Investiture par les clés

Aujourd’hui, j’ai quitté mon ancien appartement et assisté à l’état des lieux de sortie, avec la propriétaire et la nouvelle locataire, dressé par un sourcilleux et minutieux huissier convoqué à ce titre. Le plus amusant fut la remise des clefs de l’endroit, que l’huissier a scrupuleusement comptées et décrites. Il m’enjoignit de suivre le rituel suivant : il fallait que je les rende à la propriétaire puis qu’elle les confie à la nouvelle locataire dans un second temps, le tout sous ses yeux assermentés. Le Moyen-Âge n’est jamais loin : lorsqu’alors on quittait un bien (fief ou autre) en tant que « locataire », on devait le remettre symboliquement (fétu, motte de terre…) dans les mains du propriétaire (la « dévêture ») qui alors s’en défaisait de la même façon pour le confier au nouveau « locataire ». Cela s’appelait l’ « investiture ». Un officier public, notaire ou autre « maire » de « cour foncière », assistait à la chose qui était consignée dans les règles. J’ai tenté d’expliquer ma constatation à la petite assemblée, de leur faire part de cet amusant parallélisme, mais c’est tombé à plat. Nous n’étions pas là pour de superficielles pensées, mais pour l’essentiel : j’avais trop ciré les parquets et oublié de retirer quatre clous.

La guerre fraîche et joyeuse

Après avoir discuté avec N, qui planche sur la guerre 14-18 pour sa thèse, à propos de Marc Bloch durant cette guerre, le doute s’était levé en moi : et s’il n’y avait guère eu de patriotisme durant la Grande Guerre ? Deux écoles s’opposent en France : l’une qui soutient que les Français étaient tous patriotes, prêts à partir au combat sans sourciller et prêts à se faire massacrer… l’autre qui pense que la majorité des soldats n’avaient guère de sentiment patriotique.

A ce propos, éclairante est la lecture des récits de guerre, autobiographiques, de Martial Lekeu, franciscain et commandant d’artillerie pendant la Grande Guerre : Mes cloîtres dans la tempête, Paris, 1ère édition en 1922, ici 1939. Un récit picaresque, où notre bon disciple de saint François en prend à son aise avec l’humilité conventuelle… mais, à le lire bien, un récit qui en dit long sur la mentalité des soldats alors. Martial Lekeu est officier d’artillerie dans l’armée belge : il décrit l’euphorie de l’entrée en guerre dans la ville de Liège.

« En ville, c’est une ébullition. Le sang liégeois, allumé par le bruit du canon, bouillonne dans cette foule. Les autos, à une allure folle, les caissons, en vacarme, les troupes bariolées, cyclistes, cavaliers, chasseurs, se croisent, se bousculent et disparaissent, engouffrés tous dans la même direction : l’ennemi.

« Un peloton de lanciers débouche en ouragan sur la place Saint-Lambert, et fend la foule, au galop sur les pavés. Une vieille botresse, qui crie plus fort que les autres, est renversée par un cheval : on la relève, elle hurle « Vif’ li sôdards di Lidge ». Un petit boy-scout en nage saute de son  vélo et interpelle les badauds : « qu’est-ce que vous faites tous ici à regarder ? … Les Allemands sont à Saive ! En avant !! ». Un groupe compact, hommes et femmes, se forme aussitôt et s’en va, au pas de course…  Et de ces masses houleuses aux prunelles brillantes, un bourdonnement s’élève, comme le grondement d’un fauve que l’on a réveillé et qui va bondir –et mordre. […]. Au bureau de place, des centaines d’hommes font queue pour s’engager » (p. 14).

Puis c’est la chute des forts de Liège, les premiers massacres de la guerre, la déroute, la fuite. La troupe tente de se regrouper, battant en retraite.

