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Avec le soir du 5 août 1914, c'est un autre discours bien plus effrayant que tient Martial Lekeux… La ville de Liège est située dans une cuvette et entourée de forts qui la défendent. Lekeux est monté à la citadelle, qui surplombe la cité. Il assiste à l'orage d'acier. C'est l'effroi, l'angoisse qu'on lit dans son texte, même s'il a été écrit longtemps après les faits (p. 32-34).
« Mélancolique, je m'installe sur l'escarpe et, accoudé à un canon, je regarde la nuit sanglante.
« C'est effrayant. Au delà de la ville, qui allonge à mes pieds, ses chapelets de lumières, d'autres clartés, sinistres, illuminent les hauteurs : tout un côté de l'horizon -un immense demi-cercle de vingt-cinq kilomètres- est embrasé. C'est le pays qui brûle, par villages entiers : partout les flambées montent en rutilants tourbillons ; et sur l'incandescence de ce monstrueux brasier, le ciel, plaqué de reflets, fait une voûte de feu.
« Sur ce fond de géhenne, les projecteurs des forts lancent leurs fuseaux de lumière blanche, qui tremblent, tournent, s'étirent dans l'ombre, rasant les croupes du sol, fouillant les replis, ou s'élancent dans le ciel comme des bras affolés qui entre-croisent leurs appels.
« Et tout le long de la ligne, formant une crête de flammes, les éclairs des canons, brefs et dansants, jaillissent, serrés, fiévreux, dans son rugissement.
« C'est l'étreinte. Cette ligne ardente, c'est la barrière jetée devant l'invasion grise. Elle est battue maintenant par les houles déchaînées qui montent… Saura-t-elle résister ? Trois cent mille ennemis marchent à la curée : et pour les arrêter, vingt-cinq mille hommes, disséminés sur une ligne trop longue, opposent leur sacrifice à la ruée sauvage. Ils sont un contre trois aujourd'hui, demain ils seront un contre dix… et puis ? Les Français arriveront-ils à temps ?
« Pourtant on tient […].
« On tient… Maintenant c'est vers le sud que la bataille s'allume. Elle s'étend, elle allonge ses grands bras : demain le cercle de feu se sera fermé sur nous.
« Vers le fort de Boncelles, à minuit, le hurlement grandit, la furie s'exaspère. Des essaims de shrapnells sillonnent la nuit rouge. Puis un roulement confus, comme un immense broiement, éclate et se prolonge. C'est l'assaut de l'infanterie : l'attaque forcenée qui recommence par là, en pleine nuit ».