Terres Noires

Au départ du travail de l’historien, avant qu’il ne devienne un « travail », une recherche aboutie coulée sous forme de texte, une construction en meccano, où chaque vis est bien serrée au bon endroit sur la bonne languette de métal froid judicieusement choisie, avant tout cela, aux origines, il y a l’idée, l’intuition, le sentiment.

Je reviendrai une autre fois sur ces travaux d’historiens qui voudraient (re)devenir des oeuvres –c’est encore bien autre chose. Je reviendrai aussi ailleurs sur la quête des origines, autre obsession des historiens…

Ici, autre chose. C’est l’étincelle qui me fascine. Ce qui lance une recherche, le point de départ, l’intuition créatrice. L’étincelle qui met le feu à nos poudres: « oui, voilà ce que je dois tenter de comprendre, de révéler, d’expliquer, maintenant ». Nous, historiens, nous avons tous nos propres pierres à feu, nos briquets, qui allument l’incendie. Pour les uns, des lectures de travaux d’autres historiens ; pour d’autres, la contemplation des sources ; pour d’autres encore, des temps de méditation. Souvent, nous avons plusieurs briquets dans nos poches, par prudence ou plutôt par opportunisme, par plaisir, par joie plus ou moins pyromaniaque, par angoisse de la page blanche peut-être aussi. Quant à moi, ces briquets fonctionnent à l’essence du sentiment, à l’estomac, aurait dit Julien Gracq : des humeurs. Il faut un certain contexte, un milieu, un silence souvent, intérieur ou extérieur, pour que soudain l’étincelle surgisse d’un sentiment, du sentiment que là, là, il y a quelque chose, quelque chose, une petite lumière qui se tord, fragile. C’est le hasard d’un voyage en train, d’une longue introspection à 5h du matin en voiture, dans le ronronnement sourd du moteur et le sifflement du bitume, d’un long entretien avec soi-même au petit matin lumineux ou au creux d’une nuit dense et rassurante.

 Ca peut être aussi, comme pour l’étincelle dont je vais parler, au cœur d’une réunion de travail, face à des dossiers que l’on passe en revue mécaniquement et sans poésie, à l’abattage : tout d’un coup, la petite lumière qui surgit.

C’était la semaine passée. J’ai saisi, presque provoqué, au détour d’un projet évalué dans une commission aux travaux denses, une étincelle qui envahit souvent le cœur des archéologues de terrain: le fantasme de la couche noire. Cette couche stratigraphique, happée au cœur d’un « profil » de terrain, dûment nettoyé, de couleur très sombre, parfois piquée d’inclusions de matières noires, en tout cas, n’est pas comme les autres. C’est la couche noire, qui se détache des couches marrons ou marronnasses, des couches argileuses, pierreuses ou des couches grisâtres. La couche noire, celle qui symbolise la rupture entre deux autres couches à l’allure paisible, normale  –quand je fouillais un bourg tardo-antique hesbignon, il y a bien longtemps, nous l’appelions « la couche d’incendie », celle qui devait être constituée par les restes calcinés d’un habitat détruit ou d’une vie incendiée, réduite en cendres– et ces petites inclusions noires étaient des morceaux de bois brûlé, devenu charbon. C’est la couche de cendres des villes détruites, façon Pompéi, la couche noire des destructions des « invasions barbares ». Désormais, on les nomme les « terres noires », au pluriel –et ce n’est pas innocent, puisque le pluriel donne un sentiment d’inconnu et de non-maîtrisé, de lieu inconnu. Les terres noires, mystérieuses et fascinantes, puisqu’on les associe, dans tous les cas, à la rupture, aux écroulements, aux fins brutales, à la disparition ou à la transformation radicale. Depuis le temps où je pataugeais dans la gadoue, la truelle à la main, saoul de l’air du plateau où nous fouillions, les interprétations ont varié et on a essayé de désacraliser, d’expliquer rationnellement et globalement ces « terres noires » : elles marqueraient toujours la fin d’un certain monde antique, entre le 2e et le 5e s., elle résulteraient d’un changement de mode de vie, avec des habitats en bois et une dégradation de l’enlèvement des ordures, désormais quasi accumulées sur place ; ou bien elles seraient la conséquence visible d’un nouveau mode d’action agricole…  Hypothèses. Mais rien ne semble joué, elles gardent leur part de mystère, marquant physiquement, visiblement, brutalement, une rupture entre deux mondes que l’on voudrait ne pas séparer.