Et le 8 août 1914, déjà, Lekeu écrit qu’ « une sourde révolte fermentait. –on nous a expulsés du cantonnement, pour les piottes (fantassins belges)… -j’ai roupillé su’l’trottoir ! –on s’fout de nous –pas reçu un quart de pain depuis qu’c’est la guerre ! – j’marche plus, nom de bougre ! –les officiers ils pioncent dans des lits –n’ont qu’a faire la guerre tout seuls. – ce sont des traîtres. Des désertions se produisaient, des groupes s’arrêtaient, refusaient d’obéir.

« […] Dans les villages, les rangs se débandaient ; ces affamés se répandaient dans les maisons pour trouver à manger, et beaucoup y restaient, vautrés dans les lits ou la paille. Enfin on s’arrêta au bourg de L’Ecluse. Trois heures d’attente dans les rangs achevèrent de démoraliser les troupes. On me donna six cents hommes à loger dans un hameau de huit maisons, à un kilomètre du village. « -Encore marcher ! » grommellent les voix… Comme je formais les groupes, le chef d’installation revint. « -Lieutenant, il y a à peine place pour cent hommes dans ce trou ». « – On s’fout de nous ! mille tonnerres ! » grognent les rangs qui s’agitent… Le fourrier apparaît. « – Lieutenant, le ravitaillement n’arrivera que demain ». Alors la révolte éclata. « – A bas l’armée ! On fout le camp ! » La troupe se disloque, on jette les armes […] ». Lekeu explique alors qu’il empêche ses troupes de déserter en les menaçant de son arme (p. 52-54).

Si le patriotisme est cultivé et probablement vécu par les officiers, ce n’est pas le cas pour la troupe des conscrits. Certes, ils sont bien partis la fleur au fusil, persuadés qu’ils repousseraient les Allemands en quelques semaines… mais ils ne s’attendaient pas à l’enfer qui les a enterrés : les trombes d’acier et les orages sanglants qui les crucifièrent sur place ; les premiers échos de la destruction de masse qui caractérise les guerres du XXe s. ne pouvaient que les terroriser. Il n’y a guère d’ouvrages écrits par les « poilus » qui encensent la guerre des tranchées. Le patriotisme serait-il une création des élites ? Ou des vainqueurs ?

8 décembre 1914 : deux mille morts au large des Falklands

Au bout de trois semaines de retrouvailles multiples. Sur mes terres ancestrales, des lectures multiples, dont les souvenirs de course du commandant en second du croiseur allemand Gneisenau, Hans Pochhammer, au début de la première guerre mondiale1. J’y ai retrouvé des souvenirs des récits de l’Oncle Paul, parus dans Spirou durant les années soixante-dix et quatre-vingts : c’est probablement aussi par ces récits d’histoire assez anecdotiques que le virus de l’histoire s’est lentement inoculé en moi. Mais le plus terrible dans ce récit de batailles aussi courtes que dramatiques –des mois de croisière pour deux batailles de quelques heures, l’une gagnée, celle de Coronel, l’autre perdue, celle des Falklands-… le plus terrible, ce sont les chiffres. Lors de cette dernière bataille, les anglais coulèrent quatre croiseurs allemands, dont les effectifs se portaient en tout à 2 200 hommes. Du Scharnhorst, le croiseur amiral du comte Von Spee, aucun survivant ; du Gneisenau, 187 arrachés à la mer ; du Leipzig, 18 ; du Nürnberg, 10. Soit 2 000 hommes qui disparurent en quelques heures au large des Falklands. Et, étonnamment, ces pertes colossales – mais les saignées n’étaient-elles pas aussi terribles sur l’Yser, sur la Somme au même moment ? – ne semblent impressionner personne alors, pas plus les vainqueurs que les vaincus. Des chiffres hallucinants à notre époque, quand on sait que les Américains n’ont pas davantage perdu d’hommes en deux ans de guerre irakienne. La vie semble coûter plus cher, du moins pour les occidentaux, de nos jours.

