Maintenant, je n’ai plus peur des anthropologues. Pas déçu du séjour. Le discours des anthropologues est saisissant par sa multiplicité. Je pensais que seuls les historiens pouvaient entrer dans des discussions quodlibétiques pour décortiquer les comportements des hommes du passé ; les anthropologues et les sociologues font mieux. Ils se crêpent le chignon avec une ardeur et une foi qui laissent rêveur. L’objet premier de la table ronde était « le don », tel que vu par Marcel Mauss dans sa célèbre étude. Pour rappel, Mauss avait dégagé les modalités de comportement de certaines sociétés relatives au « don » en les associant à des contre-dons, des dons en retour, quasi systématiques dans certaines conditions. Jusque là, rien que de simple, même si je schématise à outrance.
Il se trouve que cette grande théorie de Mauss sous-tend un pan entier de la réflexion sociologique et anthropologique. Et que, dans les grandes lignes comme dans le détail, les chercheurs en sciences de l’homme se précisent, se contredisent voire s’opposent violemment sur cette théorie. Entre les « héritiers » politiques qui se réclament du maître en construisant une grande théorie sociologique sur cette théorie du don-contre don, se définissant négativement les uns par rapport aux autres, et les anthropologues post-structuralistes qui tentent d’analyser les concepts, se déclinent des tas de formes de don-contre don, plus ou moins évoluées, chacune adaptées par les chercheurs à leur objet de travail. Je retiens l’approche d’Alain Testart, qui décompose les transactions humaines en trois axes :
L’axe de l’échange, avec deux transferts de biens réciproques qui sont obligatoires (achat d’un bien au magasin). L’axe du don, avec deux transferts de biens réciproques mais non exigibles et non obligatoires (le vrai don et le vrai contre-don). L’axe du troisième type, avec un transfert de biens unique et obligatoire, sans contre partie effective aucune (les impôts par exemple). Un bel instrument d’analyse qui permet de nourrir la réflexion sur le don ou l’échange.
On l’a compris : par delà les oppositions stériles, j’ai maintenant appréhendé l’anthropologie, qui me semble, assez paradoxalement, beaucoup moins obscure. L’historien peut user de l’anthropologie comme d’un instrument d’analyse et de l’ethnographie comme d’un moyen de comparaison. Il faut éviter de demander aux anthropologues de faire de l’histoire et « juste » utiliser leurs conclusions comme des points de départ, des bases de travail plutôt que des fûts de colonne, des contreforts ou des murs de cathédrale. Les théories des anthropologues servent à faire du mortier, à tailler des pierres ou à colorer des murs. Cette révélation valait le détour.