De toute éternité, des hommes se sont emparés de l’histoire. Au fil des siècles et de l’emprise du scientisme, l’histoire s’est professionnalisée. Ils ont appris des techniques, acquis des savoirs qui leur permettent de mieux appréhender le passé que ne le firent nos ancêtres. A côté de ces professionnels de l’histoire, on a toujours compté avec des historiens « amateurs », passionnés qui se frottent au passé avec plus ou moins de bonheur : au XVIIIe, XIXe et dans la première moitié du XXe s., des érudits locaux ont fait avancer la connaissance de l’histoire d’une manière essentielle. Instituteurs, avocats, notaires, médecins… tous maîtrisant les langues passées avec un bonheur inégal, consacrant leur temps libre à lire les anciens et à s’immerger dans les flots d’archives grises pour y faire l’histoire de leurs ancêtres, de leur village, de leur église… Si on se défie de leurs travaux parfois, on en tire toujours un profit, même minime : ils ont vu les documents et ont été comme des défricheurs, dressant des tableaux généalogiques, jetant les bases d’une histoire des événements locaux. Ils ont nettoyé le terrain pour les professionnels. Les généalogistes de nos dernières décennies peuvent encore, pour certains du moins, jouer ce rôle, à condition qu’ils ne se contentent pas de dresser des tableaux secs et sans âme.
Mais une autre race d’ « amateurs » a vu les jours, depuis quelques années : obsédés par un passé qu’ils rêvent encore plus qu’ils ne l’imaginent, ressassé par les téléfilms et la littérature à grand tirage dont ils sont gavés, ils s’enlisent dans une admiration bornée pour des figures expressionnistes. Ils recréent le Moyen Âge, ils font leur moyen âge. Les tournois de chevaliers, les ripailles des banquets, les cours d’amour, les massacres de gueux, les bûchers de sorcière, les instruments de torture : nous y sommes. Et cela plaît ! Dans les murailles de Carcassonne, telle ou telle boutique qui se dit « musée » vous propose un aperçu de la torture médiévale ; vous verrez à Orléans, au printemps, une fête médiévale où des guignols nippés en « chevaliers » tournoient en jurant et ferraillant comme dans « les visiteurs ». Et ailleurs encore…
Et sur le web, des sites, parfois sous forme de blog, exhalent ces mêmes relents qui m’indisposent. Peut-être est-ce cela que le monde croit devoir attendre de nous, médiévistes professionnels : faire de la petite histoire, écrire du pipole moyenâgeux, notules qui flattent les plus bas instincts et émoustillent le chaland. C’est bien ce qui se vend, c’est ce qui se vend bien. J’ai été surpris de voir plusieurs de ces sites mis en avant ces derniers temps : medievaliste, blog amateur et fier de l’être, qui remue beaucoup de vent, guère de contenu et sans grande critique, mais qui plaît…Passe encore, il semble assumer son statut… Un autre, plus vide encore vide et désespérément plat et vulgaire, a été repéré et mis en avant il y a quelques jours par Etolane, de Mediatic : c’est surtout celui-là qui m’a choqué… J’ai été surpris et déçu : jusqu’ici, ce genre de petit site ou de blog restait confidentiel, comme les skyblogs ou les blogs-journaux intimes. Mais les voilà poussés à l’avant-scène (oh, je sais, c’est tout relatif… mais quand même !). On me parlera de rapport « offre-demande », de la liberté d’expression, de la mainmise intolérable des professionnels –pourquoi pas de leur jalousie ?– sur la discipline… Qu’importe, tout est dans ce dernier mot, « discipline ». Discipline : avec ses règles et son ordonnancement, avec son apprentissage et sa mise en pratique. C’est un métier, historien. Feriez-vous confiance à un amateur qui vous donnerait des conseils de médecine sur le web ? Ceux qui ont déjà voulu, sans l’être, jouer à l’avocat sur le blog de maître Eolas savent que le droit, c’est une discipline : le patron de la boîte le fait justement sentir dans ses commentaires. L’histoire, c’est la même chose.
Ah, on me dira : mais faites-le, rétablissez la vérité, dites-nous comment se passaient les tournois, les persécutions, les banquets… ? au lieu de vous plaindre, parlez-nous de ce vrai Moyen Âge ! Mais je le fais, nous le faisons tous, nous professionnels. Pas sur ce blog, certes : ce n’est pas son objectif que de vous recopier des passages des travaux de mes collègues ; j’ai déjà assez dit ce que je veux y faire. Mais lisez-les, mes collègues ! et pas seulement sur les blogs ou sur le web ! Lisez les revues comme l’Histoire ou même Historia… Lisez les grandes synthèses, les notices de dictionnaire écrits par des professionnels, les monographies de spécialistes. Introuvables ? Entrez dans n’importe quelle bonne librairie de province, interrogez le libraire, écumez les rayons, lisez les 4eme de couverture et évitez lorsqu’on vous dit que l’auteur est « journaliste » ou soi-disant « spécialiste » touche-à-tout qui a écrit un ouvrage sur Jules César, un autre sur les druides, un autre sur le trésor des templiers et un dernier sur l’historicité du Da Vinci Code, défiez-vous des vieux épouvantails trompeurs comme Régine Pernoud… Les codes, vous les décrypterez vite : un historien est d’abord et avant tout un professionnel ou travaille avec des professionnels. Pas de miracle. Il y a bien quelques excellents historiens non professionnels –heureusement !- , mais on les compte sur les doigts d’une main. Et quand vous les aurez trouvés, essayez de les lire. Jacques le Goff, plus difficile à lire que Dan Brown ? Possible, mais si vous passez deux fois plus de temps à lire du Le Goff, au moins, vous fermerez l’ouvrage avec un nouveau vrai savoir, un gai savoir. Vous cherchez la vérité ? Cherchez-la vraiment.