Le passage des géants. In memoriam Philippe Godding

Philippe Godding est passé de l'autre côté le 11 juillet. Je ne l'ai appris que voici quelques jours, malheureusement. Je le connaissais un peu personnellement, beaucoup scientifiquement. Et c'est parce que je le connaissais que j'ai décidé de laisser une trace de ma reconnaissance sur la toile.

Je l'ai rencontré personnellement il y a 25 ans et scientifiquement 5 ans plus tard. L'homme m'avait impressionné, une personnalité forte, droite, au regard clair. Son travail m'avait subjugué. Avec lui, disparaît un très grand historien du droit médiéval, probablement le meilleur historien du droit médiéval en Belgique. Ce n'était pas un de ces juristes perdus dans les textes et loin des manuscrits: il connaissait les chartes, les registres, les cartulaires. Proche de la diplomatique et des pratiques de l'écrit, il a réussi notamment à comprendre et à expliquer les techniques du droit "privé" médiéval, dans ses spécificités régionales voire locales, dans toute la complexité des époques1. Je l'admirais alors, entre autres, pour sa vision génialement claire des procédures d'arrentement et d'accensement: des procédures juridiques fondant l'économie et les structures sociales du XIIe au XVIIIe s. C'est le seul chercheur que je connaisse qui ait réellement compris les soubassements du système d'échange de biens et de constitution de revenus pour cette époque. Le seul -les autres historiens restant désespérément enlisés dans une historiographie désuète et anachronique. Paradoxalement, ses travaux n'ont pas réellement fait école, en tout cas pas assez à mes yeux. Trop juriste? trop belge, pas assez "français"? pas assez "historien" au "sens belge" d'il y a dix-quinze ans (et donc un peu cloisonné)?

Philippe Godding faisait du droit médiéval chevillé à l'histoire sociale avant que le droit médiéval ne revienne au devant de la scène, convoqué par l'anthropologie juridique. Je le voyais encore, ces dernières années, déambuler bras dessus, bras dessous, avec sa femme, sur la grand-place de Louvain-la-Neuve. Et je pensais alors à cet autre historien disparu depuis bien plus longtemps, Léopold Génicot, un autre géant, qui passait son chemin aussi, de la même façon, sur la même place. Ils sont passés mais je ne suis pas près de les oublier.

Notes

1Le droit privé dans les Pays-Bas méridionaux du 12e au 18e siècle, Palais des Académies, Bruxelles, 1987 (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-4°, 2e série, t. XIV, fasc. 1).

Proclamation

C’était il y a une semaine. Il a fallu le temps que je remette ces lignes sur le métier. Je les ai écrites de suite, mais je n’ai pas pu les sortir de suite, ce n’était pas le moment. Là, l’air chaud de la nuit aux odeurs de périphérique et de goudron chaud m’a poussé à les reprendre. C’est, à ce que j’ai compris en en parlant avec d’autres coreligionnaires, un sentiment commun que je décris ici.

Nous étions donc vendredi.  

C’est vendredi.

Le soir tombe, la ville s’engourdit. L’année universitaire se termine. L’étage, le couloir sont vides. Dehors, les étudiants s’apprêtent à fêter leur réussite ou simplement la fin d’un moment, le début d’autre chose, le début de l’été.  Dans mon bureau à l’université, que j’ai apprivoisé maintenant.  Que reste-t-il de cette année passée en cavalcade, à courir comme un fou, à accueillir, à recevoir, à donner, à me donner à fond dans chacun de mes cours, chacun de mes rendez-vous de travail ? Que reste-t-il  de tous ces moments passés à créer, construire ? Des noms énumérés sur des feuilles, tout à l’heure. Proclamations de résultats. Des visages qui se sont gravés avec une profondeur inégale sur le cylindre de cire qui me sert de mémoire : étudiants, collègues, amis… Des yeux, des voix.  Je ne pensais pas m’attacher si vite à tout ce monde, ni si fort d’ailleurs. Un an de ma vie qui a filé comme une étoile dans la nuit d’été.

Ce métier de professeur que j’ai endossé comme un costume magique peint sur le corps, je pense que je l’ai bien choisi. Ou plutôt qu’il m’a bien envoûté. Et ce vendredi-là, j’ai senti la douleur de l’enchantement, quand tout d’un coup, l’envoûté est retombé sur le sol, les yeux grands ouverts, dans le  silence assourdissant des couloirs désormais vides. Le sort était rompu pour quelques heures au moins.