ne conserve que très peu de baux pour la période antérieure à l'an 1250. Silence des sources. Cela signifie-t-il qu'il n'y en avait pas ? Là aussi, silence trompeur… de l'absence de baux conservés, on ne peut déduire qu'aucun bail n'est conclu… mais cela pourrait signifier tout simplement qu'on ne passait pas par l'écrit pour ce faire. C'est ce qu'on appelle, en jargon d'historien, l'argument du silence ou a silentio, le plus dangereux des arguments pour justifier une prise de position d'historien.

Mais alors, faire de l'Histoire est impossible, les hommes d'avant sont définitivement muets, nous nous bercerions d'illusions ? Non, du tout mais la tâche est bien plus ardue que ce qu'il ne paraît. Il nous faut confronter les textes, croiser les témoignages, nous débrouiller dans une grande cacophonie: cela ressemble à une tâche de juge d'instruction. Elle n'est pas moins importante, puisqu'il s'agit de faire dire le vrai, de tirer des oubliettes de l'histoire les hommes d'avant mis sur la sellette, de donner foi à leur parole. C'est alors que l'historien met en scène leurs dires vrais, dans le silence de sa chambre.

Pré-médiéval !

Au fil des notes de mon vieux Blitztoire, j’avais épinglé le mépris dont recouvraient bon nombre de nos contemporains pour ce cher Moyen Âge en usant du concept « moyenâgeux » voire « médiéval »  pour qualifier des positions ou des situations jugées mauvaises, rétrogrades, réactionnaires. Je ne suis pas le seul médiéviste à déplorer ces jugements péjoratifs et humiliants, issus d’une méconnaissance du Moyen Âge et de raccourcis de jugement assez suprenants. Mais Tony Blair vient de faire mieux en qualifiant de « pré-médiévale » la guerre religieuse que mèneraient les terroristes islamistes, comme le souligne avec humour Carl Pyrdum dans son blog caustique Got Medieval. Même pas moyenâgeuse, encore pire que ça : pré-médiévale. Sympa. Et après ça, comment voulez-vous que les médiévistes soient crédibles ? Il y a du pain sur la planche !

Mdivizmes entre en scne

Une nouvelle vie commence. Ou du moins un nouveau blog. Un tome 2, en quelque sorte. 20six m’a apport bien des joies; je reste fier et content de ce premier carnet qu’a t Blitztoire. Mais il tait temps de changer. C’est chose faite. Dsormais, j’crirai sur Mdivizmes
A tous mes lecteurs, je propose de me suivre l-bas. Plus libre que jamais.
Je laisse les archives ici, ouvertes. Le tome 1 se ferme, le tome 2 est ouvert.
Mdivizmes donc.

Blitztoire s'efface, Médiévizmes entre en scène.

Cela fait déjà bien longtemps que j'étais titillé par l'envie d'évoluer, de passer à autre chose ou du moins, à continuer autrement. Blitztoire est né dans ma tête en juin puis s'est concrétisé en juillet 2004, après avoir découvert le genre du "blog" au travers des bédéblogs. A l'époque, ils était peu nombreux: maintenant, n'importe quel gamin prépubère qui a un "bon" coup de crayon lance son bdblog, cherchant lui aussi sa part de gloire et rêvant de boire le coup avec Boulet ou Melaka… C'est bien normal et il ne faut gâcher les rêves de personne, surtout s'ils peuvent se réaliser, qui sait ?

J'ai sauté sur 20six, même si j'ai de suite créé un premier compte chez blogger puis chez splinder1: je pensais déjà à évoluer sur une autre plateforme, je n'ai cependant jamais utilisé ces comptes. Puis je me suis incrusté sur 20six. Le titre, Blitztoire, a été trouvé en quelques heures -au contraire de Médiévizmes. J'ai pris un template plus ou moins correct et je n'en ai plus changé. Mes premières notes voulaient décrire ma vie au quotidien, joies et peines, sur un ton très libre et avec un style plutôt très relâché, voire familier. Je voyais ces pages comme un journal presque intime et je me lâchais assez fort. Je n'ai supprimé aucune note (sauf une seule où je me suis rendu compte après l'avoir postée que je faisais acte de médisance gratuite: une faute de déontologie que j'ai corrigée immédiatement ; j'ai supprimé aussi deux autres notes, ces derniers mois, qui parlaient trop de mes déboires personnels). Mais j'ai parfois caviardé les premières,par la suite: pas le style mais les allusions personnelles et tout ce qui pouvait m'identifier trop facilement. Il faut avouer que je croyais naïvement que mon anonymat était en béton et que mes collègues ne me retrouveraient jamais sous ces hardes virtuelles. Tsss… ce sont des historiens eux aussi: fouiner et débusquer est notre métier. Je suis identifiable. Cinq ou six personnes m'ont identifié depuis la création de ce blog, tandis que trois ou quatre autres proches sont au courant de son existence parce que je la leur ai révélé. J'imagine bien que d'autres personnes, des collègues historiens notamment, m'ont identifié sans me le dire. Je pense aussi que d'autres connaissent Blitztoire mais se demandent toujours qui est le type derrière ces lignes: la chose m'amuse beaucoup, surtout quand je suis assis à côté d'eux lors de réunions d'administration scientifique.

