Les pièges de l'ethnographie: la messe tridentine

L'anthropologie m'attire de plus en plus, de même que la sociologie, comme sciences et pour leurs méthodes. Je reviendrai une autre fois sur les parallélismes entre l'histoire et ces autres sciences d'explication de l'homme en société et de la société tout court.

Au fil de recherches sur le web, affairé à descendre dans les couches les plus profondes de l'internet, je me suis retrouvé face à une revue d'ethnographie en ligne, une revue de jeunes ethnologues ou anthropologues. Une revue essentielle, puisqu'elle permet à des jeunes de se faire les dents, de s'aguerrir, de se frotter au regard d'autrui.

Là, un article sur la messe tridentine, cette messe latine de Pie V remise à l'honneur par le pape tout récemment, et qui fait les délices des tradis endimanchés et excités. Le jeune chercheur suisse qui s'attaque à l'ethnographie d'une messe tridentine est à la fois courageux et a du flair: s'il y a bien des communautés qui méritent un regard d'ethnographe, ce sont celles-là.

Mais sujet difficile aussi. Et l'apprenti ethnographe tombe dans le piège: sans connaissance un peu exercée des rituels chrétiens en général, sans quelques notions de théologie élémentaire et d'histoire du christianisme et de l'Eglise, le voilà qui enfonce des portes ouvertes sur la « présence réelle », sur la messe en tant que célébration aux parties complexes mais justifiables théologiquement. Il donne l'impression de ne pas connaître les rites post-Vatican II ou médiévaux, ce qui lui fait prendre toute action rituelle constatée comme « tradi »…alors que ce sont simplement des rituels communs, largement en usage et admis dans l'Eglise post-conciliaire.

Au final, ces quelques naïvetés qui montrent bien qu'on ne peut faire d'ethnologie ou d'anthropologie ou même de l'histoire sans un minimum de connaissances acquises ou à acquérir, que « le terrain » ou la lecture de la « source » ne suffit pas… Il n'est pas isolé, ce jeune anthropologue: c'est un des pièges dans lesquels les jeunes historiens ou encore ceux qui veulent publier vite et beaucoup, sans expérience, tombent le plus souvent: une lecture des sources rapide, avec a priori, déjà biaisée par une idée de départ… Le péché par induction, en quelque sorte. Alors que la recherche en sciences de l'homme et de la société ne peut se construire que dans un dialogue constant avec les sources, s'en imprégnant, s'en distanciant, y revenant, les confrontant avec l'expérience, les savoirs d'autres spécialistes, d'autres sources aussi, en un manège incessant dont sortent, à un moment ou un autre, la thèse et sa démonstration.

Mais pas de pessimisme: l'article de notre jeune ethnologue est prometteur et l'étude des rites et de la liturgie tels que vus et vécus par les communautés traditionnalistes sera passionnante.

 Des citations bibliques dans « Harry Potter »!

Après Tourgueniev, J.K. Rowling -et pourquoi pas?

Probablement saviez-vous que toutes les grandes oeuvres du Moyen Âge, la plupart des oeuvres de l'époque moderne, beaucoup d'oeuvres de ces deux derniers siècles sont criblées de citations bibliques? Et pas seulement parce que les écrivains d'alors étaient des clercs (ce qui ne signifie pas qu'ils étaient des religieux réguliers ou des prêtres! Le Moyen Âge a une vision large du service de l'ecclesia)! Pas seulement parce que les auteurs étaient ou sont de bons chrétiens! Il y a certes une question de mode… Mais souvent, ces citations reviennent parce que les textes évangéliques, bibliques ont été ruminés, mâchés et remâchés, au fil de la manducatio médiévale et moderne et qu'ils ressortent inconsciemment à tout moment de l'écriture.

Dans « Harry Potter and the deathly hallows », deux citations bibliques sont réellement mises en avant par l'auteur: rien d'inconscient là-derrière. Deux citations essentielles!

Sur la tombe de Kendra Dumbledore et de sa fille, on lit en guise d'épitaphe: « Where your treasure is, there will your heart be also » (Mt 6:21 ou Luc 12:34).

Et comme épitaphe sur la tombe de James et Lily Potter: « The last enemy that shall be destroyed is death » (1 Cor 15:26).

C'est Horace Jeffery Hodges, historien à Séoul, Corée du Sud, qui a longuement traité du problème sur son blog, mettant en évidence que J.K. Rowlings, en loyal sujet de sa très gracieuse majesté, devait avoir utilisé la vieille King James Bible de 1611!

