Histoire et McDo Anthropo

Dans un récent commentaire à une de mes notes, Blaesus insistait à juste titre sur la piètre compétence de nombre d’historiens une fois sortis de leurs dossiers, dans des disciplines dont ils veulent user mais qui les dépassent parfois largement. Avançant quelques bons exemples, il citait notamment l’anthropologie. S’il y a bien une discipline qui attire nombre de chercheurs, c’est celle-là ! Les années ’60-’70-‘80 furent fastueuses, on y redécouvrait Durkheim, Malinowski et Mauss, c’était le bon temps du structuralisme, avant que le « champ du signe » ne connaisse le « chant du cygne ». Les cours dont mes bons maîtres me nourrirent à la fac étaient empreints de ce post-structuralisme tout triste d’être devenu has been. Certains historiens ne se laissèrent pas démonter et tentèrent une reprise du discours anthropologique, qui avait perdu sa patine structuraliste mais bien conservé une réelle pertinence pour des études comparatistes. Levi-Strauss et Mauss reprirent du service, parfois avec bonheur. Certains historiens haut-médiévistes expliquent ainsi les relations de pouvoir des princes et des puissants mérovingiens et carolingiens à l’aide des schémas de parenté, des théories sur l’inceste et la parenté hérités de Levi-Strauss, de Dumont et plus récemment, de Godelier…. D’autres se sont penchés sur les échanges de biens et de personnes en s’appuyant sur le vieux mais toujours intéressant « don – contre don » de Marcel Mauss. D’excellents travaux sont ainsi parus, qui renouvellent réellement le sujet, lisant les sources médiévales à l’aide des réflexions d’anthropologues.

Il me reste néanmoins et parfois, comme à bien des historiens, un goût de « trop-peu », le sentiment d’un plat trop vite cuisiné, d’une fast-fooderie. Peut-on toujours transposer sans vergogne ces expériences anthropologiques à un monde disparu… à un monde aux restes trop mortels qui sont comme recouverts d’une miteuse couverture dont nous soulevons à peine un coin au cours de nos travaux ? La vision d’un Malinowski est vieille de cent ans presque, celle d’un Levi-Strauss a, elle, cinquante ans ; les théories sur le don – contre don ne sont pas plus jeunes, bien au contraire. Mais elles traitent d’une « réalité » observée alors. Peut-on, sachant ces deux biais chronologiques –une vision déjà passée, d’il y a cinquante ou cent ans, d’une réalité qui était alors vue dans toute sa contemporanéité– oser les affronter à nos visions d’un Moyen Âge ? D’un autre côté, la comparaison ne peut qu’enrichir la réflexion et le débat, on aurait tort de s’en priver, bien sur. Cependant, plaquer des concepts sur une lecture de sources anciennes n’est pas faire de l’histoire.

Un exemple. Inspirés par les anthropologues et les sociologues, les historiens ont hérité du concept de memoria, la mémoire des hommes et des choses, leur souvenir, leur ancrage dans un historicisme ou une mythographie, avec des accents d’histoire et/ou de sacré. La mémoire ! Voilà bien un concept d’historien passé dans le langage courant, galvaudé par les journaux ou les politiques avec une frénésie insupportable. Hélas, on le voit bien, « mémoire » reste un concept fourre-tout, avec cette saveur MacDo passe-partout, indéfinissable mais bien reconnaissable quand même. En définitive, qu’est-ce que la mémoire ?

Il manque une vraie réflexion sur ces concepts, une confrontation audacieuse qui permettrait de sortir de cette torture historico-culinaire. C’est ce que propose la table ronde organisée à Auxerre les 27 et 28 janvier 2006, à propos de « Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées », où se retrouveront historiens, sociologues, anthropologue… Est-on enfin arrivé à ce moment que j’appelais intérieurement  de mes vœux depuis des années : va-t-on enfin aller au fond des choses, sans langue de bois et sans tomber dans le creux et le vain, de cette confrontation de nos expériences ? Certes, je ne serai pas anthropologue en revenant de là, et peut-être même resterai-je un fervent défenseur de l’érudition bien tempérée, mais qui sait ?