Il faudrait donc étudier l’histoire et l’historiographie de ces couches sombres, des terres noires, dark earth, de ces lieux de vibration mortelle  –le dark web, quelque part, n’est pas autre chose : espace fantasmatique, mystérieux, incompréhensible, synonyme de danger, que l’on associe avec le transport des pensées violentes et des logiciels de destructions. Des espaces indistincts, opaques, muets, que l’on imagine la langue arrachée, démons noirs et silencieux à jamais, que l’on aimerait comprendre. Des espaces de terreur froide, occupés par les croquemitaines des nuits d’orage de notre enfance, auxquels on ne veut plus croire, même si…

Nos amours vieilles

Le métier d’historien se construit dans une très longue durée. Nous avons de la chance : les mathématiciens sont vidés à trente-cinq ans, les historiens commencent à vivre alors. La raison ? L’accumulation. L’accumulation de lectures de textes, de travaux, des minutes vécues à parler de l’histoire, de près ou de loin, seul ou avec d’autres. L’accumulation, ce qu’on appelle l’expérience  –au sens de l’expérimentation, de la manipulation en continu, menant à une forme de réflexe quasi-instinctif (mais pas routinier), comme un motocycliste qui « sent » la raideur du tournant qu’il prend et qui, instinctivement, « couche » sa machine pour mieux suivre la corde.  Plus qu’une expérience : à un moment, l’historien et « les sources du passé », c’est comme une vie commune, où l’on se connaît au plus intime, une sorte de proximité de plus en plus intense avec le passé, avec ce tutoiement qui devient naturel, familier, amoureux –une connaissance intime un peu illusoire, évidemment, comme dans tous les vieux couples, mais une connaissance près des larmes, des joies et des tristesses partagées. Aussi, une dangereuse proximité, à tout âge : l’amour passionnel mène parfois au tissage de gênants cache-misères.

Cela fait presque vingt ans de vie professionnelle, depuis la fin de ma thèse ; et un peu plus de vingt-cinq si je compte depuis la fin de mon mémoire de maîtrise. On pourrait donc dire que, « vierzig verweht », j’arrive dans la fleur de l’âge historien. Peut-être. Ma mémoire se fossilise un peu, mes nuits sont courtes, occupées par les dossiers de candidature ou les copies d’étudiants et je rédige dix fois  plus d’emails ou de pensums administratifs que de lignes de rédaction scientifique : cette fleur de l’âge a des épines.  Mais elle est réelle. Parfois, chanceusement, je rentre pour quelques heures au cœur de mes sources, de mes recherches et je retrouve cette compagne au sang d’encre et à la peau douce et parcheminée.

Cela voudrait-il dire que les « plus jeunes » ne peuvent pas faire de l’histoire ? Bien sur que non. Au contraire : l’expérience, l’accumulation, la vie commune commencent bien quelque part, autant commencer très vite. Certains rentrent en intimité très tôt, d’autres y mettent toute leur vie sans avoir pu dégrafer le premier jupon ou déboutonner la moindre chemise. Il en va de l’histoire comme de la vie sentimentale : certains historiens se prennent pour de grands séducteurs alors qu’ils sont de brouillons et bruyants don Juan de bas étage, d’autres aiment passionnément et en silence. D’autres encore, bien plus expérimentés, ont beaucoup aimé mais se perdent à un moment, entre les fantômes des amours passés et des amours qui pourraient advenir : c’est le destin de bien des « vieux » historiens.

Forgeries électorales

Les diplomatistes, ces historiens spécialistes de la critique des chartes médiévales, sont tellement nourris au même lait et bercés dans les mêmes lits que les mêmes réflexions leur viennent en contemplant le monde : ainsi le bon Dr Mellifluus a-t-il anticipé sur Twitter ma réflexion naissante : on n’a jamais autant parlé de critique des sources que dans cette campagne présidentielle. Combien de documents censés faire scandale sortis de rien, dont la plupart faux ?

Le « faux » est revenu sur le devant de la scène, jusqu’à se parer d’une nouvelle dénomination, les fameuses « fake news » : une qualification qui signifie surtout la renaissance de la pratique bien connue de toute éternité.

