Cela fait déjà sept jours que j'ai retrouvé le sol de la République. Sept jours depuis une expérience intellectuelle et humaine hors du commun. Et sur le chemin du retour, dans le Francfort-Paris surchauffé et plombé de pingouins teutons en chemin vers le bizness de la capitale, j'ai appris, au détour de la « une » des journaux polyglottes brandis par mes compagnons de voyage, que Claude Lévi-Strauss était mort. Ce n'est pas la première fois qu'une lumière du monde intellectuel de ma jeunesse étudiante disparaît pendant que je cours le monde. Déjà, il y a plus de dix ans, j'avais appris la mort de Georges Duby alors que je faisais mon premier voyage de travail scientifique à Paris, logé par le père Gy chez les Dominicains de Saint-Jacques. Un premier voyage initiatique parisien et un maître trop tôt disparu -même s'il est de bon ton de moquer et dédaigner les travaux de Duby maintenant, oubliant un peu trop vite que derrière ses raccourcis, il y avait une extraordinaire audace intellectuelle.
Ici, c'est Levi-Strauss qui quitte la scène. Il meurt comme un dieu, dans le fracas et contre le temps, puisque la nouvelle n'a été jetée en pâture aux hyènes des agences de presse que ce lundi, trois jours après -pourquoi trois? Levi-Strauss, presque dernier grand monument du panache intellectuel français des années soixante – soixante-dix. Inutile ici de reprendre les grands lamentos des journaux ou de déballer le curriculum vitae du centenaire: d'autres l'ont fait. Je voudrais juste insister sur une constatation personnelle: Levi-Strauss a en quelque sorte « créé » le concept de mythe auprès du grand public intellectuel. Mais il n'a pas fait que le créer. Il est DEVENU son objet de recherche. Cela fait pratiquement cinquante ans que les chercheurs redécouvrent Levi-Strauss, s'en emparent, tuent le père et mangent son coeur structuraliste pour mieux le recréer au prochain livre qu'ils commettent. Levi-Strauss, pour les intellectuels, était déjà un mythe depuis longtemps. Mais avec son centenaire -quoi, l'éternité?-, surtout avec sa mort, il devient un mythe national. C'est lui, le grand démiurge, le créateur des tropiques, de ce monde cru qui est maintenant cuit, recuit et parfois trop cuit, le monde des autres cultures oubliées.
Redécouvrir vraiment l'autre culture: je lui devais cette inclination vers ces mondes oubliés, anciens et présents, du moins sur le terrain de la théorie et donc de l'envie. Grâce à mes amis éthiopianisants, j'ai eu un premier contact physique avec l'autre culture: cela a été comme si tout d'un coup, mes chartes et mes chroniques médiévales prenaient vie. L'autre n'est plus seulement imaginé: il est vraiment, là, devant nous. J'ai le souvenir extraordinaire, en visitant un fermier éthiopien à Anko bär, d'avoir découvert -avec Anaïs et les autres- au fond d'un placard ses cahiers de comptes, ses livres d'écolier, un bout de papier attaché avec une ficelle, comme scellé en lettre close. Et là, pénétrant ainsi qu’un voleur dans l'intimité de cet homme appliqué aux écritures, je l'ai imaginé comme un de mes hommes du Moyen Âge, plongé dans la nécessité de l'écrit: un de ces hommes qui peuplent mon mémoire d'habilitation était là, devant moi. J'ai eu toutes les peines du monde à ne pas saisir et emporter un bout de papier abandonné sur le sol: il m'aurait fallu une preuve, tangible, visible, de cette réalité incroyable. J'ai tant appris en quelques jours.