Se lire ou se relire

Je ne relis jamais mes publications, qu’elles soient scientifiques ou non. J’ai horreur de replonger dans mes anciens textes, ou alors, il faut que ce soit en diagonale, sans approfondir, juste pour me remémorer l’esprit général de mon écrit. Et même, cette relecture sommaire, sur les crêtes de l’œuvre, me gêne beaucoup. Je ne m’y retrouve pas.  Ou bien j’y distingue les aspérités, les rugosités, les taches, les moisissures de style… et j’en suis navré.

Une fois de plus, quelques lignes d’Ernst Jünger font impression : dans son « Voyage Atlantique. Journal de voyage », Paris, 1952 (réimpr. 1971), p. 96-97, il confie ses angoisses, « à bord » d’un bateau, « le 24 octobre 1936 » : « Essaye de lire dans mon dernier livre dont j’ai emporté un exemplaire d’Hambourg et ne tarde pas à le jeter par-dessus bord. Il plonge sans laisser de traces dans le cristal de l’écume. D’où peut surgir ce dégoût pour un travail qu’on vient à peine de terminer ? Du fait que l’idée reste à jamais inaccessible, que la rédaction pâlit devant le brillant du songe ? C’est une force bien curieuse qui nous pousse à ces compositions que l’eau, si ce n’est le feu, fera pourtant disparaître au cas où elles ne se seraient pas corrompues à la longue dans l’ombre de l’oubli. A quoi bon alors cette tension de l’esprit, cette pesée des syllabes comme pour prêter serment, et cette crainte aussi, comme à la barre d’un tribunal souverain ? Si la chose recèle quelque transcendance, c’est assurément dans l’effort et la lutte aux frontières de la parole, et non dans la forme définitive de l’ouvrage. Le plume de l’auteur est comme en liaison avec un pantographe –lui seul trace les véritables lignes dans l’invisible ».

Pour l’auteur, quel qu’il soit, seuls comptent les gestes et le jeu de l’écriture, une « lutte » de l’homme écrivain avec le texte et avec l’objet. Un travail de Sisyphe, puisqu’ils ne sont pas encore son texte et son objet et, probablement, ne le seront jamais.

« Georges Duby ou la nouvelle positivité de l’histoire »

Il est de bon ton pour certains, on l’a vu, de se défier de l’historien. Qui sait ce qu’est un historien, au-delà des définitions du Petit Robert ? Georges Duby n’a jamais manqué de dévoiler sa passion de l’histoire, d’expliquer son métier, de dire sa place au monde : ainsi en témoigne la postface qu’il ajoute aux dialogues avec le philosophe Guy Lardreau en 19801. Certes, il est d’aussi bon ton dans les milieux historiens, cette « corporation qui a ses rites, sa hiérarchie et son petit terrorisme interne », de lire désormais les œuvres du Maître du Mâconnais avec un petit sourire méprisant flottant sur les lèvres… œuvres écornées, textes vieillis, jugés un peu rapides ou trop beaux pour sembler « vrais »… Bah, au-delà de ces grandes mesquineries ou de ces petites déceptions, il nous reste, il me reste malgré tout, envers et contre tout, l’œuvre d’un Maître qui marque la seconde moitié du XXe s. historien d’un sceau que l’on peut certes égratigner, mais non point briser.

Ces lignes sont là comme un nouveau coup de marteau, afin de mieux enfoncer les chevilles de nos positions d’historien dans le bois tendre –fragile- qui constitue le monde des idées fondant la société, s’agissant notamment des idées les plus forces, comme celles qui touchent à l’enseignement de l’histoire. Voici :

« Mon métier consiste à poser des questions sur l’homme (sur l’homme d’aujourd’hui), à tenter d’y donner réponse en considérant le comportement de notre propre société dans une étape antérieure de sa durée. J’interprète pour cela des vestiges. Ce matériau me parvient déjà traité par l’érudition, et je dois l’affiner encore. Mais il me faut, quand je le manipule, respecter quelques règles : la morale de mon métier les prescrit. Ainsi suis-je censé employer tout le matériau disponible et n’employer que lui. Je n’ai pas le droit de lui forger de toutes pièces des compléments. Je n’ai pas, non plus, le droit –ce qu’il m’est moins facile de m’interdire – d’en écarter tel élément qui me gêne. Et si la masse en est si considérable que je ne puisse le mettre en œuvre entièrement, si je suis contraint de choisir, mon choix ne doit pas être arbitraire. Tout le reste, au fond, m’est permis, et notamment, si je ne  déraisonne pas, d’imaginer.

