Le trafic des reliques de Jean-Paul II

A la mort de Jean-Paul II, je m'étais intéressé de très près à tout ce mouvement de canonisation populaire qui s'était alors révélé:« santo subito »! Puis le temps a passé et on a oublié ce cyclone médiatique. Enfin… presque tout le monde. Il semblerait bien qu'existe un trafic de reliques de Jean-Paul II: on trouve, par exemple sur ebay, des « reliques » du pape, comme ce bout de tissu, dûment identifié (une « authentique » ultra-contemporaine!), enchâssé dans un mini-reliquaire et accompagné par un sceau en cire destiné à authentifier (ici, ce qui se trouve marqué sur le sceau importe peu -d'ailleurs ce n'est a priori pas très lisible-, ce qui compte c'est la réputation d'authenticité qui accompagne l'apposition d'un sceau, qui renvoie aux sceaux sur les reliquaires, à la tradition de l'Eglise, etc…).

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Evidemment, ce sont des « reliques de contact », comme disent les historiens: des tissus, portés ou non par le défunt pape mais surtout frottés à son tombeau, participant ainsi de sa puissance sacrée par ce contact. Ce n'est pas nouveau: les premières reliques étaient avant tout des reliques de contact (ayant touché le Christ, etc…-au départ, ce n'étaient même pas des reliques, mais plutôt des souvenirs ramenés de Terre Sainte par les premiers pélerins, cailloux du Golgotha, poussière de Nazareth, eau du Jourdain…). Toucher le corps d'un personnage réputé saint reste quelque chose d'étrangement vital, essentiel, encore aujourd'hui… ne lisait-on pas dans l'article du Monde relatant les funérailles de l'abbé Pierre: « La messe achevée, le cercueil du défenseur des exclus a été porté à l'extérieur de la cathédrale, sur le parvis. Les personnes présentes ont alors pu le toucher, tandis qu'une longue procession suivait la dépouille mortelle à pied » (les italiques sont de moi).

Comme au Moyen Âge, ce genre de pratique gêne fortement l'Eglise institutionnelle, qui accepte difficilement (depuis le XIIe s. au moins) les comportements, jugés excessifs, de dévotion populaire incontrôlée et leurs déviations mercantiles. Sur un des blogs de la Croix, une intéressante note explique la colère de Mgr Marco Frisina (sa biographie en français ici) à ce propos. Mgr Frisina réagit en tant que patron du bureau liturgique du vicariat de Rome. Je reprends ici les termes de la note du blog, qui s'inspire du texte d'un article de ce monsignore dans la revue Totus tuus 1: « Pour l’Eglise […] tout cela n’a aucun sens, car pour parler de relique, il faut évidemment attendre que la personne soit proclamée bienheureux ou saint. Or, dans le cas de Jean-Paul II, le processus de béatification est en cours, et non achevé. Pire, il s’agit là, dit-il, d’un « sacrilège », car vendre ou acheter une relique est complètement interdit, c’est « sacré », et n’a pas de prix ». Ici, une fois de plus, on constate que du point de vue de l'anthropologie religieuse, il faut faire une distinction entre le saint reconnu par le droit canon à la suite d'une procédure de canonisation et le saint élevé sur les autels par la dévotion populaire. Quant à la vente de reliques, c'est une vieille histoire, vieille comme la chrétienté (voire davantage) et qui d'ailleurs n'est pas limitée au monde chrétien2: c'est le corollaire normal de la demande populaire. Le combat de Mgr Frisina, c'était déjà le combat de Guibert de Nogent au XIIe s., en quelque sorte3.

Dernière réflexion intéressante du point de vue de la sociologie et de l'anthropologie religieuse: lorsqu'on gougueulise ce coup de gueule du fidèle Marco, on voit que cette histoire ne semble pas avoir été  reprise en Europe, mais bien davantage en Amérique du Sud: en Bolivie, au Brésil… Là où le christianisme est très synchrétique et s'exprime tout particulièrement dans des dévotions populaires. Probablement pas un hasard ?

