3500 manuscrits médiévaux menacés à Karlsruhe

Que les politiques aient de plus en plus de mal à comprendre ce que signifient « culture » et « patrimoine » au-delà du quai de Branly et de la nuit des publivores, nous en étions tous bien conscients.

Mais qu’ils se mettent maintenant à abandonner des manuscrits médiévaux destinés à être vendus sur la place publique… là, ça dépasse tout ce que j’ai déjà entendu. L’affaire se passe au Baden-Württemberg et est maintenant discutée avec entrain : le gouvernement du Land veut abandonner au Markgraf de Baden 3500 des 4200 manuscrits, principalement médiévaux, de la bibliothèque du Land à Karlsruhe. Ce quidam veut les vendre aux enchères pour en tirer 70 millions d’euros afin de restaurer un château. Inutile de dire que les manuscrits vendus de la sorte disparaissent à tout jamais de la vie publique, pour entrer dans des collections privées où plus aucun chercheur ne pourra jamais les consulter. C’est une vraie perte pour le patrimoine européen, à une période où on veut le préserver mieux que jamais.

Il y a bien une solution pour nous, chercheurs : la mobilisation.

Je viens de recevoir, sur la liste de diffusion Apilist, le message suivant , de la part de Michele C. Ferrari, Erlangen (Michele.C.Ferrari at as.phil.uni-erlangen.de)

Chers collègues,

L'état du Baden-Württemberg a l'intention de faire vendre une bonne partie  des manuscrits de la Badische Landesbibliothek (avec, entre autres, la  collection des codices de la Reichenau) pour mettre fin à une querelle  judiciaire avec les princes de Baden. Il ne s'agit pas d'un poisson d'avril  mais de la réalité. Il y a déjà eu plusieurs protestations et il y en aura  encore beaucoup. Je vous prie de bien vous vouloir joindre à ces actions, par  ex. en écrivant à votre nom mais aussi – si possible – au nom de vos  institutions directement au chef du gouvernement du Land, dont voici l'adresse: Günther H. Oettinger Villa Reitzenstein Richard-Wagner-Strasse  70184 Stuttgart.

(Si possible, veuillez me faire parvenir une  copie.)

Amitiés
Michele C. Ferrari (Erlangen)

Notre collègue ne m’en voudra pas de publier sa lettre ouverte ici. D’autres informations ici et sur le site de la Landesbibliothek.

Un Moyen Âge de pacotille

De toute éternité, des hommes se sont emparés de l’histoire. Au fil des siècles et de l’emprise du scientisme, l’histoire s’est professionnalisée. Ils ont appris des techniques, acquis des savoirs qui leur permettent de mieux appréhender le passé que ne le firent nos ancêtres. A côté de ces professionnels de l’histoire, on a toujours compté avec des historiens « amateurs », passionnés qui se frottent au passé avec plus ou moins de bonheur : au XVIIIe, XIXe et dans la première moitié du XXe s., des érudits locaux ont fait avancer la connaissance de l’histoire d’une manière essentielle. Instituteurs, avocats, notaires, médecins… tous maîtrisant les langues passées avec un bonheur inégal, consacrant leur temps libre à lire les anciens et à s’immerger dans les flots d’archives grises pour y faire l’histoire de leurs ancêtres, de leur village, de leur église… Si on se défie de leurs travaux parfois, on en tire toujours un profit, même minime : ils ont vu les documents et ont été comme des défricheurs, dressant des tableaux généalogiques, jetant les bases d’une histoire des événements locaux. Ils ont nettoyé le terrain pour les professionnels. Les généalogistes de nos dernières décennies peuvent encore, pour certains du moins, jouer ce rôle, à condition qu’ils ne se contentent pas de dresser des tableaux secs et sans âme.

Mais une autre race d’ « amateurs » a vu les jours, depuis quelques années : obsédés par un passé qu’ils rêvent encore plus qu’ils ne l’imaginent, ressassé par les téléfilms et la littérature à grand tirage dont ils sont gavés, ils s’enlisent dans une admiration bornée pour des figures expressionnistes. Ils recréent le Moyen Âge, ils font leur moyen âge. Les tournois de chevaliers, les ripailles des banquets, les cours d’amour, les massacres de gueux, les bûchers de sorcière, les instruments de torture : nous y sommes. Et cela plaît ! Dans les murailles de Carcassonne, telle ou telle boutique qui se dit « musée » vous propose un aperçu de la torture médiévale ; vous verrez à Orléans, au printemps, une fête médiévale où des guignols nippés en « chevaliers » tournoient en jurant et ferraillant comme dans « les visiteurs ». Et ailleurs encore…

