Bronislaw Geremek ou une certaine vision de l'Histoire

Bronislaw Geremek est mort. Ce n'est pas nouveau, je n'apprends rien aux médiévistes et probablement rien à aucun de mes lecteurs. Mais avec lui, ce n'est pas simplement un homme politique qui disparaît. Historien, médiéviste, militant, il a lutté pour une certaine idée de la liberté contre un communisme purulent, il a risqué sa vie pour cela et passé des années en prison… En reste-t-il encore beaucoup, de ces historiens du combat, des historiens de la vieille garde, des grandes années du séminaire de Jacques le Goff, rue des Feuillantines, dans les glorieuses '60 ou '70 ? Où sont-ils, ces historiens qui prennent des risques, qui osent des prises de position sociales, politiques, philosophiques, avec de vraies conséquences -et je ne parle pas des disputes scolastiques, mais de vraie politique, au sens noble ?

Bronislaw Geremek a commencé sa carrière d'historien en France, en travaillant sur la pauvreté, les exclusions sociales. Puis il a choisi la lutte avec Solidarnosc, faisait partie de ces élites intellectuelles qui ont soutenu Lech Walesa, tout à l'origine de la chute des régimes de l'Est… Enfin il a mené une carrière d'homme d'Etat -non pas simplement de politicien, mais d'homme d'Etat, polonais et européen convaincu, comme doit l'être tout historien qui se respecte.

J'ai entendu parler de lui pendant mes études d'historien, au moment des années de fer et de feu en Pologne, entre 1985 et 1989, surtout après la reconnaissance légale de Solidarnosc et la chute du régime communiste, au moment où je terminais mon mémoire de maîtrise. Le bras de fer de Walesa face au général Jaruzelski caché derrière ses grandes lunettes nous tenait en haleine, tous nous guettions inquiets l'arrivée des chars soviétiques à Gdansk… Sur les barricades, il y avait le professeur Geremek. Nous l'apprîmes un peu plus tard ; nous étions fiers d'être médiévistes comme lui, avec l'intuition que nous pouvions aussi être faits pour l'action, une certaine action.

Le professeur Geremek était-il le dernier de l'espèce? Les historiens doivent-ils abandonner le souci de la chose publique, la laisser aux seuls énarques et administratifs de tout poil, aux raisonnables gestionnaires?

L'OVNI « dossier Bertrand »

Sur un ovni dans la littérature scientifique, le genre d'ouvrage qui ne sera lu que pour être massacré ou adoré1.

Philippe Artières -dont les préoccupations (habilitatoires?) sur les écritures ordinaires se rapprochent des miennes, lui sur l'époque contemporaine, moi sur le Moyen Âge- a convoqué une tripotée d'historiens contemporanéistes autour d'un dossier d'archives acheté sur un marché aux livres anciens à Paris. Une centaine de feuillets de la fin du XIXe s à 1944, un dossier intitulé d'un coup de crayon "Procès Bertrand" par un archiviste (?) sur la liasse. Des bribes de vie éparses, jetées çà et là sur des feuilles: des morceaux de la vie de Joseph Daniel Bertrand, banquier à Lille dans l'entre-deux-guerres, autour d'un procès qui le voit condamné pour faux et fausse dénonciation d'un ex-gendre notaire. Celui-ci, divorcé de la fille de Joseph Daniel Bertrand, est accusé par une lettre "anonyme" d'être un margoulin en affaires. Cette lettre serait-elle de la plume du banquier Bertrand? Des graphologues, experts en écriture, archivistes paléographes pensent découvrir le pot-aux-roses. Le dossier tourne autour de cette histoire, il émane de Joseph Daniel Bertrand.

L'autre dynamique du livre, la principale, consiste en la mise en place d'un cadavre exquis par cinq historiens qui s'emparent chacun du dossier, l'analysent chacun de leur côté puis se retrouvent pour s'exposer les uns aux autres le  fruit de leurs réflexions, en une sorte de jeu, confrontant et croisant leur vision du dossier, leurs interprétations du donné historique. Exercice étonnant, d'autant plus que les présentations des différents historiens se succèdent, hachées, coupées et entremêlées par un hasard organisé. Un jeu, mais aussi un révélateur de la polyglossie des chercheurs, dont les résultats sont non seulement différents dans les interprétations, mais aussi dans la compréhension littérale des documents, révélant de mauvaises lectures, des raccourcis problématiques. Il en ressort que notre métier d'historien reste un art, où la précision de vue et d'analyse joue davantage qu'une application de techniques critiques toutes faites ou qu'une réflexion interprétative « siouxe ». En d'autres termes, lorsqu'on descend dans les caves des archives, lorsqu'on malaxe les sombres substances des sources, une bonne vue d'entomologiste à la Jünger vaut mieux qu'une échelle anthropologique ou philosophique pour prendre un point de vue de Sirius.

Les fondements historiques: un dossier d'archives. Comment le justifier? On sent, dans les propos de la bande de contemporanéistes, beaucoup de gêne ici ou là: certains ont vu d'autres sources "en plus", d'autres se sont tenus à ce dossier seulement. Le point de vue du médiéviste est plus optimiste: jouez le jeu jusqu'au bout, sans inquiétude ; s'en tenir à un seul dossier introduit une sorte de correction nécessaire, typique des autres périodes. Le médiéviste se plait à rêver: avoir un seul dossier comme celui-là pour un homme quelconque en plein Moyen Âge…  C'est peut-être là qu'un médiéviste aurait été utile dans le groupe. Pour encore mieux appréhender le métier d'historien, se limiter au point de vue du contemporanéiste n'est pas satisfaisant. La vista du médiéviste aurait été intéressante, pour sa différence!

