Après avoir discuté avec N, qui planche sur la guerre 14-18 pour sa thèse, à propos de Marc Bloch durant cette guerre, le doute s’était levé en moi : et s’il n’y avait guère eu de patriotisme durant la Grande Guerre ? Deux écoles s’opposent en France : l’une qui soutient que les Français étaient tous patriotes, prêts à partir au combat sans sourciller et prêts à se faire massacrer… l’autre qui pense que la majorité des soldats n’avaient guère de sentiment patriotique.
A ce propos, éclairante est la lecture des récits de guerre, autobiographiques, de Martial Lekeu, franciscain et commandant d’artillerie pendant la Grande Guerre : Mes cloîtres dans la tempête, Paris, 1ère édition en 1922, ici 1939. Un récit picaresque, où notre bon disciple de saint François en prend à son aise avec l’humilité conventuelle… mais, à le lire bien, un récit qui en dit long sur la mentalité des soldats alors. Martial Lekeu est officier d’artillerie dans l’armée belge : il décrit l’euphorie de l’entrée en guerre dans la ville de Liège.
« En ville, c’est une ébullition. Le sang liégeois, allumé par le bruit du canon, bouillonne dans cette foule. Les autos, à une allure folle, les caissons, en vacarme, les troupes bariolées, cyclistes, cavaliers, chasseurs, se croisent, se bousculent et disparaissent, engouffrés tous dans la même direction : l’ennemi.
« Un peloton de lanciers débouche en ouragan sur la place Saint-Lambert, et fend la foule, au galop sur les pavés. Une vieille botresse, qui crie plus fort que les autres, est renversée par un cheval : on la relève, elle hurle « Vif’ li sôdards di Lidge ». Un petit boy-scout en nage saute de son vélo et interpelle les badauds : « qu’est-ce que vous faites tous ici à regarder ? … Les Allemands sont à Saive ! En avant !! ». Un groupe compact, hommes et femmes, se forme aussitôt et s’en va, au pas de course… Et de ces masses houleuses aux prunelles brillantes, un bourdonnement s’élève, comme le grondement d’un fauve que l’on a réveillé et qui va bondir –et mordre. […]. Au bureau de place, des centaines d’hommes font queue pour s’engager » (p. 14).
Puis c’est la chute des forts de Liège, les premiers massacres de la guerre, la déroute, la fuite. La troupe tente de se regrouper, battant en retraite.
Et le 8 août 1914, déjà, Lekeu écrit qu’ « une sourde révolte fermentait. –on nous a expulsés du cantonnement, pour les piottes (fantassins belges)… -j’ai roupillé su’l’trottoir ! –on s’fout de nous –pas reçu un quart de pain depuis qu’c’est la guerre ! – j’marche plus, nom de bougre ! –les officiers ils pioncent dans des lits –n’ont qu’a faire la guerre tout seuls. – ce sont des traîtres. Des désertions se produisaient, des groupes s’arrêtaient, refusaient d’obéir.
« […] Dans les villages, les rangs se débandaient ; ces affamés se répandaient dans les maisons pour trouver à manger, et beaucoup y restaient, vautrés dans les lits ou la paille. Enfin on s’arrêta au bourg de L’Ecluse. Trois heures d’attente dans les rangs achevèrent de démoraliser les troupes. On me donna six cents hommes à loger dans un hameau de huit maisons, à un kilomètre du village. « -Encore marcher ! » grommellent les voix… Comme je formais les groupes, le chef d’installation revint. « -Lieutenant, il y a à peine place pour cent hommes dans ce trou ». « – On s’fout de nous ! mille tonnerres ! » grognent les rangs qui s’agitent… Le fourrier apparaît. « – Lieutenant, le ravitaillement n’arrivera que demain ». Alors la révolte éclata. « – A bas l’armée ! On fout le camp ! » La troupe se disloque, on jette les armes […] ». Lekeu explique alors qu’il empêche ses troupes de déserter en les menaçant de son arme (p. 52-54).
Si le patriotisme est cultivé et probablement vécu par les officiers, ce n’est pas le cas pour la troupe des conscrits. Certes, ils sont bien partis la fleur au fusil, persuadés qu’ils repousseraient les Allemands en quelques semaines… mais ils ne s’attendaient pas à l’enfer qui les a enterrés : les trombes d’acier et les orages sanglants qui les crucifièrent sur place ; les premiers échos de la destruction de masse qui caractérise les guerres du XXe s. ne pouvaient que les terroriser. Il n’y a guère d’ouvrages écrits par les « poilus » qui encensent la guerre des tranchées. Le patriotisme serait-il une création des élites ? Ou des vainqueurs ?