Ayant, comme tout chercheur en sciences humaines qui se respecte devrait le faire, entrepris la lecture du triptyque « Faire des sciences sociales » de l’EHESS, j’ai été sensible à l’article de S. Chalvon-Demersay, La part vivante des héros de séries: elle y montre combien les rapports entre la réalité et la fiction sont de plus en plus intriqués dans notre société pétrie de culture télévisuelle1.
Le rapport à la fiction est une constante dans toute société, ancienne comme moderne. La question que nous devrions nous poser, historiens, est celle du statut de la fiction. Cette assimilation au héros de série bien présent dans nos vies, cette fusion si tentante avec le milieu dans lequel gravitent les personnages de fiction qui enluminent nos soirées sont effectives. L’Angleterre du docteur Who, le Princeton Plainsboro Hospital du docteur House, le Quai des Orfèvres du commissaire Cordier2 sont des lieux où nous sommes tellement à l’aise : nous nous verrions bien vivre dans ces maisons cossues à pans de bois des quartiers bourgeois américains des Desperate Housewives. Tellement à l’aise. Le mélange des genres est total, Sabine Chalvon-Demersay le montre fort bien. Un mélange dans le bon sens comme dans le plus terrible.
Il y a quelques jours, le 20 novembre, une série d’images effrayantes ont été mises en valeur par certains tabloids anglais : on y expliquait comment des membres du Hamas auraient pris sur le fait et exécuté six espions à la solde d’Israël, à Gaza, et on y montrait, avec force photos, comment le cadavre de l’un d’entre eux avait été traîné à l’arrière d’une moto dans la ville. Je ne commenterai pas les faits, mais plutôt la manière dont ils ont été présentés. Le Mail Online, la version web du Daily Mail britannique, est un des seuls à présenter en long et en large ce sinistre cortège en insistant dès le titre sur le « motorbike gang » qui s’est chargé de cette besogne3. Embrayant immédiatement, le site web pour motards « Hell for Leather » 4, américain, présente les choses de manière fort inattendue, en comparant avec « ce que feraient » les héros de la série télé américaine Sons of Anarchy. Cette dernière raconte les exploits immoraux et désespérés d’une bande de motards américains dans une petite ville perdue, trafiquants d’armes, englués dans une violence qui les dépasse, justiciers bordeline au vague service de leur petite ville. Le motard journaliste américain qui a rédigé ces lignes a immédiatement fait le rapport tout en distinguant de suite non pas la réalité et la fiction mais la réalité et l’image, image and reality. Et d’insister : non, ce ne sont pas Danny Trejo et Ron Perlman, les acteurs de la série, qui sont sur ces motos… Notons tout de suite que le journaliste ne cite pas les personnages mais les acteurs : on confirme ici ce que nous disait Sabine Chalvon-Demersay, insistant sur la confusion entre l’acteur et le personnage joué et introduisant un nouveau flou dans la réalité.
« If this were a western action movie, the guys on the bikes would likely be Danny Trejo and Ron Perlman, the bikes would be Harleys and the people being dragged would soon be avenged by some square-jawed hero. I use this not to make light of the situation in Palestine, but instead to illustrate the disparity between image and reality. There’s places in the world where people actually use bikes to do bad things and those people and those things don’t necessarily look like what we expect them to. The idea of dragging bad guys through the streets behind motorcycles is also likely one disseminated or seeded by western media »5.
Le journaliste moto, qui voulait faire la part des choses, montre plutôt combien le rapport entre la réalité et la fiction est ici complètement mêlé : d’un côté, des héros comme les motards des Sons of Anarchy, au comportement violent mais moralisé. De l’autre des « gens », people, qui font des bad things. Le fait que les Sons soient des personnages de fiction n’est pas envisagé. Ils représentent une forme de « bonne » violence vécue et moralisée. De leur côté, les « autres » ont pu être influencés par les western media (on notera qu’on ne parle pas de movies.). Plutôt qu’un enième choc des civilisations, le journaliste nous montre un monde complexe où les personnages de fiction se confondent avec le monde « réel ».
Ce rapport à la fiction, cette complexe confusion sont-ils des créations de notre monde contemporain ? Peut-être que oui. Mais pourquoi ne pas nous pencher sur nos vieilles sources fictionnelles du Moyen Âge, de l’Antiquité, en les analysant avec ce regard ? Et si les Vies des saints médiévaux, dont un des mes maîtres, Guy Philippart, avait bien insisté sur le côté fictionnel du genre, destiné aussi à plaire et à amuser, étaient aussi à lire en ce sens ? Ne trouve-t-on pas, au fil de ces sources médiévales, des traces de ce mélange constant entre ces personnages plus ou moins légendaires, plus ou moins fictionnels, et la réalité ? Certes, la dévotion est un grand adjuvant, mais n’y retrouve-t-on pas les mêmes mécanismes de foi et d’adhésion à des personnages virtuels que les nôtres ? Face aux documents hagiographiques, les historiens ont voulu « rationaliser » nos hommes du Moyen Âge : ils nous expliquent que certains ont nécessairement dû prendre leurs distances par rapport aux saints plus ou moins légendaires et plus ou moins miraculeux ; que d’autres ont été victimes de leur naïveté et manipulés par une institution ecclésiastique sans scrupule. Vraiment ? Vraiment critiques ? Vraiment naïfs ? Et s’ils avaient été simplement bon public… eux aussi ?
Notes