Addis-Abeba. Diplomatique tout-terrain 3: respirations

Addis-Abeba, jour 3. Le workshop sur la publication électronique des archives manuscrites éthiopiennes bat son plein. Vrais échanges, vraies angoisses, remises en question, à coup d'Ouzo éthiopien ou de bouteilles de bière des brasseries locales.  Si on m'avait dit qu'un jour, je viendrais réfléchir à l'encodage XML en TEI à Addis Abeba… Moments heureux d'échange, mais aussi un peu difficile pour moi, qui ne suis ni expert TEI ni chercheur sur les archives éthiopiennes. Je suis donc ici un peu « hors-bord ».

Rafraichissements intellectuels: entre la TEI, Oxygen, la Charter encoding initative de München qui nous re-préoccupe, la critique historique et textuelle… je me revivifie intellectuellement au soleil d'Ethiopie.

Climat extraordinaire: chaud et doux pendant la journée, avec un soleil sévère mais pas impardonnable, frais la nuit. Il faut s'habituer à la vie de nos arrière-grands-parents, avant que l'électricité, la lumière artificielle, la télévision, le développement de la vie nocturne n'aient dévalorisé le jour et nous aient ouvert la nuit.

Depuis le début du séjour, nous sommes accueillis pour les travaux dans les locaux du centre français d'études éthiopiennes merveilleusement paisibles, dans un petit espace arboré, dans de petits bâtiments du XIXe s.

Je ne pourrai plus écrire avant mon retour: dès demain, plus de web. Personne en Europe ne peut imaginer la terrible fragilité et l'extrême lenteur de l'Internet en Ethiopie. C'est ici que l'on se rend compte du phantasme occidental d'un réseau mondial, d'une communication totale: la « globalisation », la « mondialisation » me semblent des concepts un peu éloignés de la réalité éthiopienne.

Addis-Abeba. Diplomatique tout-terrain 2: révélations

Addis-Abeba, jour 2. J'ai bouclé la présentation de Telma et de ce que je pense être les Digital Humanities. On a fait un tour de table des corpus. On sent bien que rien n'est établi du point de vue typologique… cartulaire, manuscrit, copie, original, archive: on est en pleine redéfinition. Merveilleux, par rapport à mon Moyen Âge occidental où nous sommes souvent pieds et poings liés, coincés par de vieilles typologies. J'ai donc toujours le même sentiment qu'hier: le jeu est complètement ouvert, la discipline est ouverte et les concepts ne sont pas figés. Il y a quand même des difficultés humaines: chaque chercheur a quand même son propre canevas, son paysage intellectuel formé. Il faut donc convaincre et rassembler.

Addis Abeba. De la poussière, des bidonvilles, des hôtels sortis de terre comme des ossements décharnés, des routes écorchées, comme dynamitées. On dirait une ville bombardée, une ville de réfugiés. Une ville comme fantôme hantée par des milliers de réfugiés. Et en même temps, une ville vivante, grouillante, riante, chaude et lumineuse.

Le soir même, diner au restaurant de l'hôtel Addis View, une sorte de grande boîte en béton posée verticalement sur le sommet d'une colline pelée: nous sommes quatre, dont le professeur K., avec sous nos pieds les pâles et rares lumières de la ville qui tombe en catalepsie d'un coup une fois la  nuit venue. Le professeur K., brillant philologue allemand, me convainc une fois de plus que les spécialistes de la langue et des textes sont parmi les meilleurs connaisseurs de l'histoire des hommes: ce sont eux qui en parlent le mieux, le plus profondément. Le monde sémitique, la LTI, le Coran, le destin actuel de l'Ethiopie…

Un des Tischreden le plus impressionnant pour moi: l'importance de la faim de terres (et d'eau) de ces pays émergents. Il faut des terres (et de l'eau) pour la culture et pour l'élevage -et donc des pays voisins comme l'Arabie achètent de grands domaines en Ethiopie comme base arrière d'élevage et de culture, afin d'importer les produits pour eux-mêmes. C'est en se rendant compte de cet extraordinaire enjeu que constitue la chasse aux terres que l'on comprend leur constante mise en  mouvement au fil du Moyen Âge, comme enjeu de pouvoir parce que enjeu de survie. La place essentielle du marché de la terre dans la documentation comme dans la vie du Moyen Âge me saute plus clairement aux yeux. De l'importance des autres regards, du point de vue de Sirius.

Addis-Abeba. Diplomatique tout-terrain.

Addis-Abeba, jour 1. Arrivée hier matin dans un état second. Le sol rouge et vert avec des inclusions jaunes, vu de l'énorme Boeing, ne me rappelle pas Hugo Pratt, je suis trop loin de l'Abyssinie, de l'Ethiopie du sud. Un peu dommage, mais je ne suis pas ici pour marcher dans les traces du vénitien.