Tout cela me plaît beaucoup: ces citations bibliques fortes à des endroits clés du récit, gravées dans la pierre, sur des tombes essentielles, comme pour tout d'un coup provoquer le malaise en convoquant l'Evangile tout à la fin d'une oeuvre qui, de manière convenue, se passait de Dieu! Une sorte de retour culturel, de retour aux « racines chrétiennes de l'Europe ». Voilà des citations qui seront, à coup sûr, largement glosées dans les futures thèses sur les sept piliers de la saga pottérienne.

Via Carnivalesque XXX

Le Moyen Âge de Tourgueniev

La rentrée littéraire, ce n'est pas le Beaujolais nouveau. C'est pire. La culture (ou plutôt l'acculturation) assénée en paquets de douze à l'étalage, avec la tronche des écrivaillons sur le bandeau-pour-aguicher-le-cultureux! Mais si le Beaujolais est synonyme de beaufitude profonde, la rentrée littéraire est plutôt synonyme de boboïtude (les successeurs des bcbg, eux-mêmes succédant aux bourgeois de la période-qu'on-ne peut-plus-nommer). Sans vouloir me livrer à une analyse sociologique, mais simplement donner mon avis subjectif: je préfère le Beaujolais nouveau, il a des relents moins musqués de pédantisme que la rentrée littéraire. On en est peut-être moins vite saoulé.

Jetons un voile pudique pour l'instant, j'y reviendrai avec Yasmina R. et son Oeuvre, dans quelques jours.

Plutôt que les dégorgements sirupeux ou les vomissements convulsifs du septembre littéraire, je préfère revenir aux classiques. Je vous recommande un best seller de la fête du livre de Bougival après la guerre de soixante-dix , les remarquables « Récits d'un chasseur » d'Yvan Tourgueniev, publiés en 1852 avec une révision en 18741.

Un ensemble de nouvelles remarquablement rédigées, entre le naturalisme, le romantisme et le fantastique. Et surtout, des passages extraordinaires pour l'historien du Moyen Âge: des descriptions terrifiantes de proximité du servage à la mode russe et de l'état d'esprit que « devait avoir », selon Tourgueniev, le serf russe au XIXe s.  On y voit le paysan attaché à son seigneur, son « barine », on le voit construisant sa foi orthodoxe en la tissant de superstitions de tout acabit, on le voit châtiant ses semblables au nom de son barine, ou puni pour avoir braconné! On y meurt comme dans Tchaikowsky, comme si la mort était une vieille compagne. Pour visualiser un certain Moyen Âge rural, il faut lire ce Tourgueniev-là.

Peut-on comparer le Moyen Âge occidental et la société russe du XIXe s. ? Est-ce la même chose? Probablement non. Le contexte social et politique est trop différent. Mais les assises juridiques et économiques, les « structures » sont assez similaires. C'est là que l'anthropologie/la sociologie et l'histoire se recoupent, lorsque des sociétés peuvent être confrontées.  Puis il faut retourner l'argument et se demander si nous ne nous trompons pas complètement lorsque nous essayons de comprendre le monde du servage médiéval: ne lisons-nous pas nos sources avec en tête les images de Tourgueniev? Nos prédécesseurs historiens, ceux-là qui ont été gavés de ce XIXe s. littéraire russe, n'ont-ils pas lu leurs documents médiévaux avec un oeil russe ? Comment savoir si, héritiers de tous ceux-là, nous ne transposons pas nous-même, sans le savoir, le servage russe du XIXe s. au servage de Francie ou d'Empire aux X-XIe s.?

Notes

1Si la notice de wikipedia ne se trompe pas!

Un paléographe typique

On décrit toujours les spécialistes des écritures anciennes, les paléographes, comme de vieux birbes rassis et poussiéreux -songez au professeur Halambique, éminent sigillographe! Mais la réalité contredit quelque peu la fiction! C'est une image d'Epinal qu'il faut chasser: évidemment, comme tous les passionnés, les historiens, quels qu'ils soient, qu'ils soient spécialistes des écritures ou d'autres sujets obscurs, sont bien souvent des gens curieux, dans tous les sens du terme. Mais ils sont surtout étonnamment à la fine pointe intellectuelle, à l'avant-garde culturelle, économique ou sociale. Et enfin, ils savent vivre parce qu'ils aiment vivre.

PS:le professeur d’histoire de l’université de Namur qui m’a envoyé ce lien mémorable rouspète parce que je n’ai pas mentionné son inestimable geste:je ne puis que m’exécuter!