Vieilles cités

En pleine tempête de neige, découverte d'Autun, inattendue. Autun, ville heureusement sèche de touristes, toute petite, toute sereine, avec ses devantures d'un autre temps, ses façades assombries par la crasse des siècles. Autun, la prestigieuse ville d'Auguste, aujourd'hui un corps frêle et beau, flottant dans un manteau d'enceintes devenu trop large. De la salle capitulaire, perchée sur une des branches du transept de la cathédrale, au travers des vitraux, on contemple les prairies verdoyantes, presque à portée de main: rien n'a bougé depuis huit siècles -vingt siècles? Les chaînes d'hôtel ont été réléguées justement extra muros: on y loge bien mieux à l'hôtel du commerce, devant la gare: il n'y a pas de wifi, heureusement. Le musée d'Autun, le musée Rolin (du nom du célèbre chancelier bourguignon, l'enfant du pays), disperse de petits trésors en quelques salles désuètes, juste à côté de la vieille prison XIXe s. désaffectée, en rotonde.

A vingt kilomètres, Bibracte, la grande capitale celte, sur le Mont-Beuvray, abandonnée pour Autun  peu après l'écrasement des Gaulois par César. Perdue sous la neige, Bibracte est comme un fantôme et un gigantesque musée lui rend un peu de chair et d'os. L'esprit de François Mitterrand semble se partager entre ici et Solutré.

Contradictions entre deux mondes: le vieux Bibracte décharné que l'on rhabille à coup de tissu muséographique ; le vieil Autun bien charpenté que le temps a lentement dénudé.

L'histoire, les histoires, la mémoire

Roger Chartier est entré au Collège de France voici quelques semaines. Une juste consécration pour celui d'entre nous qui a le plus réfléchi sur l'écriture, la lecture, l'imprimé et le manuscrit ces dernières années, lui qui a tant apporté et continue à tant apporter à la connaissance de l'homme écrivant et l'homme lisant.

Sa leçon inaugurale, au titre énigmatique, « écouter les morts avec les yeux », n'a guère encore été commentée, pourtant elle mérite une lecture plus qu'attentive. J'y ai glané de quoi réfléchir sur l'histoire, puisque Roger Chartier y établit une différence entre le rôle et le statut de l'historien (dire le passé sous un régime particulier de la connaissance) par rapport à la démarche des architectes des entreprises de mémoire ou encore par rapport à ceux qui racontent des histoires (les écrivains du roman historique)1. Voilà une réflexion qu'il nous faut poursuivre: l'historien ne peut condamner les architectes de la mémoire ou les romanciers du passé. Pas plus que les uns et les autres ne peuvent condamner ou critiquer l'historien, ou encore l'instrumentaliser.

L'historien étudie l'homme ancien en usant d'une méthode critique fondée sur la démarche scientifique héritée des Lumières, il veut écrire le passé historique « vrai ». Mais ce n'est pas la même vérité que recherche l'architecte mémoriel: lui veut reconstruire le passé en fonction du présent pour comprendre, légitimer, justifier, accepter ce dernier. D'où les fameuses « lois mémorielles », d'où la lettre de Guy Môquet, les obsèques nationales de Lazare Ponticelli ou les cérémonies gaulliennes du plateau des Glières. Mais également le catharisme, en partie pure construction mémorielle régionaliste, ou encore les excuses officielles des princes et potentats pour la colonisation, l'inquisition… Attention, je ne veux pas dire que certaines de ces démarches mémorielles ne sont pas fondées en histoire scientifique, ni porter un jugement de valeur sur elles: elles sont devenues nécessaires, semble-t-il, à tous les niveaux. Jusqu'au niveau le plus individualisé de la démarche mémorielle, lorsque des « amateurs » (qu'ils me pardonnent le mot, hérité de ma position de « professionnel ») tentent de faire des reconstitutions de la vie du Moyen Âge, des combats et des habillements, de la cuisine, de la culture des champs (et on y adjoindra évidemment les reconstitutions actuelles, mi-folkloriques et mi-mémorielles, de scènes de fauche ou de moisson de nos aiëux du XIXe s., lors des grandes fêtes de village, lorsqu'on sort pour l'occasion les énormes batteuses à vapeur ou les vieux tracteurs pétaradants). Là aussi, nous historiens « scientifiques » (professionnels?) ne pouvons pas ou plus porter de jugement de valeur; même si nous devons lutter pour que ces entreprises mémorielles ne se mettent pas à vouloir éradiquer l'histoire scientifique.