Notes

1 La dernière croisière de l’amiral Von Spee, Payot, Paris, 1929 (Collection de mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la seconde guerre mondiale).

Anniversaire

Il y a deux ans déjà, le 27 juillet 2004, je commençais un blog, sur 20six : Blitztoire. Le blog commençait à se répandre mais n’avait pas encore l’aura qu’il a aujourd’hui, ayant supplanté tous les sites persos… Simple d’utilisation, interactif, le système m’avait séduit aussi par la possibilité d’entrer dans une ou plusieurs communautés de « blogueurs » : c’est l’envie de faire connaître la pratique historienne, et au-delà, la pratique d’un historien, qui m’a poussé à ouvrir Blitztoire, avec l’espoir d’en parler avec des spécialistes comme des moins spécialistes.

Il n’y a pas de miracle : un blog, tout le monde le sait, ça s’entretient. J’ai donc « posté » régulièrement des notes durant la première année, avec l’esprit libre et le volonté de faire de l’histoire autrement. Certes, je m’amuse beaucoup comme historien professionnel, mais je voulais prendre mon métier avec plus de légèreté dans Blitztoire. Tout ce que j’y ai écrit était pensé, mais avec plus de liberté que dans un article destiné à une revue scientifique à comité de lecture justement sourcilleux. J’ai mêlé actualité et histoire, points de vie de tous les jours, réflexions et sentiments de médiéviste au travail. Cette première année fut fascinante ; elle correspondait aussi à la montée en régime du genre « blog » : c’est durant l’année 2004 et le début de 2005 que le blog fut pris en main par bien des intellectuels, des journalistes, des politiques, mais aussi par un nombre incroyable de personnes de tous horizons qui y trouvèrent un moyen d’expression dont l’impact, même si peut-être surestimé par la communauté des blogueurs elle-même, reste impressionnant. J’y ai trouvé ma place, parmi une volée de blogueurs de la première heure que je ne citerai pas ici mais qui ont commenté mes notes d’alors. Ce fut –c’est toujours- un vrai plaisir.

A partir de la seconde moitié de 2005, les choses changèrent. D’abord, je pris les rênes de mon espace à moi, Medievizmes. J’y suis bien et je l’aime bien, il me représente bien, excessif et haut en couleurs. C’est une bonne chose. Mais du neuf survint : dans le milieu des médiévistes, on m’a identifié, et largement. Il ne se passe pas un mois sans que j’apprenne que tel ou tel historien sait qui est Zid. Disons que cela a peut-être facilité les choses, même si je reste anonyme, même si on m’a plusieurs fois conseillé de jeter le masque. Mais écrirais-je comme j’ai écrit alors si je faisais mon coming out ? J’écris déjà très différemment… Je le sais, je suis plus sourcilleux, je choisis davantage les sujets de mes notes, j’évite la blague de potache –et pourtant, ceux qui me connaissent savent que je l’apprécie ! Ce fut aussi le temps de bien des soucis de tous ordres, d’un amoncellement de travail de recherche qui m’éloigna des commandes du blog.

Il reste que j’ai perdu le contact avec la première communauté, probablement parce que j’ai moins « posté » et peut-être parce que j’ai « posté » des notes plus « spécialisées » ? Allez savoir. Mais j’aime toujours bloguer et je n’ai pas envie d’arrêter.

Mon travail « dans la vraie vie » reste colossal, mais je voudrais vraiment « poster » davantage. Ce que j’aimerais, pour cet anniversaire ? Des commentaires – aussi bien des anciens de 2004 que des nouveaux de 2005 et de 2006, mais aussi des commentaires de collègues historiens ou d’autres spécialistes des sciences sociales qui me lisent. N’hésitez pas, commentez sans crainte, anonymement ou pas! Et dites-moi franchement ce que vous pensez de mes écrits ! Dites-moi ce qu’il faut changer ou ce qu’il faut continuer !

Et en attendant, merci à vous tous qui me lisez.