Ces contraintes consenties, et d’autres très pratiques, comme de situer avec exactitude toute information dans le temps et dans l’espace, je tiens pour assuré que la meilleure manière d’utiliser ce matériau est aussi la plus candide. Puisque c’est la vie que j’observe, toute théorie qui me tiendrait prisonnier me semble paralysante, desséchante, et je fais tout pour me libérer de son emprise. Non que je me figure tout à fait libre. Ma liberté est à son comble lorsque je me pose mes questions. Or je suis conduit à les poser de telle façon et non d’une autre par mes humeurs et par ce qui m’environne en ce moment-ci. Je suis captif de moi-même et de mon milieu, et je le reste tant que se poursuit le « développement », pour reprendre un mot que j’écrivais à huit ans sur mes cahiers de calcul après l’énoncé du problème. Un être qui n’aurait ni le même passé, ni les mêmes passions, qui n’écrirait pas dans le même temps, dans le même lieu, ne ferait pas, je le sais très bien, le même usage des mêmes données. Ainsi –puisque nous avons beaucoup parlé de cela-, l’influence du marxisme sur mon œuvre serait fort différente si j’étais de quinze ans plus jeune, si j’avais été militant et si je ne travaillais pas à Paris ou à Aix, mais à Prague. Ceci m’incite à beaucoup de circonspection lorsque l’envie me prend de parler de l’histoire comme d’une science.

Je ne suis pas un amateur, mais un professionnel : j’entends par là que mon métier me fait vivre. J’appartiens donc à une corporation qui a ses rites, sa hiérarchie et son petit terrorisme interne. Mes relations les plus étroites sont avec mes confrères, les maîtres, avec les compagnons qui m’aident et avec les apprentis que j’enseigne. Nous parlons entre nous de nos pratiques, dans notre langage d’atelier. Nous échangeons, comme il se doit, le résultat de nos recherches, en relatant dans le détail les recettes que nous employons et l’itinéraire que nous suivons. Un tel commerce rend chacun d’entre nous plus efficace. Il est d’autre part agréable.

Je suis cependant persuadé que notre métier perd tout son sens à rester replié sur soi. L’histoire, me semble-t-il, ne doit pas être principalement consommée par ceux qui la produisent. Si les institutions où notre profession prend place semblent aujourd’hui si mal en point, n’est-ce pas pour ce repli même, pour s’être tant coupées du monde que le monde s’accoutume à se passer d’elles, et fort bien ? Pour cette raison, je ne perds aucune occasion de m’adresser à d’autres qu’à mes élèves et à mes collègues. N’ayant plus à faire mes preuves, ni à les fournir par le menu, je change à ce moment de ton. Mais je ne me fais pas d’illusion : je n’atteindrai pas le gros du public. Celui-ci préfère, à juste titre, la fable ou l’enquête policière à ce que je puis, moi, lui raconter. Toutefois, je fais tout pour que ma voix porte. Puisque les questions que je pose ne concernent pas que moi-même, puisque les règles que respecte l’historien me paraissent former l’esprit à la rigueur critique, je souhaite évidemment que les échos de mon discours retentissent dans le système d’éducation et je lutte pour que la place de l’histoire, de la bonne histoire, ne s’y rétrécisse pas, mais s’y déploie. Je souhaite également que le plus grand nombre m’entende. Parce que j’aime communiquer le plaisir très vif que je prends à mon métier. Parce que surtout je le crois utile. Je crois à l’utilité de l’histoire bien faite. C’est-à-dire –le juste accord est difficile- avec lucidité et passion ».

Georges Duby, Postface aux Dialogues de G. Duby et G. Lardreau, Paris, 1980 (Flammarion, Dialogues), p. 193-195.

