Le vol du temps

Il est difficile de s’imaginer combien certaines vies s’emballent. La mienne a commencé à sortir de ses gonds voici trois ou quatre ans, quand j’ai accepté de devenir soutier en second (directeur adjoint) de l’extraordinaire laboratoire en sciences humaines et sociales dans lequel je m’amusais alors depuis dix ans.

C’est alors que j’ai découvert la nécessité de tenir (mieux) ses dossiers, de (vraiment) s’organiser, d’être encore plus sur le pont, encore plus disponible, encore plus au contact avec toutes les réalités, quitte à devoir lâcher la bride du cheval-recherche. C’est le temps de la gestion des milliers de dossiers Evernote et de l’agenda électronique surchargé, c’est aussi le temps des plannings sauvages, quand vous commencez les réunions, rendez-vous et autres activités à 9h et que vous terminez à 20h sans avoir eu le temps de dételer une seconde. Etrange satisfaction qui vous saisit quand vous vous dites en soufflant, dans le métro : « je ne sais pas ce que j’ai fait de ma journée, mais c’était bien parce que je n’ai pas arrêté de le faire ».

Je n’ai cependant jamais autant présenté de communications diverses, sur des sujets les plus généraux, été chargé d’introductions, de conclusions… que ces trois dernières années.

Etrange destin aussi, quand je suis parti dans l’Autre Monde, l’université d’abord, la terre des ancêtres ensuite, pour y reprendre une chaire qui m’importait, celle du Moyen Âge à Louvain. Etrange parce que mes journées sont aussi longues, mon Evernote aussi fébrile et mon agenda aussi débordant/débordé. Etrange parce que je continue à faire des introductions et des conclusions. Le parcours est plus exigeant car il y a l’enseignement -et cela, ça vaut bien une direction adjointe ou deux, en mieux, à coup sûr.

Etrange et surtout rageant. Je suppose que c’est cela, devenir adulte : être de plus en plus au service des autres et devoir abandonner ses libertés. Le temps m’est compté. On ne me le donne plus, comme à l’époque heureuse et créatrice de la thèse. Je dois l’arracher, le voler -et je le vole, parce que mes petites créations d’historien sont autant de recharges d’énergie nécessaires pour ne pas me déchirer le ventre sur les cailloux et pour m’élever un peu au-dessus de mes fichiers Evernote. Actuellement, je rédige un livre qui est à la fois un plaisir et un supplice : chaque ligne écrite me fait planer, mais elle me demande de terrifiants efforts d’abstraction des realia. Ici, je charge une note de blog que je rédige sur le pouce, entre deux paragraphes sur la gestion des espaces blancs dans les archives du XIIIe s. : une note de rien, tandis que j’en ai cinq autres bien plus sérieuses en préparation, dont les grandes lignes sont jetées dans le Thalys entre Bruxelles et Paris -mais il faudrait leur donner un tour final. Je compte sur ce nouveau « réamorçage de pompe ». Il y a tant à faire. Heureusement.