Alors, pourquoi l'Ethiopie? Il y a un an et demi, j'ai eu des contacts avec des chercheurs qui venaient de monter un projet sur les cartulaires éthiopiens, des manuscrits du second millénaire et surtout d'entre le XVIIIe et le XXe s.. L'objectif était de préparer une édition électronique dans Telma. Mais très vite, j'ai flashé sur la thématique… Jusqu'ici, la démarche d'anthropologie historique pratiquée par les historiens est relativement artificielle. Mais très à la mode! Des dizaines d'historiens, vecteurs de la vraie intellectualité « à la française » (en français dans le texte), font de l'anthropologie historique: ils citent à l'envi le vieux Jack Goody-Goody, l'immortel Levi-Strauss ou encore ce bon Maurice Godelier et parlent leur langage ésotérique. Mais combien ont réellement touché à ces autres cultures, aux sources au-delà de la Méditerrannée? Ce n'est pas une vraie critique, plutôt une constatation. Et j'excuse mes collègues, évidemment: pour faire de l'anthropologie un peu plus sur le terrain, il faut en avoir les moyens et l'opportunité. Et les moyens, j'en ai quelques-uns, via ce groupe de recherche Zegra Nagar destiné à mettre en valeur une partie considérable de la documentation ancienne éthiopienne, surtout des archives de la pratique. Les collègues de cette ANR m'ont demandé de venir parler de mes expériences de médiéviste-diplomatiste-occidentaliste ici-même. En retour, j'apprends la diplomatique éthiopienne.

Elle est encore embryonnaire, mais on sent un potentiel terrible. J'ai un peu l'impression d'être à la place des premiers médiévistes des années 1850-70 ouvrant des dossiers encore poisseux de la poussière du XIIIe s. dans les dépôts d'archives français déserts et non inventoriés. Soyons honnêtes: je ne pense pas que je deviendrai spécialiste de ces documents, même si j'en ai bien envie. Il faudrait reprendre tout, apprendre le ge'ez, venir travailler ici des années durant. Mais quand bien même, ma vision occidentalo-centrée se nuance. Et ça, c'est bien.

Vers l'HDR et au-delà!

Ecrire à nouveau ici. Après une rentrée terrible, sur les chapeaux de roue. Sur mes vacances d'été, j'avais promis quelques mots. Je ne sais pas si je pourrai…disons que je les garde en réserve.

Pourquoi n'écris-je plus, une fois de plus? Le blog a été littéralement soufflé par tout le reste. Est-ce cela, devenir un historien adulte? « Tout le reste ».  Oserais-je vous parler des réunions multiples où mes collègues s'évertuent à ne pas pouvoir dépenser l'argent qu'on leur propose… Ou encore des dix articles que je dois rédiger pour avant-hier et à propos desquels je rassure régulièrement les commanditaires: « tout va bien, c'est commencé, j'avance bien, je devrais terminer la semaine prochaine, ou en tout cas bientôt »… Ou encore de mes (ir)responsabilités diverses et multiples? Ou encore cette habilitation à diriger les recherches qui fait mes joies et surtout mes nuits depuis maintenant quelques mois, et plus particulièrement depuis la rentrée.

L'habilitation. Le sésame. Le graal. L'eldorado. Le bonheur ultime. Pour aller au Fouquet's, pour avoir mes deux ou trois Rolex, pour enfin acheter mon gros 4X4 Mercedes que je rêve de garer avenue d'Iéna.

Comment, je ne suis pas crédible, là, dans ces dernières lignes?

En attendant, même si cela ne me sert à acheter qu'une seule Rolex (une demi? un quart?), je compte bien la boucler, cette HDR. C'est le défi scientifique dont je rêve depuis des années. J'en ai peaufiné le sujet, c'est le mien, à personne d'autre, je l'ai préparé, diffusé, je l'ai balisé. Les sources basiques sont déjà dépouillées, à Arras, à Lille, à Paris. J'ai lu les travaux essentiels. Je me sens prêt, chaud-bouillant. Mon moral est d'acier. Je sais que j'y passerai encore des jours et des nuits, que je vais morfler pendant les mois qui viennent, mais c'est mon habilitation. Elle n'est à personne d'autre.

J'ai donc tout abandonné pour me consacrer à ce Grand-Oeuvre. Enfin, à peu près tout. Je pars en Ethiopie lundi soir. Un dernier colloque, le baroud d'honneur. Un vrai colloque, tout particulièrement autour des cartulaires éthiopiens. Je n'ai jamais refusé un bol d'aventure. Je vous en dis plus sous peu. J'espère pouvoir bloguer de là-bas…