Notes

1Une revue publiée spécialement pour la béatification de Jean-Paul II.
2Voir la notice sur les reliques dans Wikipedia, bien pauvre et à refaire entièrement, mais avec déjà quelques informations sur les reliques hors-monde chrétien.
3On lira à ce propos, en ligne, le bel article de Thomas Head sur le culte des reliques. A propos de Guibert, il écrit: « Perhaps the most famous medieval diatribe against the cult of relics is to be found in the first book of Guibert of Nogent's De pignoribus sanctorum (On Saints and their Relics). Guibert (+c.1125), however, was personally devoted to the veneration of relics and on close examination his work is clearly a plea for closer clerical control over lay religious expression, rather than the proto-rationalist critique of superstition which some have tried to make it. The abbot of Nogent particularly cherished the importance of hagiographic traditions in guaranteeing the authenticity of relics, "[Relics] are things worthy of our reverence and honor in exchange for their example and protection. In these matters the only method for calling a person a saint which should be considered authentic is one which relies not on opinion, but on timeworn tradition or the evidence of trustworthy writers." One of the most striking aspects of the cult of relics in medieval Christendom was the success which the clerical hierarchy, urged on by men like Guibert, had in imposing norms of practice on the laity ».

La danse des cinq voiles

Une chaîne, pas dorée mais amusante, qui circule dans un certain monde des blogs et qui m’arrive par Manue. Selon les principes définis à l’avance, je dois vous livrer cinq choses me concernant que je ne vous ai pas encore dévoilées. Je m’exécute.

  1. J’aime le risque, les coups de dés, le jeu sur le fil du rasoir. Souvent ce sont des risques calculés, de plus en plus d’ailleurs, mais il y a quelques années ils étaient plus chaotiques et il arrivait souvent, dans mes figures acrobatiques, que j’encadre la planète (comme dirait Buck Danny –à moins que ce ne soient Tanguy et Laverdure, je ne me souviens plus trop). C’est ainsi que mes premières années de conduite automobile sont jonchées de cadavres de voitures –je précise que je ne faisais le casse-cou qu’en rase-campagne, tout seul (mais n’est pas Sébastien Loeb qui veut…).

  2. Je ne suis jamais devenu un grand pilote, probablement parce que je ne suis pas doué du point de vue coordination des mouvements, psychomotricité comme on dit. En d’autres mots : on ne voulait pas de moi dans les équipes de foot à la récréation en primaire comme en secondaire. Je n’ai, je pense, marqué qu’un seul but durant mes dix-huit premières années, c’était en dernière année de primaire : un de mes rares moments sportifs glorieux. D’où une aversion réelle pour les sports d’équipe. Sauf à la télévision et dans certains cas précis, notamment le mondial 1990 que j’ai suivi avec des amis et des casiers de Jupiler vidés consciencieusement : un grand souvenir de fac.

  3. Jupiler, mais surtout Orval : en la matière, c’est LA bière des vrais médiévistes qui savent. Je suis plutôt épicurien –j’ai bien arrêté de fumer il y a peu mais pour de bon ; mais je suis attaché aux plaisirs simples et concrets et j’abuse du chocolat ou coca-cola au quotidien, tandis que le vin, la bière et les plats plus ou moins fins sont mon grand plaisir, entre amis. Je ne suis pas un buveur ni un gastronome solitaire.

  4. Ce qui explique que j’adore faire la cuisine : étudier une recette, acheter les ingrédients, imaginer les mélanges de saveurs, l’apparition des odeurs et des couleurs, tenir sur le feu ou réserver plusieurs choses en même temps, s’appliquer lentement à faire prendre une sauce en un quart d’heure puis, immédiatement après, saisir une viande en une ou deux minutes : toute une alchimie des préparations, que j’adore. Mais je ne cuisine jamais pour moi seul, je n’aime me mettre aux fourneaux que pour les autres. Moi-même, comme beaucoup de gâte-sauces, je mange les odeurs de préparation et je n’ai plus très faim quand tout est servi ! J’aime faire la cuisine, comme beaucoup de médiévistes (d’historiens ?) : c’est, par certains côtés, le même métier.

