Lire : pour quoi faire ?

Je lis régulièrement les notes d’un blog atypique : Contingences. Son propriétaire, qui se surnomme « Cramoisi », vit dans une ville « de par chez moi », autour de la place Cockerill ou de Saint-Lambert. Il parle bien de la ville, Cramoisi : je sens souvent l’odeur de la Cité ardente quand je le lis. C’est que ses textes, naviguant entre le monde réel et le récit rêvé qu’il paraît vivre, ont des odeurs de chez-moi. Là-bas, où l’air et la terre me semblent plus m’appartenir qu’ailleurs, dans cette ville que j’ai bien arpentée au XIIIe et au XIVe siècles.  

Une autre de ses notes de décembre me fait écrire à mon tour : « Quels sont les différents sens du verbe lire ? Une lecture oubliée, dont on ne peut plus parler a-t-elle toujours valeur de lecture ? » demande Cramoisi, après avoir iconoclastement dit des Classiques que ce sont ces « livres que l’on ne peut avoir lu » et non pas que l’on croit avoir lu. Lire les Classiques, lire tout court. Que retient-on de nos lectures ? Faut-il retenir quelque chose ? Pour ma part, j’ai toujours eu mauvaise mémoire, ce qui est un comble pour un historien (et je bénis l’inventeur des fiches papiers puis celui de l’ordinateur et de son disque dur miraculeux, pour ma vie professionnelle). A quoi bon ânonner « j’ai lu tout Proust », à quoi bon se gargariser d’avoir dégluti Houellebecq ou Quignard ? A quoi bon lire les œuvres de mes compères historiens, comme cet article de revue scientifique consacré aux chartes que l’on pose sur les autels, dont je dois tirer la quintessence, là, tout de suite (Arnold Angenendt, « Cartam offerre super altare. Zur Liturgisierung von Rechstvorgängen », excusez du peu) ? Pour en parler, avant tout.

En parler, oui, mais où ? A qui ? Comment ? Pour mes travaux, ça semble davantage aller de soi (quoique) : comme on dit dans notre jargon, je « dépouille » l’article d’Arnold A. : je le découvre, je le dénude, je le dépiaute, je lui prends ses idées, je les lui dérobe avec son consentement, je les fais miennes pour mieux les modifier. Je les emporte, je les note, je les classe et je les conserve dans une boîte ou sur un disque dur.  Puis quand le temps viendra où je me mettrai, moi, à rédiger mon propre article sur un objet d’histoire ayant des liens avec les idées d’Arnold A. (et ce temps n’est pas loin, puisque je dois boucler un article sur « les authentiques de reliques » pour novembre 2005 dernier délai), je reprendrai ces notes, je les relirai elles aussi. Elles me serviront à mieux cerner mon objet de recherche, à mieux le comprendre, à l’expliquer plus précisément, éventuellement à étayer mes thèses ou encore à les nuancer. Je citerai alors l’article d’Arnold A. en note infrapaginale dans mon propre travail, cautionnant de sa science germanique la qualité relative de mon pauvre propos. Cet article-là, je l’aurai non seulement lu, je l’aurai aussi « dépouillé » dans tous les sens du terme…

Mais peut-on lire autrement ? De la littérature, par exemple, ces « classiques » dont parlait Cramoisi. Là, c’est autre chose. C’est une autre lecture. Différente. La plus commune, la plus habituelle. Une lecture sans prendre des notes, ou alors avec un petit carnet sur lequel on copie une belle citation ou une idée force. Le plaisir est essentiel, mais différent du plaisir de la lecture d’Arnold A. : il est plus libéré, plus volage, plus folâtre : on ne cherche pas (normalement) à lire un roman pour retenir ou construire une recherche.  Plaisir plus intense, plus épicurien. Plaisir gratuit. Faut-il en retenir quelque chose, de ce livre ? Non, pas très concrètement. La lecture d’un bon livre (c'est-à-dire un livre que l’on prendra plaisir à lire, fût-ce un immonde roman de gare) n’implique pas qu’on en retienne presque physiquement des passages afin de briller en société. De mes lectures littéraires, je ne conserve dans ma tête que les titres des ouvrages (approximativement), la trame de l’histoire (plus ou moins), quelques bons mots (rarement). Et pourtant je les ai lus, parce qu’ils m’ont « formé », voire transformé, en tout cas modelé, impressionné au sens premier du terme. Je porte les marques intellectuelles de mes lectures, petites scarifications ou stigmates douloureuses, jolis tatouages ou petites peintures de paix. Nul ne sort indemne de la lecture des Trois mousquetaires, du Petit Prince, La vie mode d’emploi ou encore Les falaises de marbre. Et rien que pour cela, on peut dire : je les ai lus.

