Membra disiecta ou le manuscrit écartelé

Il y a quelques mois, j’avais longuement parlé du drame des manuscrits que l’on démembre pour en vendre des feuillets : la lettre de l’Association for Manuscripts and Archives in Research Collections (AMARC) consacre un article à ce sujet, déplorant la vente sur ebay de précieux feuillets, donnant des exemples terrifiants. A lire, absolument !

(via Archivalia)

Retour d’Auxerre

Maintenant, je n’ai plus peur des anthropologues. Pas déçu du séjour. Le discours des anthropologues est saisissant par sa multiplicité. Je pensais que seuls les historiens pouvaient entrer dans des discussions quodlibétiques pour décortiquer les comportements des hommes du passé ; les anthropologues et les sociologues font mieux. Ils se crêpent le chignon avec une ardeur et une foi qui laissent rêveur. L’objet premier de la table ronde était « le don », tel que vu par Marcel Mauss dans sa célèbre étude. Pour rappel, Mauss avait dégagé les modalités de comportement de certaines sociétés relatives au « don » en les associant à des contre-dons, des dons en retour, quasi systématiques dans certaines conditions. Jusque là, rien que de simple, même si je schématise à outrance.

Il se trouve que cette grande théorie de Mauss sous-tend un pan entier de la réflexion sociologique et anthropologique. Et que, dans les grandes lignes comme dans le détail, les chercheurs en sciences de l’homme se précisent, se contredisent voire s’opposent violemment sur cette théorie. Entre les « héritiers » politiques qui se réclament du maître en construisant une grande théorie sociologique sur cette théorie du don-contre don, se définissant négativement les uns par rapport aux autres, et les anthropologues post-structuralistes qui tentent d’analyser les concepts, se déclinent des tas de formes de don-contre don, plus ou moins évoluées, chacune adaptées par les chercheurs à leur objet de travail. Je retiens l’approche d’Alain Testart, qui décompose les transactions humaines en trois axes :

L’axe de l’échange, avec deux transferts de biens réciproques qui sont obligatoires (achat d’un bien au magasin). L’axe du don, avec deux transferts de biens réciproques mais non  exigibles et non obligatoires (le vrai don et le vrai contre-don). L’axe du troisième type, avec un transfert de biens unique et obligatoire, sans contre partie effective aucune (les impôts par exemple). Un bel instrument d’analyse qui permet de nourrir la réflexion sur le don ou l’échange.

On l’a compris : par delà les oppositions stériles, j’ai maintenant appréhendé l’anthropologie, qui me semble, assez paradoxalement, beaucoup moins obscure. L’historien peut user de l’anthropologie comme d’un instrument d’analyse et de l’ethnographie comme d’un moyen de comparaison. Il faut éviter de demander aux anthropologues de faire de l’histoire et « juste » utiliser leurs conclusions comme des points de départ, des bases de travail plutôt que des fûts de colonne, des contreforts ou des murs de cathédrale. Les théories des anthropologues servent à faire du mortier, à tailler des pierres ou à colorer des murs. Cette révélation valait le détour.

Iconoclasme ou aniconisme ?

L’affaire des caricatures de Mahomet : iconoclasme ou aniconisme ? Peut-on représenter la divinité ? Le monde chrétien a connu une semblable situation, à Byzance d’abord, aux VIIIe et IXe s., quand l’empereur se piqua d’interdire l’adoration des images saintes et ordonna qu’on les détruisît… Une affaire aux relents autant politiques que religieux. Un peu plus tard, le protestantisme fut secoué, au XVIe s., par les mêmes crises iconoclastes et, aussi bien en France qu’aux Pays-Bas ou en Belgique actuelle, on détruisit les images du Christ, de Dieu, des saints, avec une belle frénésie et une rare efficacité. La révolution française y alla aussi de sa petite crise iconoclaste, comme j’ai encore pu le constater à Auxerre mais surtout à Vézelay lors de mon trip scientifique de la semaine passée ! Mais, plus qu’un refus de l’adoration de l’image sainte, c’était davantage une manière de détruire symboliquement le clergé…

L’iconoclasme interdit l’adoration des images représentant la divinité : on nous dira donc que cela n’a rien à voir avec l’affaire des représentations de Mahomet qui sont purement et simplement interdites ! Pas question d’adoration, c’est la représentation elle-même qui est mauvaise et bannie. C’est ce qu’on appelle l’aniconisme. Mais, selon moi, c’est un peu spécieux : l’iconoclasme refusait l’adoration des images mais les a quand même et dès le départ détruites !  En définitive, sur le terrain, aniconisme ou iconoclasme, c’est la même chose, du moins en ce qui concerne les conséquences.