Rome, année 2006

Rome. Me revoilà dans la ville éternelle, enfin… Mon pèlerinage annuel, en colloque cette fois-ci. Toujours ce bienheureux refuge que constitue l’Ecole Française. L’urbs ne change pas, les odeurs et les couleurs restent les mêmes. C’est même un peu terrifiant : même si on change, soi-même, la ville, elle, reste immuable, écrasante et vivante à la fois, mais elle ne fait aucune concession à nos profondes ou superficielles mutations personnelles. Elle est toujours aussi belle et je m’y sens toujours aussi bien, comme si elle m’enveloppait de ses lumières, de ses musiques et de ses senteurs…

Et puis il y a le Tibre : petit, sale, il est sauvage et indiscipliné, on l’a confiné dans une profonde cuvette sombre où il se rue contre les parois, chuintant et crachant. Rien à voir avec la triste Seine si profonde et si plate, si pataude et si civilisée entre les quais de Paris, beaucoup trop civilisée… Rien à voir avec la large Loire, mi sauvage mi domestiquée, couchée dans son lit avec langueur voir lasciveté, grasseyante et paresseuse. Rien à voir avec la Meuse toute excitée et toute industrieuse, froide et coupée au cordeau, toute taillée pour porter les bateaux…Le Tibre est jaune ou marron ou brun, il charrie mille saletés, il écume sans arrêt (en hiver du moins ; en été, ce n’est plus qu’un orgueilleux pisselet perdu entre d’énormes murs de pierre). Je crois que je l’aime bien parce qu’il n’a dû guère changer depuis le Moyen Âge. L’impression de revoir une vieille connaissance…

Lettre ouverte aux colporteurs de rumeurs

Chers « collègues » (et amis ?),

Je savais que certains parmi vous étaient des fans des grandes émissions de variété trash, mais de là à vous lire en pleines éructations anonymes, sur le blog de Pierre Assouline, comme les meilleurs témoins cachés et honteux dans les émissions de Delarue… vous m’avez surpris !

Vous avez oublié, je suis désolé de vous l’apprendre, les règles essentielles de notre métier : citer ses sources, les corréler, établir les faits par une critique attentive (oserais-je dire… positiviste ? eh eh…), assumer vos positions… Dans les deux notes de Pierre Assouline, vous ne colportez que des rumeurs, des « il me semble bien que » ou des « la fille de la sœur de ma concierge connaît bien la tante du petit ami d’une fille dont le frère a occupé la Sorbonne ». Vous vous gargarisez de vos places de lecteur à la bibliothèque de l’Ecole des Chartes –c’est con, moi aussi, je l’ai, cette carte– ou de vos connaissances « de l’intérieur » -c’est con, moi aussi j’ai d’excellents amis qui y travaillent…Ne comptez cependant pas sur moi pour asséner une autre vérité que je n’ai pas et que je n’ai pas envie d’inventer ou d’imaginer maintenant.

Mais comptez sur moi pour dénoncer une attitude lâche qui consiste à sous-entendre de très graves accusations sans donner aucune preuve. Je méprise votre mépris d’une école prestigieuse qui a su dépasser ce positivisme fort qui a fait sa réputation : elle a depuis quelques années a montré un nouvel élan scientifique qui la place au premier rang des grandes institutions de recherche historique. Ces éditions de cartulaires du XIXe s. –et personne ne peut me dire que je ne sais de quoi il s’agit– étaient destinées à être numérisées dans le cadre de projets scientifiques essentiels pour la recherche : rien de superflu, aucun goût déplacé pour la nouveauté affriolante, mais des entreprises qui ont placé ces dernières années l’Ecole des Chartes au premier rang des spécialistes mondiaux de l’édition électronique des sources anciennes. Je ne puis donc que vous renvoyer vos allégations sans preuve à la figure. Je suppose que vous avez été les jouets de votre imagination, chers « collègues », ou encore que votre passion de la vérité vous a aveuglés. Mais la prochaine fois, ayez le réflexe positiviste, « à la chartiste » : citez vos sources dans vos notes de bas de page. Merci d’avance.

Bien à vous,

Z.

