Pourquoi toutes ces années de silence ? Je m’emploie à trouver mille excuses. Ce n'est pas difficile. En dix ans, ma vie a radicalement changé. Entre 2005 et 2015, j'ai réalisé beaucoup de rêves scientifiques et professionnels. Et surtout je me suis rendu compte que je pouvais faire bouger les choses, ou du moins y contribuer.
Parmi tous ces changements, sur lesquels je reviendrai pour la plupart, il y en a un majeur. Il tient à l'objet de ma recherche, qui a radicalement changé depuis les années 2000. Jusque là, j'avais réalisé l'essentiel de mes travaux autour de l'histoire du fait religieux médiéval : ainsi ma thèse sur les ordres mendiants à Liège aux treizième et quatorzième siècles. Mais déjà alors, à la fin du XXe s., entre les années 1995 et 2000, j'avais initié une réflexion sur l'écrit et notamment l'écrit d'archives, vu comme moteur et acteur de pratiques sociales, politiques et économiques. Nourri par les travaux de Guy Philippart, un de mes maîtres, j'avais, avec bien d'autres, envisagé que les écrits hagiographiques -et notamment les manuscrits qui les véhiculaient- pouvaient avoir un impact, un effet, une fonction très concrète dans les sociétés médiévales, qu'ils avaient pu stimuler une dévotion, dynamiser une économie ou conforter une position politique. Dans la suite de cette réflexion, je m'étais dit que les archives aussi pourraient être soumise au même traitement : que les documents diplomatiques pourraient aussi agir très pragmatiquement dans le monde, que les chartes ou les cartulaires pourraient avoir une véritable fonction sociale, religieuse ou économique1. Pour ce faire, il convenait de faire parler ces documents non pas tant quant à leur contenu mais quant à leur raison d'être et leur mécanique. Et ainsi, mettre en œuvre les techniques de la diplomatique, de la codicologie, de la paléographie… J'ai donc été un des premiers à étudier les documents d'archives de manière codicologique, dès ma thèse, où j'avais consacré un chapitre aux pratiques de l'écrit chez les frères mendiants2. J'ai prolongé cette réflexion par la suite et ai constaté avec plaisir que bien d'autres chercheurs se mettaient à cet établi, comme Pierre Chastang, avec le succès que l'on sait, à propos des cartulaires.
J'ai donc accumulé petites études sur petites études, analyses sur analyses, corpus sur corpus. Après avoir posé des jalons avec prudence parfois, avec témérité souvent, une vision globale de la question s'est imposée à moi, dans la ligne des travaux de Michael Clanchy : l'appropriation pratique de l'écrit connaît elle-même une évolution historique. Cette évolution n'est ni stable ni uniforme et connaît des temps d'accélération et de ralentissement au fil de l'histoire et notamment du Moyen Âge. Plutôt que focaliser sur les origines des grandes mutations, j'ai préféré concentrer mon regard sur l'appropriation de ces mutations par la société tout entière. Un moment important s'est imposé à moi : le basculement du treizième au quatorzième siècle, dans une région fiévreuse alors, à la lisière entre France et Empire, entre comté Flandre et royaume de France, entre duché de Brabant et principauté de Liège. Une révélation : ce moment d'appropriation, c'est surtout un temps où l'écriture devient commune, habituelle, ordinaire, où l'écrit devient si ordinaire qu'il est dorénavant une composante nécessaire d'actions techniques, de procédures juridiques, de constructions économiques. Des hommes et des femmes sortent des limbes de la cléricature pour devenir des techniciens arc-boutés sur la plume. C'est le temps des légistes, des comptables, des banquiers, des techniciens de l'économie, du droit ou de la politique. L'écriture est leur levier d'Archimède. L'écrit acquiert ici ses derniers galons, une reconnaissance publique, un statut d'autorité naturelle.
Commencée en 2005, mon enquête connaît un tournant maintenant, avec l'écriture et la publication il y a quelques jours de ce livre, entre synthèse, essai et monographie. Un jalon dans ma propre vie de chercheur. La suite est à écrire, et c'est bien ce qui me réjouit…
Notes