  5. Un autre trait commun avec quelques médiévistes éminents et très sérieux de mes amis : les bandes dessinées. J’ai appris à lire dans les bédés. La bédé belge évidemment, celle du Lombard et de Dupuis d’abord : les comics américains style Picsou magazine ou la bédé française alors balbutiante et pour moi bien palotte (à part celle de Dargaud, Pilote…) d’il y a trente ans : tout cela ne m’attirait guère. Entre cinq cents et mille bédés de cette époque glorieuse sont réunies ainsi chez mes parents –j’avais abandonné les achats voici un peu plus de dix ans, là j’ai repris depuis trois ans et j’en suis très heureux, je complète mes vieilles collections, j’en découvre de nouvelles et notamment la bande dessinée française toute fraîche qui contient bon nombre de trésors… Je suis toujours abonné à Spirou, dont mes parents et moi avons toute la collection depuis presque quarante ans ! Hélas, par ailleurs, combien de machins sans valeur dans les librairies, combien de pauvres livres où le lecteur subit des scénariis minables ou des dessins sans art ? Et combien de blogs de dessinateurs, où cotoient de belles réussites à côté d’ados gribouilleurs qui se pensent grands artistes –mais, à leur décharge, je suppose que j’aurais fait la même chose : moi aussi j'ai dessiné des planches et des planches de bande dessinée… hélas disparues dans un grand nettoyage des greniers parentaux!

A qui le tour maintenant ? A Ex-tirp (parce qu’il aime bien ça), à Phersu (pour pouvoir le reconnaître dans une des sept saintes salles !), à Le Plume (ça fait longtemps), à Veuve Tarquine (ça fait longtemps aussi !), à Cramoisi (qui pratique un séduisant système minimaliste de blog que n’aurait pas renié Pérec) ?

Poncif, style, topoï

 

Baudelaire : « il faut que l’auteur ait un poncif » [en français dans le texte]. Le poncif est un dessin du tapis. Léautaud –j’ai terminé ces jours-ci la traduction de In memoriam – note aussi, le 31 mars 1930 : « André Gide n’écrit pas des livres qu’un autre aussi pourrait écrire. C’est l’un de mes critères dans le jugement d’œuvres littéraires : si quelqu’un d’autre que leur auteur aurait pu les écrire ». Excellent. D’autre part, il faut éviter que le motif du tapis se change en rengaine. L’original devient cliché –bien des auteurs, ayant réussi un bon livre, se mettent à se recopier eux-mêmes… « déballent tout ce qu’ils ont à déballer ».

 

Encore du Jünger1. Que c’est vrai tout cela ! –et on peut l’étendre non seulement aux bons livres, mais aussi aux « livres qui marchent », qui se vendent bien. Pour preuve la diarrhée de romans ou de bandes dessinées dans le genre Dan Brown, ou encore dans le style guimauve comme les machins de Marc Levy.

Mais revenons au Moyen Âge. On distinguerait donc le « poncif » au sens Baudelaire-Jünger des topoï qui caractérisent une œuvre littéraire (ou « diplomatique », comme une charte) : ces topoï sont donc plutôt de l’ordre de la rengaine, des expressions-types qui reviennent sans arrêt, des tics d’écriture, conscients ou inconscients : des expressions personnelles qui renaissent souvent sous la plume, des traits qui troussés en rengaine. Ou encore des sources que les auteurs citent de préférence, les remâchant par cœur constamment. Le problème est le suivant : la plupart du temps, on reconnaît les œuvres des grands ou des petits auteurs à leurs topoï. C’est ainsi qu’on peut attribuer ou désattribuer des œuvres à Augustin ou Bernard de Clairvaux, ou encore Sigebert de Gembloux.  Mais alors… ce ne seraient pas de grands auteurs ? On a cru longtemps que telle ou telle œuvre était de Sigebert ou de Bernard ou d’Augustin en se référant au style –le style, c’est un peu moins que le poncif, si je lis bien Jünger. On a eu tort : ce poncif, d’autres l’ont imité, comme il y a des imitateurs du Da Vinci Code, des sous-Dan Brown (étonnamment, la chose semble possible). Le poncif est essentiel, mais il ne fait pas à lui seul un auteur. Ou alors, il faut considérer qu’il englobe les topoï. Sinon, comment caractériser un poncif, ce cardan sur lequel un auteur tisse son manuscrit ? Plus concrètement, comment définir un style ? « Fleuri », « audacieux », « enlevé »,  « vulgaire »… ça ne signifie pas grand-chose. C’est le piège qui est grand-ouvert devant les pas parfois naïfs de certains littéraires qui ont une vision trop esthétisante des choses. En d’autres termes : le poncif existe, il caractérise tout auteur. Il est composé entre autres de ces topoï qui ne l’amoindrissent pas mais en sont une composante essentielle. De même, on ne peut étudier seulement les topoï, il faut considérer le poncif dans son ensemble. Mais comment ? De manière cartésienne, je suppose. Mais encore ?

Notes

1Soixante-dix s’efface, t. 2, p.  344.

