La nouvelle loi sur les archives, l'Histoire sans sources et le triomphe de la Mémoire.

Les médiévistes s'empoignent autour de la réforme des universités, autour de la rénovation du CNRS, voire à propos de la transmission du savoir antique via les latins ou les arabes… mais à propos de la loi sur les archives qui devrait être votée par les députés le 29 avril, rien. Seuls les historiens contemporanéistes s'effraient et réagissent.

Les faits: on a entrepris actuellement une refonte de la loi sur les archives en France et les propositions ne vont pas dans le sens d'une ouverture des archives qui soit plus large! Tandis qu'il est de bon ton de railler le Vatican, ses méfait et de stigmatiser les complots sombres qui se trameraient sous la coupole de Saint-Pierre, on oublie que les plus secrets documents de l'archivio segreto ont été, eux, bien ouverts au public. A l'inverse, les archives de la République française, elles, se ferment, discrètement. Certaines ne seront plus jamais consultables ; certains délais de consultation pour d'autres vont encore augmenter ; les dérogations seront plus dures à obtenir.

On aurait tort d'y chercher un esprit de corps des historiens, visant à se réserver l'accès et à empêcher les amateurs d'y toucher. On ne leur a pas demandé leur avis et ils seront soumis aux mêmes difficultés que les autres. Ce qui est en jeu, ici, c'est une fois de plus la confusion entre l'histoire critique, scientifique et le travail de mémoire de la nation. Museler les historiens critiques, les empêcher d'aller établir les faits ou comprendre les gestes, au profit d'une construction mémorielle phantasmatique, d'une reconstruction populaire (ou politique) a posteriori qui viennent bien à point. Sans source, pas d'histoire, rien que le travail de l'imagination au pouvoir qui reconstruit le passé. Sans source, plus rien que l'imagination, plus forte que jamais: face aux faits sobres, sombres, enmerdants, sinistres ou froids ou plats ou carrés, on a besoin d'un passé reconstruit, chatoyant, brûlant, glorieux: un passé d'émotions. Une mémoire qui se construit sans source, donc sans filet, sans autre fondement que ses propres intuitions, sans critique appliquée à rien puisqu'il n'y a plus rien: cette mémoire-là ne peut se bâtir que dans l'intuitif, l'impression voire l'impressionnisme, le sentimental, les émotions. C'est la lettre de Guy Moquet dont on aurait « perdu » l'original et le contexte de rédaction.

Cette loi est dangereuse, comme peuvent l'être les lois mémorielles ; d'une certaine façon, elle en fait partie. Toute vérité n'est plus bonne à chercher. L'imagination au pouvoir: mai 68, que sont tes enfants devenus?

Controverse: Aristote, l'Orient en Occident ?

De temps à autres, le monde des historiens se laisse emporter par des frayeurs un peu lascives, c'est si bon de se faire peur… C'est le cas actuellement, à la suite de la publication d'un ouvrage de l'historien Sylvain Gouguenheim, intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel, qui semble vouloir relativiser l'importance du vecteur arabo-musulman pour la transmission du savoir grec et oriental antique vers un Occident médiéval jugé excessivement « barbare », selon lui. Evidemment, la doxa nous enseigne que la transmission du savoir et notamment d'Aristote nous est parvenue en grande partie grâce aux arabes, au cours du Moyen Âge. Si Gouguenheim a bien argumenté son propos, c'est une controverse de taille qui naît ici -on en manquait, c'est une excellente chose. On va bien s'amuser.

A condition d'éviter deux écueils. Le premier est le politiquement correct ou incorrect: attaquer de la sorte la culture arabo-musulmane semble folie à notre époque policée et polissée… mais en même temps, le risque de récupération par les sectateurs de tout acabit et les racistes primaires est réel. Ne faire le lit d'un irénisme pro- ou d'un extrémisme anti-musulman, rester hors du champ politique: ce sera bien difficile, mais nécessaire. Le second écueil tient tout simplement en la manière de la critique. Car, il faut bien l'admettre, quand j'entends parler de ce livre, ces derniers jours, c'est au travers de l'article de Roger-Pol Droit qui le commente longuement dans Le Monde des Livres. C'est cet article qu'on critique et non l'ouvrage. J'espère maintenant que la discussion s'attachera, sans concession et sans précaution excessives, au contenu de l'ouvrage et que l'on s'affrontera source à source, argument à argument, mano à mano.