Et sur le web, des sites, parfois sous forme de blog, exhalent ces mêmes relents qui m’indisposent. Peut-être est-ce cela que le monde croit devoir attendre de nous, médiévistes professionnels : faire de la petite histoire, écrire du pipole moyenâgeux, notules qui flattent les plus bas instincts et émoustillent le chaland. C’est bien ce qui se vend, c’est ce qui se vend bien. J’ai été surpris de voir plusieurs de ces sites mis en avant ces derniers temps : medievaliste, blog amateur et fier de l’être, qui remue beaucoup de vent, guère de contenu et sans grande critique, mais qui plaît…Passe encore, il semble assumer son statut… Un autre, plus vide encore vide et désespérément plat et vulgaire, a été repéré et mis en avant il y a quelques jours par Etolane, de Mediatic : c’est surtout celui-là qui m’a choqué… J’ai été surpris et déçu : jusqu’ici, ce genre de petit site ou de blog restait confidentiel, comme les skyblogs ou les blogs-journaux intimes. Mais les voilà poussés à l’avant-scène (oh, je sais, c’est tout relatif… mais quand même !). On me parlera de rapport « offre-demande », de la liberté d’expression, de la mainmise intolérable des professionnels –pourquoi pas de leur jalousie ?– sur la discipline…  Qu’importe, tout est dans ce dernier mot, « discipline ». Discipline : avec ses règles et son ordonnancement, avec son apprentissage et sa mise en pratique. C’est un métier, historien. Feriez-vous confiance à un amateur qui vous donnerait des conseils de médecine sur le web ? Ceux qui ont déjà voulu, sans l’être, jouer à l’avocat sur le blog de maître Eolas savent que le droit, c’est une discipline : le patron de la boîte le fait justement sentir dans ses commentaires. L’histoire, c’est la même chose.

Ah, on me dira : mais faites-le, rétablissez la vérité, dites-nous comment se passaient les tournois, les persécutions, les banquets… ? au lieu de vous plaindre, parlez-nous de ce vrai Moyen Âge ! Mais je le fais, nous le faisons tous, nous professionnels. Pas sur ce blog, certes : ce n’est pas son objectif que de vous recopier des passages des travaux de mes collègues ; j’ai déjà assez dit ce que je veux y faire. Mais lisez-les, mes collègues ! et pas seulement sur les blogs ou sur le web ! Lisez les revues comme l’Histoire ou même Historia… Lisez les grandes synthèses, les notices de dictionnaire écrits par des professionnels, les monographies de spécialistes. Introuvables ? Entrez dans n’importe quelle bonne librairie de province, interrogez le libraire, écumez les rayons, lisez les 4eme de couverture et évitez lorsqu’on vous dit que l’auteur est « journaliste » ou soi-disant « spécialiste » touche-à-tout qui a écrit un ouvrage sur Jules César, un autre sur les druides, un autre sur le trésor des templiers et un dernier sur l’historicité du Da Vinci Code, défiez-vous des vieux épouvantails trompeurs comme Régine Pernoud… Les codes, vous les décrypterez vite : un historien est d’abord et avant tout un professionnel ou travaille avec des professionnels. Pas de miracle. Il y a bien quelques excellents historiens non professionnels –heureusement !- , mais on les compte sur les doigts d’une main. Et quand vous les aurez trouvés, essayez de les lire. Jacques le Goff, plus difficile à lire que Dan Brown ? Possible, mais si vous passez deux fois plus de temps à lire du Le Goff, au moins, vous fermerez l’ouvrage avec un nouveau vrai savoir, un gai savoir. Vous cherchez la vérité ? Cherchez-la vraiment.

VII. id. Sept. Natalis s. Madelbertae

 7 septembre : c’est le dies natalis de sainte Madelberte, abbesse de Maubeuge, une hypothétique religieuse mérovingienne, toute aussi hypothétique sainte. Vénérée à Maubeuge, on ne sait rien d’elle, si ce n’est qu’elle a été abbesse et qu’elle fut la fille de la première abbesse et sainte fondatrice (répondant au doux nom d’Aldegonde) et la sœur de la seconde abbesse, sainte Aldetrude. Le seul texte médiéval qui parle d’elle, sa biographie, est un tissé de généralités, de banalités, de lieux communs de la littérature hagiographique, recopiant sans vergogne des extraits entiers des vies des illustres abbesses n° 1 et 2. Son culte est limité à Maubeuge, à Liège et à la Saxe où des reliques arrivent au Xe s. Une seule église est consacrée à Madelberte : celle de Celles-lez-Waremme.

Pourquoi diable se pencher sur ce genre de personnage inconsistant, diaphane, voire légendaire ? Ce ne sont pas les personnages qui m’intéressent, tels qu’ils ont vécu ou auraient vécu, mais ce sont leurs images, leurs représentations, ce qu’on en a fait. La personne reconstruite de Madelberte, la figure emblématique de Madelberte me parle bien davantage que la vraie Madelberte, si elle a jamais existé. Voilà mon Moyen Âge…

Surréalisme scientifique

Tous ceux qui connaissent un peu la Belgique savent que c’est la patrie du surréalisme et de l’absurde. Je passerai ici sur les dernières pitreries communautaires pour insister sur ce qui me tient plus à cœur : la situation de ce qu’on appelle, au plat pays, « les établissements scientifiques fédéraux », au sein duquel on compte des musées, les Archives Générales du Royaume (l’équivalent des Archives de France), la Bibliothèque Royale (l’équivalent de la Bibliothèque Nationale de France), l’Institut royal météorologique… en tout dix établissements de recherche et de conservation, un peu comme la colonne vertébrale du patrimoine et de la culture en Belgique. Eh bien, ces dix établissements sont menacés de fermeture totale ou partielle ; leur fonctionnement pourrait être compromis plus ou moins gravement par l’incurie politique. Un refinancement complet s’impose, non pour améliorer ou revitaliser, mais tout simplement pour survivre, comme l’explique cet article de la Libre Belgique. L’idée semble acquise du côté du ministère de la recherche scientifique, encore faut-elle que le gouvernement belge dans son ensemble accepte le plan de refinancement. Surréaliste… ou tragique ?