Wikipedia, encore. Il n'y a pas si longtemps, j'animais une petite séance de travail et d'enseignement autour de l'usage d'internet dans les travaux d'étudiants: Wikipedia revint sur le tapis, avec toujours ce mot d'ordre des enseignants: n'utilisez pas Wikipedia, c'est mauvais… et évidemment, élémentaire règle de critique historique, comme en corollaire, puisque ce mot d'ordre revient constamment dans la bouche des professeurs, d'où qu'ils soient, on en déduit que tous les étudiants l'utilisent. Personne parmi les lecteurs de ce billet, ayant jamais pioché dans l'Internet, ne peut soutenir qu'au hasard de Google, il ne soit jamais tombé sur des notices de Wikipedia, sciemment ou non. C'est le paradoxe de Wikipedia: tout le monde s'en défie et tout le monde l'utilise.
Même Pierre Assouline se répand en commentaires acerbes sur Wikipedia dans la revue de vulgarisation historique "L'Histoire"1 comme sur son blog: Wikipedia n'est pas fiable, Wikipedia c'est l'illusion du savoir constitué par tous, Wikipedia peut être manipulé et même quand une notice a été corrigée par un spécialiste compétent qui y a sué sang et eau, elle peut être dépiautée, massacrée par n'importe quel adolescent ânonnant qui se sent capable de refaire le monde. Ce n'est hélas pas totalement faux et vu comme cela, on ne peut donner tort aux enseignants qui interdisent l'utilisation de Wikipedia à leurs étudiants.
Ce genre de discours, depuis que je réfléchis au problème Wikipedia, je l'ai déjà lu et entendu (voire moi-même écrit!) des dizaines de fois, accompagné de la réponse traditionnelle dans les commentaires: « si ça ne vous convient pas, corrigez-le vous-même ». Il faut dépasser toutes ces positions primaires et cadenassées par l'idéologie: la réalité sociologique a de bien loin laissé derrière ces belles envolées.
En effet, le pli est pris: ces tentatives pour interdire la consultation de Wikipedia restent peine perdue ; la recherche d'informations sur le web dépasse définitivement toute autre forme d'investigation (comme première démarche de recherche): le mouvement ne s'arrêtera pas. Wikipedia reste pour des années encore (combien? une, deux, cinq, dix…? mystère…) le locus essentiel où aller puiser des bribes de savoir. Certes, une fois le sujet dégrossi par une recherche sur le web, le chercheur « qui sait » consultera les autres mediums de savoir, les autres publications plus spécialisées sur le web et bien évidemment les publications sur papier. N'empêche, le geste « Google » est devenu presque universel et dans les réponses « Google », je mets au défi quiconque de m'assurer qu'il ne considère pas les items Wikipedia avec une attention plus particulière, fût-ce simplement parce qu'il y est accoutumé d'une façon ou d'une autre.
Ainsi, malgré tous les hululements apeurés et les appels puérils au boycott sauvage, Wikipedia a encore de beaux jours devant elle. Mieux encore: ce système d'annotation collaborative peut donner lieu à de vraies petites merveilles, pourvu qu'il soit coordonné, géré, qu'il fasse l'objet d'une surveillance "positive" (pour reprendre un mot déjà bien galvaudé). Car bien des realia peuvent être décrits, mis en article de Wikipedia par des personnes qui n'auraient jamais été sollicitées par des entreprises de dictionnaire alors qu'elles maîtrisent les dossiers mieux que quiconque: sur le sport, sur les bandes dessinées, sur les technologies de l'information, sur les mangas, sur la littérature de gare, sur la politique… bien des passionnés ont des choses à dire. Évidemment, sur des realia plus techniques ou scientifiques, les spécialistes ont davantage voix au chapitre. Quant aux débordements politiques et aux manipulations, il faut évidemment être prudents mais en même temps on ne peut que les laisser s'exprimer, tout en les tempérant s'ils deviennent insidieux, s'ils tentent de faire prendre des vessies pour des lanternes.
Ma position part du principe que les extrêmes s'annihilent et que la vérité sort du chaos, qu'au final, les notices trouveront un point d'équilibre scientifique, après dix, vingt, cent, mille remaniements. Le problème le plus important tient au temps qu'il faut pour que ces notices trouvent leur point d'équilibre: plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années, davantage encore pour des sujets difficiles… ? Or, l'« encyclopédie » doit être utilisable immédiatement comme telle, même fragile, afin de susciter des collaborations et de lui donner un poids éditorial. Il faudrait donc hâter le moment où survient le point d'équilibre, il faut forcer l'équilibre de manière artificielle, en faisant intervenir des "veilleurs critiques" qui reprennent en main les notices qui bougent très vite, dont le contenu fluctue trop brutalement et de manière déséquilibrée, disproportionnée, en raison de dissensions ou de divergences de jugement. A ces "veilleurs", il faudrait donner le rôle de rééquilibrer, de figer certains éléments des notices -sans rejeter de futures propositions de changement. Le collaboratif associé à l'efficacité scientifique. Seules les notices « chaudes » (c'est-à-dire relevant du pathos ou du sentiment public ou privé, « interpelant » le lecteur, sont soumises à ces remaniements intempestifs, ces ruptures d'équilibre et nécessiteraient la main du veilleur. Reste le problème essentiel des notices « froides » voire « gelées »: des articles secondaires, rédigés une fois pour toutes et ayant fait l'objet de peu voire pas de remaniements, concernant des realia qui ne remuent pas les foules: ces notices peuvent être rédigées par des personnes pas toujours compétentes même si passionnées, elles ne sont donc pas nécessairement très satisfaisantes. Bien des articles de ce genre existent -et là, il faut espérer des spécialistes aussi passionnés mais plus compétents pour s'occuper de leur refonte, sans trop craindre de les voir remaniées de fond en comble par la suite. Pour obtenir cet appui, seule la valorisation de l' « encyclopédie » permettra d'attirer ces nouveaux contributeurs jusqu'à présent effrayés, ceux qui lisent trop Assouline et qui, comme bien des scientifiques, disent leur effroi de mille façons…
Notes
L'Histoire, n° 318, mars 2007.