Enfin la vérité de l'historien scientifique n'est pas non plus la même que celle du romancier, de celui qui écrit des histoires sur l'histoire. Les deux genres ont toujours coexisté: citons simplement, depuis que l'histoire scientifique existe, Walter Scott, Alexandre Dumas, Maurice Druon, avec aussi certes des Christian Jacq, Jeanne Bourin ou Juliette Benzoni, mais aussi des romans de plus haute volée comme l'éternel Nom de la Rose d'Umberto Eco…Plus récemment encore, les Bienveillantes de Littell. Il n'y a pas de contradiction, là aussi aucun jugement de valeur: le roman historique parle autrement du passé, il lui donne des couleurs plus chatoyantes, il le rend plus sexy d'une certaine façon. Lui aussi reconstitue, refait, recrée, avec parfois audace voire témérité, il abandonne les tabous scientifiques, il « prend des libertés avec l'Histoire », comme on dit. Certains couplent à leur discours des accents mémoriels, ils font du roman historique mémoriel -là aussi on retrouve les kilos de papiers consacrés aux soi-disants « cathares » ; on inclura aussi Jonathan Littell parmi ces romanciers qui se veulent porte-drapeaux de la mémoire: le discours public entendu et lu autour de la publication des Bienveillantes unissait clairement les deux options, tandis que les scientifiques pestaient…

Il nous faudrait accepter ces trois formes de connaissance du passé en n'excluant aucune, en ne méprisant aucune et en soutenant chacune.

Notes

1Chartier R., Ecouter les morts avec les yeux. Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, 2007(Leçon inaugurale n° 195), p. 25-29.

Îlot

Si Paris est une ville fascinante, elle peut être aussi une ville vaniteuse, perdue dans une fuite en avant épuisante, dont la meilleure illustration reste la circulation à la fébrilité douteuse. J'y cherche toujours des ilots de paix, des endroits où le flux du temps se calme, où le coeur de la ville ralentit, abandonnant sa tachycardie démente. J'en ai trouvé un, magique. C'était tout à l'heure, j'étais à l'affut d'un photographe prêt à me tirer le portrait pour mon passeport, négligeant les photomatons accueillants comme des vespasiennes de gare. J'ai trouvé le « studio henry », perdu sur une grande avenue. Une petite devanture toute désuète, rien en vitrine, juste en très grand, en lettres de bois, sur un fond de planches, façon années '50-'60, « studio henry ». Là, un très vieux monsieur casquetté, habillé comme dans Jean Gabin ou Noël-Noël dans les « Vieux de la vieille », concentré sur une vieille télévision, seul, ne réagissant même pas quand j'ai poussé la vieille porte. Des photos d'identité? Oui, oui, c'est possible… Engoncé dans ses vieux gilets et dans son accent auvergnat, il m'a emmené dans l'arrière-boutique, sombre, sale, le platras tombant… Là, tout au fond, de vieux projecteurs fatigués égratignaient de faisceaux blafards un vieux prie-Dieu poussiéreux -pour les photos de première communion?-, un vieux cube sur lequel je dus m'asseoir pendant qu'il me tirait le portrait à l'ancienne, la casquette toujours bien vissée, comme il le devait le faire depuis des décennies, avec un vieux polaroid mathusalémique. « C'est comme Pagnol, ici », me dit-il, tout fier, « y a pas de grand décor », et j'acquiesçai. Je me pris à lui parler en retrouvant l'accent de ma Hesbaye natale et on a discuté d'histoire, de Moyen Age. Période merveilleuse: il devait y avoir alors une nature plus belle que jamais, des animaux partout, or, voyez-vous, me confiait-il, « je suis chasseur, et j'aurais aimé vivre au Moyen Âge ». Je n'avais jamais songé à cela, le Moyen Âge comme paradis des chasseurs. Pourquoi pas? Il a bien le droit, Henry, de rêver de ce Moyen Âge-là! Je suis parti de là tout heureux, comme si j'avais pris dix jours de vacances loin du tumulte, tout léger, je suis sorti, avec mes photographies, bien réussies. Je lui ai promis de revenir.