Fascinantes aussi, les questions que se posent les chercheurs-auteurs face au dossier "Bertrand". Certains voient là un dossier compilé en raison du procès ; d'autres encore un dossier mis en place par Joseph Bertrand pour laisser une trace historique sous forme d'éclat, brillante. Personne ne s'est-il posé la question de l'origine du dossier? D'où le tenait le vendeur du marché aux livres? Vient-il des archives d'un avocat parisien? Ou des archives propres de Joseph Bertrand, montées de la province? Il ne serait pas étonnant qu'il s'agisse des seules archives personnelles survivantes de Joseph-Daniel Bertrand, rassemblées par lui-même comme pièces essentielles par leur auteur-producteur, ce qui expliquerait leur caractère composite, avec comme nucleus le procès, mais aussi bien des pièces sans rapport direct, comme des poèmes ou des baux du dernier tiers du XIXe s. Pièces "essentielles" pourquoi? Probablement pièces "officielles", qui composent juridiquement sa personne et son histoire. L'objectif de Joseph fut-il de mettre en valeur sa personne dans un dossier "mémoriel"? Je ne le pense pas: le statut de ces archives-là, rassemblées après-coup ou peu s'en faut, n'est pas d'être "publiées", elles restent comme documents du quasi for interne. Ce dossier d'archives serait plutôt le lieu documentaire ultime de Joseph Daniel Bertrand, son espace écrit personnel, le définissant le mieux in fine, composé par lui-même non pas pour la postérité, mais pour lui-même, comme une sorte d'auto-testament.

Fascinante aussi, la réflexion sur le faux que l'on lit sous la plume des historiens contemporanéistes, qui comme monsieur Jourdain font de la diplomatique sans le savoir, mettant en avant la fonction du faussaire "professionnel". Les graphologues repèrent les traces de faux et le dénoncent… Joseph Daniel Bertrand, lui, dénonce les graphologues: le faussaire est un professionnel qui a évidemment tout fait pour que ce faux paraisse provenir de sa propre plume à lui, pour qu'il soit accusé de ce faux…

Bien des choses à en dire encore de ce petit livre, qui mérite d'être médité par la communauté historienne. La dernière leçon: jusqu'ici, les médiévistes tenaient le haut du pavé en matière de réflexion sur la critique historique. Les historiens contemporanéistes montrent une fois de plus qu'ils jouent dans la même cour et méritent aussi les places d'honneur. Il serait plus qu'intéressant: essentiel même, pour la discipline historique, que les spécialistes des différentes périodes collaborent davantage dans cette voie.

Notes

1Artières P., Demartini A.-E., Kalifa D., Michonneau S., Venayre S., Le dossier Bertrand. Jeux d'histoire, Paris, 2008 (ISBN 978-2917217-01-6). Déjà analysé dans la Fabrique de l'Histoire ce vendredi!

Historiographie, émotions: « Ecrire l'histoire »

Une nouvelle revue d'Histoire vient de naître, à la croisée du « grand public » et du monde scientifique: Ecrire l'histoire, avec comme sous-titre: Histoire-Littérature-Esthétique. Qu'une nouvelle revue sorte dans un contexte troublé comme le nôtre est déjà remarquable en soi ; mais les caractéristiques natives de l'objet le rendent encore plus admirable: outre les qualités de mise en page (un beau format « carré », un beau papier, des illustrations -un peu faibles cependant-, une mise en texte originale), la revue se distingue par son objet: l'Histoire telle qu'on l'écrit. Dirigée par des littéraires, elle associe historiens et spécialiste de la littérature ou de l'image ; elle couvre toutes les périodes. L'histoire telle qu'on l'écrit: cela signifie l'historiographie, à toute époque -et on y lit déjà de belles contributions sur la naissance de l'Histoire comme science au XIXe s.

Le premier numéro démarre fort, avec comme thématique centrale les émotions telles que transmises dans le récit historique. Les émotions sont un objet d'interrogation sociale (voire sociologique) relativement neuf, largement dominant dans le discours contemporain, : il suffit de renvoyer à une de mes vieilles notes et à l'ouvrage de Christophe Prochasson pour s'en rendre compte, s'agissant des émotions qui déforment la vision de l'historien. Mais les émotions sont aussi un objet à étudier, un objet d'Histoire en soi. Les anthropologues s'en étaient déjà emparé ; les historiens tentent de les comprendre, de cerner leur rôle à toute époque comme moteur ou comme déclencheur, mais aussi leur historicisation, c'est-à-dire leur ancrage dans un contexte historique. C'est une thèse importante que quelques historiens commencent à soutenir avec efficacité: chaque époque, chaque espace géographique, chaque milieu social induit un registre d'émotions spécifique, plus ou moins comparable avec le nôtre, mais pas nécessairement -et, pour le Moyen Âge, on lira avec intérêt la recension d'Agnès Graceffa à propos de l'ouvrage de Barbara Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages. Les émotions varient avec le temps, les lieux, les personnes: avec le contexte historique. Ici, les émotions sont traitées dans le cadre de l'historiographie: Saint-Simon usant des émotions dans ses écrits ; Daumier dans ses caricatures ; la mort de Charles le Téméraire ressentie dans les tableaux historiques pompiers du XIXe s.  ; les émotions au centre du métier de l'historienne qu'est Arlette Farge…

C'est une belle initiative que cette nouvelle revue. Puisse-t-elle rapprocher le « grand public » des historiens du sérail autour d'un objet à la mode, à l'instar du méta-journalisme ou du méta-blogage: l'historiographie ou l'art de la méta-histoire!