Notes

1 D’où le titre de cette note, qui est en fait le sous-titre, page 5, des Dialogues.

L’historien et l’action

Est-ce le rôle des historiens de réagir comme ils viennent de le faire dans cette pétition publiée dans Libération le 13 décembre 2005 (plus accessibles sur le web, me semble-t-il) ? Si on lit certains commentaires, d’une agressivité étonnante, sur le blog de Pierre Assouline, ici et , on peut se demander si c’est bien pertinent, en effet. Si l’on se penche sur la nomination, par Nicolas Sarkozy, d’un avocat à la tête d’une commission pour mener « un travail approfondi sur la loi, l'Histoire et le devoir de mémoire », en un beau coup médiatique le démarquant de Dominique de Villepin… on se dira que ces historiens ne servent à rien et que, comme le dit Arno Klarsfeld, ils veulent « confisquer l’Histoire ». On nous accuse de nous comporter comme les prétendus détenteurs du savoir, mais qui ne savent rien ; on nous décrit comme des scribouillards de fiches, des hommes passifs et placides ; on distingue les « faiseurs de savoir » que nous sommes, des vrais hommes d’action que sont les politiques. Certes, je schématise. Mais quel gâchis. Quelle incompréhension. On voudrait mettre l’historien à la botte du politique, qui serait détenteur, lui, de la Morale publique… et pour ce faire, en un raccourci saisissant, convoquant Ricoeur et le bon sens bien de chez nous, on confond cette Morale avec l’Histoire qui doit (com)plaire.

L’historien est, évidemment, homme contemporain et perclus de contemporanéité, et s’il tente de s’abstraire de son époque pour comprendre les mondes enfouis, il les lit néanmoins avec les mêmes yeux avec lesquels il lisait son journal quelques minutes plus tôt.  Notre rôle est de nous en rendre compte et, avec toute notre force et toute notre capacité critique, nous devons tenter de comprendre les mondes anciens plutôt que les juger. Mais, engendré par son temps, l’historien a aussi le devoir de former son temps. Donc d’être actif, d’intervenir, d’être le trouble-pensées, le re-penseur, en prenant garde de ne pas devenir le révisionniste ou le négationniste… Homme d’action : c’est notre rôle, qu’on le veuille ou non. L’histoire est une pierre nécessaire de la démocratie, un levier d’une force inattendue, elle fait l’esprit d’un peuple, elle le façonne – elle le déforme si elle est reconstruite par l’Etat. Une histoire imposée par l’Etat n’est pas de l’histoire, c’est de la propagande. L’historien doit donc veiller à ne rien se laisser imposer et à tenir son discours. Mieux : ce discours, il doit se retrouver tel quel, adapté aux nécessités de la pédagogie, dans les manuels scolaires. Celui-là, pas celui d’Arno Klarsfeld.

Hélas, l’historien est placide, c’est trop vrai : combien osent réagir ? Combien osent défier les canons ? Combien d’enseignants d’histoire suivent-ils l’évolution de la recherche dans les domaines qu’ils transmettent ? Combien de chercheurs montent-ils au créneau ? Combien d’historiens interviennent-ils dans les journaux, mis à part quelques têtes brûlées ou quelques sommités que l’on sollicite pour leur aura ? Combien osent dire les choses ? Bien peu. Il en faudrait davantage. Je fais confiance à mes collègues et amis, je sais que les plus jeunes vont monter au front, du moins, je l’espère.

Détenteurs d’un savoir ? Spécialistes incontournables ? Elite insupportable ? Evidemment. Nous n’avons pas travaillé tant d’années, nous n’avons pas chacun arpenté notre pré carré, tellement foulé et parcouru, balisé de long en large et en travers, y laissant nos yeux, notre sang, nos proches pour approcher d’une meilleure connaissance, tout ça pour qu’on nous dise que notre avis compte autant que celui d’un politicien qui n’a probablement jamais fait de l’histoire qu’à coups de travaux de seconde main dans les meilleurs cas, de Michelet dans les pires. Notre avis compte, qu’on le veuille ou non. Ce n’est pas qu’il ne faille pas le confronter avec celui d’historiens amateurs qui ne soient pas du sérail, au contraire : il y a parfois des traits de génie dans les têtes non formatées par la recherche universitaire ! Mais avant tout et après que ces positions diverses aient été passées en revue, c’est aux chercheurs professionnels que reviennent la tâche, l’obligation et, pour utiliser un terme désuet, l’honneur de donner leur avis.

A l’historien de défendre son terrain et son métier, à l’historien de se battre avec ses armes, à l’historien d’être écouté ou de se faire écouter. A l’historien, l’écriture, la communication de l’histoire. Et à personne d’autre.