Une première note de critique, comme promis !
Il est de bon ton, dans les milieux autorisés, d’encenser (ou de descendre en flammes) le prodige de la rentrée littéraire tout goncourisé, Jonathan Littell et ses « bienveillantes ». Soit, un récit de plus usant du cadre de la Shoah et mettant en scène, nécessairement, un monstre nazi, un bourreau. Soit, soit. Un roman de plus. Ce qui me chauffe/m’échauffe les sangs: les trémolos avec lesquels on commente le récit, la façon dont le public reçoit (ou se fait imposer) l’ouvrage : comme un document historique. Comme si la fiction acquérait un faciès véridique et une odeur authentique1.
Voilà bien une erreur critique fondamentale ; les genres sont ici confondus. Littell est né en 1967, il n’est pas historien et ce n’est pas un livre d’histoire qu’il a écrit, il s’en défend d’ailleurs. C’est un roman. Et rien d’autre.
Le climat des horreurs nazies, vous le lirez dans les livres des témoins de l’époque – je viens de terminer du Jorge Semprun : son œuvre est imbibée de ce climat parce qu’il « a fait » Buchenwald. C’est un témoin : sa parole doit être entendue et doit porter, mais on doit la critiquer ; chacun sait que la parole des témoins doit passer au tamis de la critique historique, que ce soit parce que le témoin a pu déformer volontairement ou inconsciemment ce qu’il a vu, que sa mémoire fait défaut, qu’il a pu être influencé par des textes ou des témoignages postérieurs… Mais une fois dépouillé de sa gangue d’approximation et d’erreur, le témoignage devient source pour l’historien, qui l’utilise au même titre que d’autres documents de l’époque. L’historien a pour objectif la recherche de la vérité historique —qui n’a rien à voir avec la vérité métaphysique ou la vérité des sciences « dures »… Il rédige des ouvrages qui tentent d’arriver à cette compréhension ultime de l’histoire, cette vérité vers laquelle on tend toujours sans jamais l’atteindre vraiment. L’historien recherche la vérité historique, s’en approchant sans jamais la saisir complètement. Le romancier cherche lui à « faire vrai » pour « faire croire » au lecteur qu’il baigne dans le vrai. Vous lirez dans Les Bienveillantes la façon dont Littell perçoit les massacres nazis, son sentiment à leur propos, avec son œil nécessairement anachronique. Vous y trouverez son point de vue d’anglo-saxon francophone en 2006. Même s’il a documenté son travail, il n’a pas voulu faire œuvre historique et livrer un récit véridique, même s’il veut en avoir des apparences. Il n’a pas voulu dire vrai mais faire comme si.
C’est là que Littell joue avec le feu, dans une dernière entrevue tout juste publiée dans Le Monde : « Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n'y a pas de roman possible si l'on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d'un autre ordre que la vérité historique ou sociologique […]. Lanzmann et moi arrivons, à partir d'une même question, à deux conclusions qui sont irréductibles l'une à l'autre. Elles sont toutes deux vraies. Notre discussion n'est pas finie ». Or, Littell, c’est de la fiction : il ne peut espérer dire vrai, même s’il voudrait bien. Littell mélange donc ici les genres –consciemment ou non, je ne sais trop. Littell refuse la vraisemblance et se réclame de la « vérité romanesque » – passe encore… mais, dans le même temps, il se place côté à côte avec les historiens, laissant planer une dangereuse ambiguïté sur le statut de son oeuvre. Ce faisant, il banalise la recherche de la vérité, convaincu ou cherchant à convaincre que celle-ci est bien là, sous les oripeaux de son récit. Ainsi il prétend arriver à une vérité fictionnelle mais celle-ci ne peut être que fantasme ou mensonge.
Notes