Soutenance

Samedi, soutenance de thèse. Le rapt au haut Moyen Âge. Une soutenance de thèse, c’est un des moments les plus importants de la vie d’un historien, peut-être le plus important. Quatre heures d’un dialogue étrange, où les membres du jury, tour à tour, égrènent compliments et remarques aiguisées, reproches parfois. Rite d’initiation aux contours artificiels ou ultime examen de passage dans la « cour des grands » ? Les deux, probablement. Il fait toujours chaud dans ces salles de soutenance, la tension y est palpable, le silence aiguisé. Assis sur les bancs de l’assistance, on lit l’intérêt, l’agacement ou le dédain des membres du jury, on note le moindre soupir ou la plus petite grimace, on se fait partisan de la jeune médiéviste qui soutient sa thèse : l’ennemi est en face, sur une rangée de bancs face à la salle, fusillés du regard. Les heures passent sans qu’on s’en aperçoive, sauf à la fatigue qui peint le visage de la thésarde ou à la moiteur qui envahit la pièce. Les premières interventions des membres du jury sont très attendues : si elles sont bienveillantes, on en déduit que « ça va aller ». Les critiques du jury sont soupesées par l’auditoire. Ca va. Les parents, présents, encaissent. Les jeunes docteurs ou ceux qui n’ont pas encore soutenus comptent les points et s’inquiètent : « elle a bien répondu » ; « question vache »…Puis, au fil des heures, on se rassure : pas de critique fondamentale, rien que des points de détail. Anicroches ou escarmouches sans importance. Louanges unanimes. Vient le moment où la salle se retire : tout le monde a parlé, les membres du jury comme la récipiendaire. Rien à ajouter, le jury délibère. Puis la proclamation. Docteur en Histoire avec la mention « très honorable » et les félicitations du jury euh… « de manière générale », ajoute le président du jury en arrondissant les mains et les lèvres, pour dire « à l’unanimité ». C’est gagné, le plus haut grade, tous les honneurs, la fin d’un long parcours de plusieurs années de travail, l’aboutissement d’un long chemin. Le jury redevient sympathique -il l’a toujours été, mais c’était le jeu et on s’y est tous pris… Le pot de thèse suit, on s’y retrouve décontractés, soulagés, heureux.  Voilà une nouvelle grande historienne qui rentre « officiellement » dans la famille, par la porte dorée. Félicitations, chère Sylvie.

Zid le jaune

Ce mercredi, j’ai donné cours, à la fac de X. Rien d’extraordinaire, un cours d’histoire des institutions médiévales pour des étudiants de « Master ». Rien d’extraordinaire, si ce n’est que ce fut un des seuls cours dispensés à cette fac de Lettres ce jour-là, et plus que probablement le seul de l’après-midi. La fac était assiégée, en grève, tous locaux barricadés, passages gardés par des étudiants plus que déterminés, menaçants. La décision de bloquer la fac fut prise par une assemblée générale d’étudiants, par un peu plus de cent personnes présentes et votant le siège, sur un total de plusieurs centaines d’étudiants qui suivent les cours de l’institution universitaire, en lettres. Vidant les amphis à coups de mégaphone et d’occupations intempestives, interpellant les professeurs, insultant les étudiants non grévistes.

Ce qui m’a étonné, c’est l’attitude de mes étudiants de Master, qui m’ont expliqué comment rejoindre la salle de cours par des voies détournées. Ils voulaient leur cours sur les donations post obitum et les testaments du bas Moyen Âge. Ils étaient là, cinq sur six (le sixième n’ayant pas compris, semble-t-il, que le cours aurait lieu). Tout s’est passé sans heurts et avec cette avidité de savoir qui caractérise les étudiants qui ont attrapé le virus de l’Histoire. Même un peu fiers d’avoir pu suivre ce cours, malgré tout.

Pourtant, le CPE, tel qu’il est présenté, ne m’enchante pas. Et le droit de grève reste essentiel en démocratie. Mais je ne pouvais décemment refuser à mes étudiants non grévistes ce qu’ils me demandaient. Et je dois bien avouer qu’elle ne me plaît guère, cette prise en otage de l’université et de tous ses étudiants par une poignée d’étudiants bien minoritaires, même si leur vision du monde n’est pas à négliger. La grève, en démocratie, est une affaire grave. Elle doit dire la démocratie. Si elle outrepasse ses droits, si la représentativité des grévistes n’est pas une évidence du tout, alors, elle n’est pas légitime, quelle qu’en soit la raison.

Voilà pourquoi j’ai été un jaune, mercredi passé.

