Dans la précédente note, je me proposais de parler davantage de la « Supplique » d’une fratrie d’historiens et d’intellectuels de haut vol pour canoniser –pardon, panthéoniser– Marc Bloch. Je ne parlerai pas ici de la pertinence de cette montée vers le grand reliquaire républicain, de la controverse actuelle que d’aucuns ont cru bon de lancer : Dreyfus vs. Marc Bloch. Je suis évidemment convaincu que, s’il y a un intellectuel qui a mérité les honneurs de la République, c’est bien lui. Pas seulement parce qu’il a été un visionnaire dans l’Étrange défaite, pas seulement pour son patriotisme ou son ardeur à défendre les valeurs de la République, pas seulement parce qu’il est mort en grand résistant… mais aussi parce qu’il a su rassembler en quelques travaux majeurs, toujours utilisés et même redécouverts par les historiens aujourd’hui, de grandes idées pour l’Histoire. Il est un de ceux qui ont remis l’homme et les sociétés d’hommes au centre de la recherche historique. Il a contribué à faire du Moyen Âge un lieu vivant et non plus une place de fer, de sang, de noirceur où percerait de temps à autres le rose bonbon de minauderies courtoises.
Mais si l’on s’en tient au texte de la « Supplique », on n’y lit pas cela, ou du moins fort peu. On y parle davantage du dernier siècle qu’il a vécu charnellement, que du millénaire qu’il a parcouru sur les manuscrits et dans les archives. C’est pour son combat de 14-18 et celui de 40-45 qu’une escouade d’historiens demandent les honneurs ultimes. Si on regarde la liste de ces historiens, on y lit que pratiquement tous sont… des historiens contemporanéistes, des spécialistes des « lieux de mémoire » (Pierre Nora), de la guerre 14-18 (Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker…), ou d’autres thématiques d’histoire contemporaine (comme Maurice Agulhon, Jean-Pierre Azéma, René Rémond…). Certes, quelques sommités médiévistes comme Jacques le Goff, Jean-Claude Schmitt, Pierre Toubert… et on y trouvera aussi le médiéviste polonais Bronislaw Geremek… mais cet ancien résistant de l’époque de Solidarnosc est davantage actif et connu comme homme politique à l’heure actuelle, membre du parlement européen. Voilà tout : trois ou quatre médiévistes sur dix-sept signataires. C’est peu…
Autre chose: le contenu de cet appel au Panthéon est (presque ?) entièrement tiré de la grande édition d’une volée d’œuvres de Marc Bloch, dans la collection « Quarto » de Gallimard, sous la direction d’Annette Becker la contemporanéiste et d’Etienne Bloch, le fils gardien de la mémoire1. Une édition qui rassemble principalement des écrits de circonstance (certes grands, comme la célèbre Étrange défaite) ou des journaux privés liés à ses campagnes de 14-18, plus des œuvres d’historiographie. Le médiéviste y glanera quelques pièces, dont la réédition de la monumentale Apologie pour l’Histoire ou métier d’historien, mais c’est bien le Marc Bloch au travail dans le siècle qui compte ici, tout comme dans l’appel au Président lancé par les dix-sept historiens. Même la seule citation de Marc Bloch identifiée dans le texte de cette Supplique est localisée à la « p. 524 » sans plus : elle renvoie à la dite édition Quarto2. Ce serait mesquin et ridicule de dire que l’appel à panthéonisation a été publié pour mettre en valeur cette belle édition : l’ouvrage n’a pas besoin de cela –et l’inverse est tout aussi vrai, évidemment. Il me semble cependant éclairant de voir que cette entreprise destinée à appeler les faveurs de la République sur l’ombre sacrée du grand Bloch est née chez et par les soins des historiens contemporanéistes et repose sur une publication de contemporanéistes. Il y a de quoi s’étonner : ce sont les historiens contemporanéistes qui veulent panthéoniser Marc Bloch ! Faut-il y voir une frilosité des médiévistes ? Un plus grand activisme des contemporanéistes ? Sont-ils plus écoutés que nous, médiévistes ?
Alors, panthéonisons Marc Bloch, oui ! Le résistant, le républicain, le grand Français, mais canonisons aussi le médiéviste ! Et si, par l’effet des circonvolutions de la politique, ses cendres ne remontent pas la rue Soufflot, que leur souvenir évoque, par tous ces discours et ces écrits, la grandeur d’une discipline qu’il a contribué plus qu’un autre à fonder.
Notes
Marc Bloch. L’Histoire, la Guerre, la Résistance, éd. A. Becker et É. Bloch, Paris, 2006 (Quarto).
Je remercie au passage Nicolas pour les intéressants échanges que nous avons eus à ce propos, entre Nancy et Paris…