Sur ce : Joyeux Noël à tous !

Enfin libres!

Le logiciel dit "libre" s'est imposé ces dernières années dans le domaine des sciences dites exactes, dans la mesure où l'accès au code-source qui en forme le noyau permettait toutes les évolutions, dans la mesure où les scientifiques eux-mêmes sont, pour partie à coup sûr, parmi les principaux acteurs de la communauté "du libre", dans la mesure où seuls des instruments maîtrisés d'un bout à l'autre de la chaîne leur sont utiles réellement…

Dans les sciences humaines, le défi a été relevé plus lentement: en cause probablement la très piètre maîtrise des instruments par les scientifiques de ces disciplines: à l'heure actuelle, à part Word ou Excel, à part "leur" logiciel de messagerie et IE, peu de choses… Et encore ces logiciels ne sont-ils utilisés qu'à une faible part de leur potentiel. L'utilisation des bases de données reste marginale: une raison essentielle tient à l'individualisme des chercheurs en sciences humaines. Un traitement de texte et un tableur basiques leur suffisent.

Cette communauté est donc assez imperméable aux défis du libre. Elle commence seulement à s'ouvrir, par quelques portes basses et dérobées. L'idée d'entreprises communes "collées" sur le web, par le biais d'un interface, via du XML ou u e base MySQL, fait son chemin. Au lieu des traditionnelles et lourdes listes de diffusion (ah, les mailing lists !), les weblogs font leur apparition. Les fichiers papiers tenus en commun par les membres d’équipes de travail ou de recherche sont remplacés nécessairement par des bases de données. Les portails de médiévistes sont remis en question. De nouveaux projets soutenus largement par l'Agence Nationale de la Recherche ou la Direction de l’Information Scientifique du  CNRS vont jeter les bases d'une réflexion méthodologique approfondie que l'on peut espérer innovante.

C'est donc ici, aux premières lueurs d'une aube toujours incertaine, qu'il s'agit de faire du logiciel libre un des enjeux majeurs d'une nouvelle façon de faire de la recherche. Car ce n'est pas seulement le moment de lutter, avec des accents altermondialistes, contre les grands monopoles technico-commerciaux que nous connaissons pour l'informatique. C'est surtout le moment de reprendre le contrôle complet de nos instruments, de nous affranchir du "prêt-à-utiliser", des bases de données soi-disant clef en main (mais contrat de maintenance et d'apprentissage au coût exorbitant en poche, grâce à ces PME vampires de nos institutions de conservation et de recherche, développant leurs logiciels sur le dos de leur clientèle fidèle).

Certes, cela signifie qu’il faudra davantage encore travailler en équipe pour faire évoluer ces produits « libres », qu’il faudra se salir les mains pour comprendre « comment ça marche » plutôt que jouer au presse-bouton… mais tout compte fait, nous, historiens (et les autres), n’essayons-nous pas de comprendre « comment ça marche » lorsque nous nous penchons sur nos sources anciennes, afin de savoir qui les a rédigées, comment, pourquoi, avec quels moyens et quelles idées ? Ne consultons-nous pas d’autres collègues spécialistes de ces sources afin qu’ils nous expliquent comment mieux les comprendre ? Pourquoi ne pas appliquer la même curiosité aux instruments de travail que nous utilisons ?

La littérature « pipole »

« Une nuit, il y a de cela plusieurs années, je prenais avec [S.T. Coleridge] le thé dans Berners Street […]. D’autres personnes étaient là avec moi ; et, au milieu de considérations charnelles sur le thé et les rôties, nous nous délections tous à boire une dissertation au sujet de Plotin, sur les livres attiques de S.T. Coleridge. Soudain un cri s’eleva : Au feu ! au feu ! Et tous, maître et disciples […], nous nous ruâmes au dehors, avides du spectacle. Le feu était dans Oxford Street, chez un facteur de pianos. Et, comme cela promettait d’être un incendie de conséquence, j’eus du chagrin que des engagements m’obligeassent à quitter la société de M. Coleridge avant que les choses en fussent venues à leur période décisif.