Ce blog a donc évolué lentement, les notes sont devenues plus polémiques, plus structurées, plus construites: certaines ont pris des jours, comme celle sur "le négationnisme" qui a attiré une nuée de trolls noirs. Jusque là je parlais de mon métier d'historien, j'en suis venu à parler d'Histoire. Mais pas pour y raconter de petites histoires faciles qui me permettraient d'accroître le lectorat: pas question de me lancer dans la légende noire de Gilles de Rais, les mystères des Templiers ou les déboires sentimentaux d'Henri VIII. Ce genre d'histoires n'est pas de l'Histoire, c'est du matériau pour pisse-copie en mal d'audience. J'ai ouvert mes recherches sur le blog. Pas de manière complètement évidente, par petits pans, par petits coups de pinceau, mais quand même. Grâce à cela, j'ai eu le plaisir de rencontrer l'un ou l'autre collègue inconnu qui, à coup de requête Google, était tombé chez moi et avait noué le contact. Davantage d'Histoire, de prises de position aussi: Blitztoire m'a permis de tenir des positions qui auraient été jugées inacceptables dans le sérail compassé des médiévistes. Prises de position politiques, sociales, scientifiques. Blitztoire m'a permis aussi d'accroître ma veille sur l'approche du web par les historiens: j'ai pu écrire et construire lentement des opinions qui, rideo referens, ont évolué considérablement -sur Wikipedia et la "validation a posteriori" par exemple.

J'ai construit davantage mon style: il est devenu plus audacieux, gothique flamboyant ou baroque comme je puis l'être parfois, toujours avec démesure et passion. Le blog est devenu mon laboratoire d'écriture: j'y travaille ma façon d'écrire l'histoire, testant les expressions, osant les hyperboles ou les chants lyriques. Et maintenant, dans mes publications scientifiques (voire mes rapports administratifs!)…vous retrouverez ce style, dont j'use avec de plus en plus de liberté. Le blog m'a déniaisé de ce point de vue, je n'ai plus peur d'écrire avec une plume de fer ou de feu.

Très vite je me suis retrouvé prisonnier de 20six, à l'étroit dans le template, coincé par les limites d'espace (peu d'image à cause de cela), avec un fonctionnement parfois erratique, des statistiques perpétuellement en rade… Des amis de blog puis de travail et de vie tout simplement m'ont proposé le passage sur Lodel: ce CMS spécialement adapté pour les revues en ligne, mais qui par sa polyvalence et sa puissance, est capable de gérer n'importe quel projet d'édition électronique. Lodel est un instrument libre et ouvert, gratuit, conçu par et pour les sciences de l'homme et de la société en France: il était devenu évident à mes yeux que je me devais à Lodel puisque Lodel s'offrait à moi. Il fallut du temps -un surcroît de travail durant le premier semestre 2005, un coup de mou de blog en même temps que quelques soucis personnels- pour que je saute le pas, que je me lance. Un nouveau blog, qui suit Blitztoire, le remplace et le complète.

Médiévizmes. Le titre a été longuement muri: il plaît ou ne plaît pas, tant pis, il me parle en tout cas. Il dit les choses mieux que Blitztoire, dont la racine "Blitz", l'éclair, pouvait attirer (et a attiré) des déviants bellophiles. Ce sont mes réflexions de médiévistes, celles de "Zid", donc j'ai remplacé un "s" par un "z" pour bien marquer ce sont les miennes. Au pluriel car mes passions de médiéviste sont plurielles. Médiévizmes, comme "tropismes".

Médiévizmes: la structure du contenu blog reste, au départ, la même que dans 20six. Peut-être évoluera-t-elle ? Médiévizmes, sur une plateforme personnelle et personnalisée grâce à Got et Manue, c'est mon espace, il m'est propre et j'assume chacun des mots qui y seront écrits: ils seront couverts par le droit d'auteur, avec une licence "Creative Commons". Je m'y exprimerai avec la même liberté, plus encore peut-être, parce qu'un historien doit s'engager. Sous le couvert commode mais illusoire du pseudonyme: il n'est pas encore temps de faire mon coming out. C'est aussi un jeu que ce pseudo-anonymat, pourquoi pas ? Médiévizmes est aussi un récit, que l'on doit suivre depuis le début, depuis les premiers pas de Blitztoire que je laisse accessible avec les commentaires. C'est un long cheminement intellectuel. Il n'y a pas de pari, rien à gagner, la gloire ne m'intéresse pas: seule l'action me motive. Agir pour avancer et construire, se construire.

Chers compagnons de route, chers nouveaux lecteurs, pour un jour ou un mois ou un an ou davantage encore, vous tous qui me connaissez plus ou moins, j'écris pour vous avant tout: pas de pseudo-onanisme littéraire. Loin d'être le reposoir des ronds-de-cuir du savoir aplati, l'Histoire telle que je veux la pratiquer est et doit rester une discipline de combat. Un de mes maîtres m'avait écrit, dans un email déjà ancien, que, historiens pour l'action, nous étions comme ces nettoyeurs de tranchées de la guerre 14-18 (souvenez-vous, "Capitaine Conan"), corps francs d’éclaireurs sanglants qui, s'aventurant dans les premières lignes, en vidaient les boyaux au corps à corps. La comparaison, pour être forte, n'en est pas moins vraie: aux historiens qui sont prêts à se risquer dans l'action (car il y a des risques, le sérail n'est pas tendre avec les têtes brûlées), il appartient de s'avancer au travers des réseaux de barbelés, descendant dans les plus obscures cagnas, y luttant sans merci avec nos pires ennemis: les idées toutes faites, les conventions et les convenances intellectuelles, les dossiers historiques épineux, les sacs de noeuds d'archives, un passé ravivé pour être parfois massacré à nouveau (zombie!) sous les mains de nos prédécesseurs voire de nos contemporains. L'Histoire se fait le couteau entre les dents.

Médiévizmes donc.

Notes

1 Un hébergeur de blogs italien