Il faut sauver les skyblogs

Quatre millions de Skyblogs, ces blogs « très grand public », en grande majorité publiés et squattés par les ados et les djeunz. Il y a plusieurs blogosphères (un de mes vieux leitmotiv), au moins deux, et celles-ci ne communiquent pas. Deux mondes à part, l’un est celui des intellectuels de tout poil ou auto-considérés comme tels, qui ont trouvé dans le blog un moyen de faire passer leurs « messages », de transmettre leur vision du monde et, pour les plus ambitieux, leurs propositions pour le transformer. L’autre est celui de ces « jeunes », des skyblogs et des autres plateformes où les weblogs sont le moyen de se dire, de se présenter et de présenter ses amis, d’exprimer des goûts musicaux ou filmographiques, des états d’âme, des expériences de vie toute simple, des désirs désordonnés… avec le but de créer des communautés autour des « comm’s », évidemment. Eminemment narcissiques (comme tous les blogs, mais ici c’est encore plus fort), ces skyblogs disent les canons esthétiques, amoureux, culturels… –sociaux– tels qu’ils sont perçus par toute une strate de la société, une strate essentielle. Pour l’historien (et le sociologue déjà), ces skyblogs sont ou seront des mines d’histoire sociale. Bien davantage que les blogs « intellectuels » qui naviguent d’ailleurs dans un milieu très endogamique, une bulle un peu dorée.

Je comparerais la situation à celle des sources qui nous viennent du Moyen Âge. Nous n’avons gardé comme sources qui parlent de la vie de tous les jours, à cette époque, pratiquement, que les textes émanés d’intellectuels : chroniques, biographies, romans… produits par les quelques privilégiés qui avaient accès à l’écrit et ont su l’utiliser. La vie au quotidien de la très grande majorité de la société nous échappe complètement, elle n’a presque jamais fait l’objet de mise par écrit. Pas ou pratiquement pas de petits récits de soi ou sur soi, pas de journaux intimes, pas de textes produits par le commun des mortels, loin de l’écrit et de ses instruments (papier ou parchemin hors de prix…). L’historien est obligé de reconstituer la vie au quotidien et les aspirations, les désirs, les angoisses, les joies de la société au travers des sources des intellectuels, des traces archéologiques ou des contrats conclus alors…

Les skyblogs constituent donc un formidable réservoir d’histoire, très complexe à étudier probablement, mais d’une épaisseur heuristique considérable. Si on veut écrire, dans dix, vingt ou cent ans, l’histoire d’une partie essentielle de la population d’Europe occidentale dans la première décennie du XXIe siècle, ce sera une source majeure –bien davantage que les autres blogs d’ « intellectuels ». A condition que les skyblogs survivent ou soient archivés. Si ce n’est pas le cas, ce seront quatre millions –au moins– de sources qui disparaîtront et tout un pan de l’histoire de la jeunesse qui sera bien plus complexe à écrire. Il faut sauver les skyblogs.

Un moment de gloire éphémère…

Un peu d’auto-encensement ne fait de mal à personne. Voilà que France Culture et la Nouvelle Fabrique de l’Histoire s’est penchée sur mon humble blog, parmi d’autres blogs d’historien. Thomas Baumgartner, journaliste à cette belle émission, a tenté de me contacter depuis jeudi pour l’emission de vendredi passé. Je remercie au passage Got et Ex-tirp qui m’ont prévenu bien amicalement par téléphone de ces tentatives, ayant repéré un commentaire de ce bienveillant journaliste sur mon blog : je m’étais replié dans mes vertes (enfin, blanches) campagnes natales pour quelques jours, sans accès à mon bel instrument de communication historienne. Je pus donc me livrer aux joies de l’interview téléphonique, fort agréable d’ailleurs, la veille de l’émission. Me voilà rentré, sans avoir pu écouter ces éphémères minutes de gloire radiophonique, puisqu’on ne peut écouter France Culture depuis les terres de mes ancêtres… Hélas, même ici, en plein territoire capétien, pas moyen d’écouter cette glorieuse émission dont les archives paraissent disponibles cependant… Impossible de savoir si j’ai dit des bêtises ou non.  Si parmi les lecteurs, l’un d’entre vous a une idée, qu’il me fasse signe… J’ai cependant constaté l’impact de cette émission dans mes statistiques : un bel accroissement des visites quotidiennes –et j’espère que cela durera ! Tout ceci me fait dire que la radio a encore de beaux jours devant elle.