Quelques exemples, que je livre à votre réflexion et à la postérité :

Le faux article du journal l’Aurore, de 1958, où le général De Gaulle est accusé d’avoir illégalement employé  Yvonne de Gaulle –un faux grossier, comme le montrent les illustrations sur le site Crosscheck, qui ne va d’ailleurs pas au fond des choses : les décolorations liées à un mauvais photoshoppage sont évidentes, le style journalistique utilisé est incompatible avec le style de l’époque (« révélations sur Yvonne »), les pavés de titraille sont rigides et ne suivent pas la courbure de la feuille et, comme le remarquait le professeur Marc Smith, paléographe à l’école nationale des chartes (suivant ainsi les actions de ses prédécesseurs pour défendre l’honneur de Dreyfus) sur Facebook, en petit comité, on y utilise la police Frutiger, datant de ce troisième millénaire.

Le fameux compte offshore prêté à Emmanuel Macron, lancé le jour du dernier grand débat du second tour – connu travers de documents qui seraient « vraisemblablement faux » comme le dit avec une gourmande prudence un article des Echos.  On y voit que le faux est construit à l’aide de logiciels de traitement d’image, mais sans grande finesse, puisque restent des traces grossières de reprises et manipulation de documents « originaux », comme le montrent une série de techniciens du web (avec le twittos @luxphoton) : les faussaires ont même oublié un calque sur le PDF…  La signature de Macron aurait aussi été imitée –vieille pratique de faussaire remontant elle aussi à la nuit des temps.

Quant à l’ensemble de documents formant le MacronLeaks (9 GB ? 15GB ? une masse assez ridicule somme toute, comme le soulignent quelques twittos comme Malicia Rogue), des indices troublants feraient apparaître des intitulés de personnes/ordinateurs ayant modifié un fichier en caractères cyrilliques…  Que les hackers auraient immergé des documents faux au milieu d’un flot de documents authentiques serait, ici aussi, une bonne vieille pratique de faussaire : la masse de vrai rend plus crédible le faux.  La date d’apparition de l’information –juste au moment où la campagne électorale se termine et où les accusés ne peuvent plus se justifier– instille un doute légitime. Il semble ne pas faire beaucoup de doutes, au moment où je vous écris, que bien d’autres lièvres seront débusqués, ici ou là –suivant mon collègue Nicolas Vanderbiest, merveilleusement qualifié d’ « expert » (il faudra que je blogue un jour sur ce statut qui semble devenir essentiel) le Leak apparaîtrait du côté des pro-Trump américains et sa propagation via les comptes twitter pro-FN semble avérée.

Un retour du faux, mais qui, comme le montrent les exemples précédents, ne peut être étudié avec des outils de simple critique interne (textuelle, le contenu des documents), mais en croisant des analyses multiples de critique externe (identité des documents, origine, diffusion, composition, transformations…), entre autres à l’aide d’outils de traitement des données numériques. Les particularités de tous ces faux sont qu’ils sont documentaires/textuels (et non des photos ou films manipulés) et numériques, qu’ils sont préparés très rapidement et sans grand soin, avec comme objectif un impact rapide et viral, à court terme, sans se préoccuper d’une viabilité à long terme.

Wikipedia, miroir de la liberté d’expression

Il y a quelques années, il y a longtemps, je pestais contre Wikipedia, que je trouvais alors, comme tout le monde, dangereux, laissant le pouvoir du savoir à tout le monde. Depuis, j’ai radicalement retourné ma veste : je suis persuadé que Wikipedia est le plus grand instrument de savoir créé depuis un quart de siècle au moins. Chaque personne, connaisseuse et spécialiste de son sujet, si infime ou si important soit-il, peut rédiger une notice contenant l’essentiel de son savoir sur des objets précis, en référençant ses propos et en les appuyant sur des ouvrages de seconde main, donc accessibles à tous : les moyens de prouver ses dires. Evidemment, nul n’est un spécialiste parfait et chacun est à la merci de l’erreur ou de l’approximation et bon nombre sont tentés de modifier légèrement les faits : mais wikipedia est ouvert et collaboratif. D’autres peuvent donc venir et proposer des corrections, des additions. Et puis des modérateurs « wikipédiens » font le tour des notices et apportent eux aussi leurs remarques, des propositions d’amélioration. In fine, par un magique système de balancier (corrections-re-corrections, re-re-corrections…), selon moi, les notices de Wikipedia arrivent à un point d’équilibre et de stabilité. Pas toutes évidemment, restent les sujets « chauds » : objets politiques, personnages controversés… On arrivera plus facilement à une bonne notice à propos de Suger de Saint-Denis qu’à une notice objective sur le Catharisme.