Haghis

Le principe du carnet de chercheur ne démarre pas en Sciences de l'Homme et de la Société, et surtout pas chez les historiens. Etrange, quand même: le blog a bien démarré en France, il a un réel impact -un peu moins qu'il y a un ou deux ans, mais quand même-, il a pris ici sa vitesse de croisière, mais pas en histoire. Trop tôt, pas adapté?

Par contre, le modèle du blog est récupéré par quelques historiens spécialistes d'hagiographie médiévale, d'histoire des vies de saints, organisés en groupe de recherche, pour un remarquable petit site évolutif qui doit servir d'appui à leurs travaux: Haghis.

C'est probablement ainsi que le carnet de chercheurs doit prendre racine dans le vieux continent, par le biais d'un CMS pour publier de l'information de recherche en interne, par et pour la communauté scientifique, plutôt qu'en jouant la carte du blog comme ouverture au monde. Chaque chose en son temps.

Toucher le roi

Alimentons le « buzz », comme on dit: à propos du coup d'éclat verbal du président lors de l'inauguration de la foire agricole. Non pour le stigmatiser, ce n'est pas mon rôle ici de distribuer des bons ou des mauvais points. Plutôt pour me pencher sur l'invective du citoyen le voyant s'approcher. « Touche-moi pas, tu vas me salir ». J'ai été impressionné par ce rappel d'une des qualités royales: la réputation de guérison des écrouelles au toucher. Ce qui explique, comme l'a montré Marc Bloch dans un ouvrage célèbre, « les rois thaumaturges », que les sujets du roi de France tentaient de toucher le manteau du roi à son passage.

L'interprétation du « touche-moi pas… » ne donnerait-elle pas au président un pouvoir inversé, n'en ferait-elle pas un anti-saint Louis…? mais ne montrerait-elle pas également qu'il est réputé avoir un pouvoir surnaturel malgré tout. En clair, lorsque le commun des mortels se plaint du comportement du président en le réputant ambigu par rapport à la fonction, ce commun montre tout simplement qu'il a une certaine idée de cette fonction, qu'elle reste charismatique, avec des attributs royaux ou impériaux sacrés. On a guillotiné un homme, le 21 janvier 1793, mais on n'a pas coupé le col à la monarchie.

La tentation du retour

Après des mois de silence, je tente le retour. Je suis tenté par ce retour. J'imagine que plus personne ne vient ici, que les quelques amis bien intentionnés qui me sont toujours reliés par un fil RSS s'étonneront… Cela fait des semaines, des mois que je compose des notes dans ma tête, que je rêve de me relancer… mais mon métier m'a arraché au web, m'a détourné du blog. Un travail à en devenir fou, dans une course infernale aux réunions, aux projets et aux communications, sans pouvoir prendre du recul. J'ai abordé une volée de nouveaux dossiers historiques, quitte à rogner sur le temps de sommeil pour arriver à tout maîtriser.

Alors pourquoi tenter ce retour? A quoi bon ajouter encore cela à mon plan de travail? Y arriverai-je? Cela vaut-il encore la peine? Oui, cela vaut la peine, parce que j'en ai envie, parce que cela fait partie de ma mission d'historien que cette "divulgation", cette ouverture, cette explicitation de mon métier au plus grand nombre. Oui, cela vaut la peine parce que je sens confusément que j'en ai besoin, que c'est un moyen de diffuser l'histoire qui doit s'établir, parce que je pense avoir encore des choses à dire. Y arriverai-je? Je l'espère, j'allège mon emploi du temps en conséquence.

En parallèle, je compte bientôt renouveler le blog lui-même, restructurer l'objet en le déclinant de manière plus riche: le temps est venu pour moi de renouveler le genre à ma façon, en le conformant davantage à ce que je voudrais.