Quelque chose d’important vient d’avoir lieu, autour de l’édition critique et de la possibilité d’appliquer le droit d’auteur à celle-ci. Un jugement du Tribunal de Grande instance de Paris vient de débouter Droz dans une sombre dispute autour de la republication en ligne par Garnier de textes transcrits par « des paléographes » pour le compte de Droz1. Droz est débouté, entre autres et principalement au motif que les textes issus d’une édition critique de type lachmannienne ne sont pas couverts par le droit d’auteur. Le raison en est simple : comme une édition à la Lachmann veut s’approcher au plus près du texte original, de l’archétype, ce n’est donc pas une œuvre originale attribuable à l’éditeur en soi et le droit d’auteur ne s’applique pas à son œuvre. C’est bien le texte de l’auteur médiéval qui est donc édité, libre de droits, évidemment.
Calimaq puis Maïeul Rouquette (sans oublier François-Ronan Dubois) ont déjà très bien commenté le dossier. Mon propos ne sera pas, ici, de répéter tout ce qu’ils ont très bien dit : allez les lire ! Mais plutôt d’apporter quelques réflexions d’historien, de médiéviste proche des textes et de chercheur associé de près ou de loin aux Digital Humanities.
D’abord, c’est, qu’on le veuille ou non, une victoire pour l’édition critique à la Lachmann, d’une certaine façon, puisqu’un juge reconnaît que le fantasme de l’éditeur critique -disparaître derrière le texte excellemment reconstitué- est une réalité, au moins sur le plan juridique. On peut cependant se poser des questions sur la transposition de cette décision. OK pour les textes que le chercheur a voulu reconstituer tels que l’auteur original les a écrits. Mais ce n’est pas si simple si le chercheur suit la méthode de Bédier et décide donc de publier une version manuscrite spécifique, celle qui lui semble « la meilleure », sans pour autant oser affirmer que c’est la version originelle, celle de l’auteur premier.
On en revient à un concept essentiel qui n’a pas encore été abordé : qu’est-ce qu’un auteur -pas seulement à notre époque, mais au Moyen Âge lui-même ? Car si on suit en retro-engineering ce que nous dit le juge, le rôle des éditeurs critiques pour retrouver la version originale de l’auteur original est essentiel… Mais quid de la version transmise par des manuscrits ? Celle-ci étant manipulée, transformée par des copistes, elle ne serait pas nécessairement celle de l’auteur original ? Alors qui est l’auteur de ces textes copiés dans les manuscrits? Le copiste ?2 Et nous déconstruisons enfin ce concept d’auteur qui nous paralyse depuis le XVIIIe s. Il s’agirait de revenir plus amplement sur cette notion d’auteur, de la déconstruire à partir du Moyen Âge. Et cela tombe bien : c’est un des objets de recherche sur lesquels je travaille depuis quelques mois et qui va m’occuper pendant les années qui viennent, entre histoire médiévale et Digital Humanities.
Certes, beaucoup de mes collègues et amis éditeurs de textes sont dépités par cette décision de justice. Ils y voient tout leur travail jeté aux orties. La reconnaissance sociale dont nous avons tant besoin, la voilà bien mal en point, à première vue. L’éditeur critique n’existe plus, dissous derrière le texte et par l’auteur originel. En fait, il faut voir dans les conséquences de cette décision tout autre chose, au-delà de la reconnaissance d’une méthode critique. Nos textes anciens, si nous les laissons derrière des clôtures, seront de moins en moins lus ou traités (et c’est un prof de fac qui constate désespéré l’attrait -ou l’angoisse- des étudiants médiévistes pour les textes latins qui vous le dit). Il convient de les libérer au plus vite pour les intégrer dans le grand bain de l’open data. Pour qu’ils deviennent lisibles par le plus grand nombre, qu’ils soient traités par le plus grand nombre, tournés et retournés dans tous les sens, passés au crible des outils de lexicométrie ou de linguistique, peut-être même traduits, pour qu’ils deviennent une pièce indispensable de l’ensemble patrimonial du Moyen Âge. Et la seule solution est donc de les libérer de leur cadre restrictif éditorial (au sens de maison d’édition, ici).
Notre métier d’éditeur critique reste essentiel et sans tâche3. Ce que chaque éditeur critique peut demander, afin de rassurer l’utilisateur, le lecteur du texte (plus que l’ego de l’éditeur critique), ce n’est rien d’autre que ce que la plupart des licences de type CC prévoient : la citation de son intervention. Rien d’autre qu’une référence, comme nous en citons tous. Toutes les autres angoisses, y compris financières, sont déplacées. Le modèle ancien de l’édition critique uniquement sur papier, dans des collections canoniques, est plus qu’ébranlé. Comme de nouveaux modèles de publication de nos recherches sont en train de naître, de nouveaux modèles d’édition critique doivent être mis en place. Et par les chercheurs eux-mêmes. Sinon, ce sont les maisons d’édition qui s’en chargeront : Droz ou Garnier existent toujours…
Notes