Les changements de cap sont toujours délicats. Tout motocycliste sait qu'un carrefour, un rond-point est souvent couvert d'huile, de diesel, de graviers et gravillons : mal négocié, trop vite abordé, c'est la chute, sans pardon.
Il y a quelques mois, j'ai pris une des décisions les plus importantes de ma vie professionnelle : je me suis engagé dans la vie universitaire. Après une douzaine d'années passée au service de la recherche fondamentale au CNRS, j'ai demandé, obtenu et accepté la mission d'enseignant à l'université. Depuis déjà quelques années, je sentais monter au fond de moi, de plus en plus nettement, fortement, irrépressiblement, le besoin de dire ce que je sais et ce que je ne sais pas. Être chercheur ne me suffisait plus, il me fallait agir. Je me suis engagé dans la direction d'opérations, d'équipes, de projets, de labos même : toujours par soif d'agir, de dire, de construire. J'y ai pris grand plaisir et je n'en suis pas sorti. C'est bien ainsi.
Cette marée de responsabilités, montant au galop, m'éloignait du rivage, du solide matériau de la recherche, des hommes des temps anciens. Elle me poussa au large, dans la tourmente des tempêtes administratives et financières, là où les éclairs blessent plus qu'ils n'illuminent votre ciel intellectuel. Tristement, j'ai fermé la porte du blog, j'ai tenté de laisser entr'ouverte le portail de la recherche, vaille que vaille. J'ai beaucoup appris, dans l'oeil des cyclones. J'ai aussi compris que tout cela allait trop vite. La haute mer, on peut s'y risquer que si on n'oublie jamais ce qu'est la terre ferme. J'ai décidé de me rapprocher du rivage. D'apprendre à nouveau, humblement, pour ne pas me perdre au Cap Horn. Pour rivage, j'ai choisi le pays de l'université. J'ai choisi une des meilleures universités européennes -ou plutôt c'est elle qui m'a choisi : qu'on me pardonne l'orgueil de ces mots, mais c'est moins à moi que je destine le compliment qu'à ma nouvelle alma mater néo-louvaniste. Elle le mérite bien.
L'université, pour apprendre, dans tous les sens du mot maltraité. J'enseigne et j'adore ça. Il me faudra encore m'améliorer, évidemment, mais je suis immensément heureux. L'appel de la haute mer reste, mais le contact avec la terre ferme me rend plus fort. J'ai compris que j'étais à ma place au fur et à mesure que le semestre -ou le quadrimestre, comme on dit là-bas- avançait. J'ai maintenant une vision de l'histoire qui dépasse largement les limites de mes propres recherches, je prêche aux étudiants l'audace que j'ai toujours promue, avec plus d'ouverture encore. C'est au cours des travaux que les échanges se construisent surtout. L'université belge encourage l'apprentissage de la recherche pour les étudiants dès les premières années de licence (ou « baccalauréat »). La troisième année, ils se confrontent à un travail de recherche personnelle, dans lequel ils découvrent l'histoire telle qu'on la fait. L'enseignant les encadre, les guide, les ouvre à un thème, aux sources, aux méthodes,à l'écriture, à l'exposé.C'est le « séminaire ». Cette année, je l'ai consacré à « l'inquisition » dans le Sud-Ouest, au travers du Livre des Sentences de Bernard Gui. A ma grande joie, leur engagement a été réel, fort. Ils ont dépassé les idées toutes faites, reçues et colportées dans la basse littérature moyenâgeuse, ils ont combattu les poncifs de la mémoire de bas étage : ils ont construit des problématiques neuves et originales et se sont emparé des sources, latines dans le texte comme traduites. Leur audace intellectuelle m'a agréablement surpris. Faussement caché derrière mon pseudo, je leur dis ma gratitude et mes encouragements. C'est comme ça que je rêvais d'enseigner l'Histoire.