Telma

 

Ca y est, Got l’a annoncé il y a deux semaines déjà: Telma est publiée. Mon silence de ces dernières semaines tenait principalement à la préparation de cet instrument. Telma : centre de ressources numériques du CNRS, dédié à la publication électronique des sources manuscrites, au Traitement ELectronique des Manuscrits et des Archives. Le CNRS avait demandé à deux des  plus importantes institutions de recherche sur le document historique en France, l’Ecole nationale des Chartes et l’Institut de recherche et d’histoire des textes, de monter un centre de ce type en quelques mois, qui respecte tous les grands principes de l’accès libre, du logiciel libre, dans une logique du type digital humanities. J’en étais.

Et nous y sommes arrivés. Telma, www.cn-telma.fr, est plus qu’une simple plate-forme d’édition électronique dont la technologie est ouverte, mise à disposition de tous. Je suis en effet intimement convaincu qu’avec Telma, c’est une nouvelle philosophie de l’édition électronique qui dépasse les ordres traditionnels définis par Lachmann ou Bédier. C’est le temps de l’édition en mouvement, de l’hyperinterrogation, du dialogue constant entre l’éditeur et l’utilisateur, du « presque collaboratif », c’est le temps de la vraie gratuité scientifique et de la libre disposition des savoirs et des techniques à tous, c’est le temps d’une vraie  réflexion sur la pérennité des données et l’adoption de formats qui garantissent une vie après la vie pour les textes mis en ligne.

Telma, c’est une immense fierté, aussi, très égoïstement. En quelques mois, les deux équipes, en complète synergie, ont abattu un boulot magnifique. Historiens, philologues, liturgistes, archivistes et bibliothécaires, chercheurs en digital humanities et spécialistes d’édition électronique ont travaillé main dans la main et le résultat est au-delà de toute espérance. Rien que pour l’IRHT, 5 nouveaux corpus ajoutés, dont un gigantesque répertoire des cartulaires (8500 manuscrits recensés) qui va faire grincer des dents (de joie ? j’espère…).

Je remercie ici d’abord Got le magnifique, ce grand échalas génial –ce sont les blogs qui nous ont rapprochés et c’est probablement aussi aux Petites cases et à Médiévizmes qu’on doit Telma. Je veux remercier aussi mes collègues, mes collaborateurs, mes amis, tous brillants, tous superbes, je citerai ici surtout Christophe Jacobs, Benjamin Suc, puis tous les autres que je ne nommerai pas mais qui savent ce que Telma leur doit. Et puis merci à vous, les auteurs/lecteurs des blogs : sans ce que vous m’avez appris, jour après jour, je ne pense pas que je me serais impliqué de la sorte dans l’aventure. C’est une bonne année qui commence !

Une nouvelle année de Médiévizmes

 

Une nouvelle année de Médiévizmes. L'an passé a été un peu léger, en terme de « blogage ». Ce n'est pas faute d'avoir des idées de « notes », mais plutôt de manquer de temps. Mauvaise excuse, je sais…

Alors, vais-je vous servir la bonne résolution bidon, vous promettre la note quotidienne ? Ce n'est pas l'envie qui manque, mais je ne vous la ferai que donnant-donnant! Note contre commentaires…

Lors d'une note récente, J.-L. Deuffic (du blog Pecia, consacré au manuscrit médiéval) s'est à juste titre emporté contre les malandrins qui démembrent des manuscrits pour les vendre feuille à feuille. Ceux qui me suivent depuis longtemps savent que, dans une autre vie (et même il n'y a pas si longtemps), j'ai déjà enfourché mon destrier pour me lancer dans cette croisade-là! Ca avait remué mes lecteurs, mais étonnamment, pratiquement pas de réaction de collègues de la profession. Cependant, en décembre passé, ce sont des commentaires de collègues qui se sont alignés sous la note de Pecia, se nommant parfois, s'impliquant en tout cas. Pourquoi ont-ils commenté ici? Parce que Pecia fait plus « sérieux » que Médiévizmes ? Parce que J.-L. Deuffic ne se dissimule pas sous un pseudonyme (en fait, le mien n'est plus qu'une vieille couverture trouée et élimée de partout)? Ou tout simplement parce que le temps est venu, que les historiens commencent lentement à apprivoiser l'instrument?

Qu'importe… la conséquence de tout cela est simple, chers amis, collègues historiens ou non: j'écris et… vous commentez!

Et que cette année soit grande et belle et heureuse!