« Quelques jours plus tard, je rencontrai mon hôte platonicien, je lui rappelai l’incendie en le priant de me faire connaître comment ce spectacle si prometteur s’était terminé. ‘Oh, monsieur, dit-il, il a fini si mal que, unanimement, nous nous sommes mis à le siffler’.

« Or quelqu’un supposera-t-il que M. Coleridge, trop gras pour être un personnage de vie active, mais sans nul doute digne chrétien, que ce bon S.T. Coleridge, dis-je, fût un incendiaire, ou seulement capable de souhaiter du mal au pauvre homme et à ses pianos (dont plusieurs, je pense, avec claviers additionnels) ?  Au contraire, je le tiens pour être de cette espèce d’hommes qui, j’en oserais gager ma vie, mettraient, en cas de nécessité, la main à la pompe, encore qu’il soit plutôt gras pour donner une preuve si ardente de sa vertu. Mais quel était, ici, le cas ? La vertu n’était en rien intéressée. Une fois arrivée les pompes à feu, toute moralité s’en remettait au bureau des assurances. Et puisque tel était le cas, il avait bien le droit de satisfaire son goût. Il avait laissé son thé. N’allait-il rien avoir en retour ?

« Je maintiens que l’homme le plus vertueux, ces prémisses établies, était autorisé à se faire une volupté de l’incendie et à le siffler, aussi bien que tout autre spectacle qui eût élevé une attente dans l’esprit public pour, ensuite, la décevoir ».

Ainsi s’exprime le piquant Thomas de Quincey, en son premier mémoire (daté de 1827) sur De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, dans une traduction d’A. Fontanais, parue au Mercure de France en 1929 (6e édition), p. 15-17.

Humour anglais, seulement ? Non point. Contrairement à l’idée reçue, il n’est pas récent,  l’attrait pour le sordide, le potin, le scandale, le voyeurisme des magazines pipole (mais aussi des autres, sous le voile pudique de l’ « information »), que cette soif d’écrivaillerie scandaleuse, si méprisée par les beaux esprits (ceux-là même qui se ruent sur Voici dans la salle d’attente du dentiste). Trop facilement considéré comme la manifestation d’une hypothétique décadence culturelle de la société, ce goût du potin existe depuis bien longtemps. Ou plutôt ce goût pour une petite littérature d’amusement, pleine d’histoires égrillardes, de scandales qui font rougir les ménagères, d’affaires de cœur ou de sexe. L’Antiquité m’est moins connue, mais des traces de ce genre d’intérêt pour le « livre léger » se trouvent au Moyen Âge, dans les grands recueils de vies de saints pleins de petites historiettes parfois burlesques qui devaient bien faire pouffer à leur lecture au réfectoire de l’abbaye (je suis ici la sainte parole d’un mien maître auquel je rends hommage par ces lignes). Mais je n’insisterai pas sur le Moyen Âge aujourd’hui.

C’est plutôt le XVIIIe s. qui retiendra mon attention ici, après la lecture du petit ouvrage de Robert Darnton intitulé Edition et sédition. L'univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, 1991. S’appuyant sur des dossiers exceptionnellement fournis de quelques maisons d’édition et de distribution de cette époque, il montre que le best seller d’alors n’est pas Rousseau mais bien un ouvrage d’anticipation plus ou moins contestataire, intitulé 2440, décrivant Paris comme un nouvel éden, un monde froidement irénique et pacifié (ou plutôt équarri, entre le « back to the trees » de Roy Lewis et 1984 de George Orwell). Puis viennent des ouvrages polémiques, surfant sur l’actualité politique en couplant politique, scandale et pornographie, qu’ils concernent des femmes ou des hommes proches du pouvoir royal. Livres interdits par ce même pouvoir : livres que l’on s’arrache, évidemment. Livres qui circulent sous le manteau, que l’on ne cite qu’à mots couverts, dont les libraires raffolent pour « booster » leurs ventes…

Rien n’a changé réellement, avec les biographies sulfureuses de stars de la télé ou de la politique, les pamphlets ou les livres-événements, les magazines pipoles et les pages week-end des grands quotidiens : toujours ce même goût porno-chic, aux relents de scandale et d’interdit. La seule différence : ils ne sont plus (tout le temps) interdits.