Gargouilles

Image1

Une belle gargouille (un peu floue, je le concède) de la toute fin du Moyen Âge, au château de Blois, une parmi d’autres. Elles y sont exposées, accrochées à hauteur d’homme et ainsi plus impressionnantes que jamais ! Marchands, usuriers, mauvais clercs, démons, mégères… : tous avec la bouche immense, déformée, comme pour avaler les passants ! Comme figés dans leur pose obscène, condamnés pour l’éternité à cracher l’eau tombée du ciel pour éviter qu’elle ne souille les murs des temples : une terrible et infernale punition pour les suppôts de Satan…

Enseigner

Tout chercheur devrait enseigner, fût-ce quelques heures par an. J’ai la grande chance de pouvoir dispenser quelques cours à la fac, une très agréable fac de province, à l’ambiance presque familiale… J’y dis ma recherche, je livre mes résultats à l’épreuve des étudiants, je prends du recul par rapport à mes thématiques ultra-spécialisées, je retrouve le contexte, le cadre, les lignes de faîte qu’il ne faudrait jamais oublier lorsqu’on plonge dans les abysses des fonds d’archives… Le plaisir du contact avec les étudiants aussi, leur enthousiasme parfois…

Et le jeu de l’enseignement, qui n’est cependant pas qu’une partie de plaisir : fini, le temps ronronnant où le professeur impressionnant de tout puissance déversait un tombereau de cours préparé vingt ans auparavant, avec un ton monocorde et distant, ex cathedra, à un parterre clairsemé d’étudiants pétrifiés de respect ou de terreur, parfois les deux… Maintenant, c’est un jeu parfois, une lutte souvent, un défi toujours : emporter l’auditoire qui bouge comme une houle atlantique, y jeter l’huile de l’enthousiasme et de la force de persuasion pour apaiser les vagues et faire entendre sa voix !

Oh, j’ai de la chance, mes auditoires ne dépassent guère la trentaine d’étudiants et je sais que maîtriser une salle surchauffée de plusieurs centaines de têtes à faire, ce n’est pas la même partie de plaisir ! Mais, il n’empêche, je ne le boude pas, ce plaisir. J’aime ça, je pense, ce défi qui rapproche l’enseignant de l’acteur de théatre qui veut convaincre, qui doit convaincre, et qui pour ce faire doit nouer une relation avec son public, lui parler avec la voix et les mots tant attendus. Quand mes étudiants (car toujours l’enseignant s’approprie ses étudiants, et inversement) ont les yeux qui brillent en me regardant quand je parle, je suis heureux, je sens que « ça » passe, que je n’ai pas tant travaillé toutes ces années pour rien. Alors, je sais que j’ai gagné ma journée.

« Personne n’en sortira »

Hans Hellmut Kirst est un écrivain allemand dit « populaire », presque totalement tombé dans l’oubli. Ancien soldat « dénazifié » en 1945, il commit une série d’ouvrages dans les années ‘50, montrant les côtés vains et dérisoires de la guerre. Il publia notamment « la nuit des généraux », qui sortit au cinéma et connut un grand succès. Parmi ses autres ouvrages aujourd’hui oubliés, « Personne n’en sortira » (« Keiner kommt davon »), une étonnante tragédie, publiée en 1957 (traduction française en 1958), en pleine guerre froide, bien avant l’érection du mur, mais un an à peine après une série de troubles graves en Hongrie, suvie d’une intervention soviétique (faits tragiques dont l’auteur s’inspire). La fin du monde y est décrite en style journalistique, en six chapitres pour sept journées, le sixième chapitre se terminant par ces mots : « Ainsi se termina le sixième jour. L’Europe ne vit pas le septième. Les heures de l’humanité étaient comptées ». La création comme la fin du monde prendraient donc sept jours.

A l’origine, des manifestations réprimées dans le sang à l’Est ; à la fin une guerre atomique réduisant en cendres l’Europe toute entière. Il traduit étonnamment cette terrible angoisse de la destruction totale qui plana au-dessus du monde durant une quarantaine d’années après la seconde guerre mondiale. La lecture de ce livre donne froid dans le dos : l’auteur alterne des passages de vie presque anodine, des histoires d’amour ou des problèmes existentiels, avec des passages sous forme de communiqués d’agence de presse d’une froideur macabre, jusqu’à la fin où l’horreur réunit tous les protagonistes dans la destruction totale : « keiner kommt davon »… La lecture du laconique paragraphe consacré à l’annihilation de Paris, le cinquième jour, fait froid dans le dos : « A 17 heures, une bombe H fut lâchée sur Paris. Elle explosa à une hauteur de cinq cents mètres au-dessus du Louvre. Une seconde plus tard, Paris avait cessé d’exister ». Fin de citation…

Nous avons maintenant oublié ce climat de malaise. A tel point que ce livre est tombé dans l’oubli, probablement sans rémission. Le spectre de l’atomisation du monde, comme on disait alors, a étrangement disparu, en quelques mois – évanoui… ou tout au moins préfère-t-on le croire. Même le mot « guerre atomique » a été remplacé par « menace nucléaire » : l’expression a dû mourir avec la Grande Peur de la seconde moitié du XXe s.