A tel point que je propose maintenant à mes étudiants de L1… de rédiger des notices Wikipedia pour apprendre le métier. Ils s’appliquent. C’est leur premier travail d’historien. Ils complètent des notics existantes, améliorent des notices incomplètes voire en créent de neuves, pour les plus audacieux. Ils se confrontent aux autres wikipédiens, aux administrateurs. Ils apprennent l’humilité. J’espère créer des vocations, qu’ils continueront à rédiger des notices. C’est cela, une science ouverte au monde.

Alors forcément, Wikipedia prend une place dans le savoir commun de l’humanité. Car savoir, c’est comprendre, comprendre c’est penser, penser c’est critiquer. Et critiquer c’est créer autre chose. Il n’est donc pas étonnant que l’accès à Wikipedia vienne d’être bloqué en Turquie par Erdogan ou que la Chine veuille créer sa propre Wikipedia, mais fermée, rédigée seulement par des spécialistes en interne –mais qui, quoi, sous quel contrôle, cette encyclopédie d’Etat ? Y a-t-il meilleures contre-preuves de l’importance d’un savoir libre que ces démonstrations de force ? Et y a-t-il meilleure preuve de l’importance du modèle et de l’objet Wikipedia… ? Je suis donc bien triste de la passivité de la communauté politique et scientifique « démocratique », de son silence.

« Translations in translation » – histoires de reliques

L’histoire, ça arrive souvent près de chez vous. Il y a quelques jours, un événement bien médiéval s’est déroulé dans la bonne ville de Liège –cité dite ardente, célèbre pour son tapis d’églises, siège d’une des grandes principautés épiscopales à la limite entre les terres d’Empire et celles du royaume de France. L’évêque, Jean-Pierre Delville, y a organisé une translation de reliques ! Les restes de la bienheureuse Mère Marie-Thérèse Haze, fondatrice d’une congrégation religieuse, les Filles de la Croix, en plein XIXe s. (elle est morte en 1876), béatifiée en 1991 –ses restes ont été transférés de la maison-mère de l’ordre, en rue Hors-Château à Liège, à la Cathédrale de la cité ce 29 avril.

Une translation de reliques, c’est un transfert de restes de saint d’un endroit à un autre : dès la fin de l’Antiquité et surtout au long du Moyen Âge et la période moderne, ces pratiques seront très fréquentes : elles sont liées à des actions de dévotion ou de politique religieuse, afin de dynamiser un lieu de culte en y installant un nouveau saint à vénérer, afin de renforcer la « force sacrée » (et donc la réputation) d’une cité ou d’une abbaye en y déplaçant un corps saint. La plupart des grands saints de la chrétienté ont fait l’objet de translations. On se souvient notamment de la translation des restes du célèbre saint Nicolas, évêque de Myre, celui-là qui est censé apporter des cadeaux aux enfants sages : ses restes, conservés à Myre (dans l’actuelle Turquie) ont été « pieusement » dérobés par un commando de marins de Bari, en 1087, peut-être pour les soustraire à l’avancée des Turcs seldjoukides, mais sûrement aussi pour renforcer le patrimoine sacré de leur bonne ville de Bari.

Depuis Vatican II, le culte des reliques a décru en Europe. Il y a bien régulièrement des ouvertures de reliquaires, pour des raisons de culte combinées avec des raisons patrimoniales le plus souvent –ainsi en Belgique, l’ostension des reliques de la collégiale de Soignies, en 1999, à laquelle participa, es qualité de spécialiste des authentiques de reliques, votre serviteur. Les reliquaires sont ouverts et étudiés par des historiens de l’art, les restes des saints le sont par des historiens, les étiquettes qui les nomment (les authentiques) par des spécialistes de l’écrit…

Mais des translations, point. C’est donc ici quelque chose d’assez original, à plusieurs titres. Il ne faudrait pas y voir une résurgence d’un comportement traditionnaliste catholique. La personnalité de l’évêque de Liège doit, à coup sûr, expliquer beaucoup : Jean-Pierre Delville est un… universitaire, professeur d’histoire médiévale, et connaît donc fort bien cette dynamique médiévale. Il s’explique très clairement et fort pertinemment sur cette action de dynamisation religieuse : les reliques de Marie-Thérèse Haze vont rejoindre celles de saint Lambert, le grand patron de la ville, à la cathédrale. « « La ville n’existerait pas si le corps de saint Lambert n’avait pas été translaté vers la cathédrale », remarquait il y a quelques jours Mgr Jean-Pierre Delville, évêque de Liège, « la cathédrale va donc accueillir deux saints, dont une femme » », lit-on dans le même article. Le retour des reliques, donc!