Quelques heures avant que tout change et que rien ne change, je me plais à écrire à propos de tout autre chose, à propos d'un problème essentiel, qui passe dix kilomètres au-dessus de la tête du citoyen lambda et neuf kilomètres virgule quatre-vingt-dix-neuf au-dessus de la tête des collègues historiens: le piège terrifiant des lois mémorielles. Ces lois furent mises en place d'abord pour contrer les révisionnistes à la Faurisson, rapidement mises en cause par les historiens sous le prétexte que la porte est alors ouverte au contrôle du législateur sur ce qui peut être dit et commenté et ce qui ne souffre aucune discussion. Les lois mémorielles décideraient donc qu'il y a une vérité d'Etat: ce n'est pas une vérité historique, mais une vérité mémorielle. En d'autres termes, nul ne peut contester la pertinence du souvenir de la Shoah. Soit. Il s'agit de souvenir, de mémoire à honorer, de travail de mémoire, on nous l'a assez répété. Soit. Ajouter à cela que la mémoire se crée en raccrochant le passé au présent, joue sur le registre du sentiment, sur le pathos ; ajouter à cela qu'elle est est donc brûlante et aiguisée comme une guillotine de Robespierre. Soit, c'est « culturel ».
Mais le risque est de confondre histoire et mémoire. La mémoire, vous la créez, je la crée, nul besoin d'être historien pour la mettre en oeuvre: les groupes de pression de tout acabit s'en chargent ; l'Etat et les collectivités territoriales les suivent, parfois un peu servilement. L'histoire, c'est l'affaire des historiens, professionnels ou non, mais rompus aux techniques scientifiques de la critique historique, soucieux de démêler le vrai du faux, d'extraire de la gangue des sources enchevêtrées des parcelles d'un passé qu'ils tentent de comprendre le mieux possible, le plus objectivement qu'ils peuvent. Pas de sentiment (normalement), pas de pathos (habituellement), pas de prise de position pour ou contre les protagonistes (enfin, on devrait), un souci de comprendre « comment ça s'est passé vraiment » comme disait le vieux von Ranke1.
Et alors? Qu'est-ce que risquent les historiens avec les lois mémorielles, demanderont les citoyens perplexes face à ce qui semble être une réflexion corporatiste de la part des chercheurs de métier ? Nous ne risquons pas grand'chose personnellement -c'est la société qui prend des risques. Le risque de se voir imposer des Vérités dans des livres, des manuels, via les medias -mais des vérités à l'estomac, que l'on ne puisse plus discuter sans risquer d'être poursuivi pour révisionnisme. Attention, ce ne sont pas des Vérités historiques qu'on vous imposera (y en a-t-il?), mais des Vérités de mémoire, que l'on assimilera par un tour de passe-passe aux vérités historiques. Par exemple: mettre en doute l'existence d'une « église » cathare, de communautés cathares structurées est déjà délicat. Les pro-cathares du Languedoc, pétris de la mémoire de leurs soi-disants aïeux « cathares », se lèvent, vous jappent au visage. Je connais des collègues que l'on a traité de révisionnistes pour avoir mis en doute le discours mémoriel relatif au catharisme, les récits larmoyants et aux « fameux » châteaux cathares dont les ruines sont postérieures de plusieurs siècles aux événements. Cette mémoire-là n'est pas de l'histoire ; l'histoire doit rester libre. Sinon, bientôt, on vous servira des manuels d'histoire peut-être conforme aux résultats des historiens, mais peut-être non… suintant de toute façon le politiquement et socialement correct.
Je ne dis pas qu'il n'y a pas des « mémoires », qu'elles ne méritent pas respect voire défense. Respecter les victimes de la Shoah ou des génocides récents: ça ne se discute pas. Il y a des mémoires qui ne souffrent pas de discussion. Mais il y a des mémoires reconstruites, mises en scène, qui travestissent l'histoire, qui se déguisent en histoire pour mieux s'imposer, pour mieux imposer des intérêts partisans. Et ça, ce n'est pas démocratique.
Pierre Nora, l'homme des Lieux de mémoire, était le mieux placé pour réagir à ces outrances. Son petit livre sur Liberté pour l'histoire, court et percutant, doit être lu. Je me réjouis de le voir sollicité par Xavier Darcos, lui répondant et réagissant avec pertinence et détermination contre les lois mémorielles. L'historien garde sa place dans la polis.
Notes