17h01: la finale France-Croatie du Mondial de football a commencé. Alors que je ne voulais pas m’y intéresser, j’y suis comme entraîné, aspiré.
Dehors, le petit square est presque vide, quelques enfants perdus, trop jeunes pour être eux aussi happés par la frénésie ambiante. Il y a une heure, l’air dans la rue était électrique, brûlant, irrespirable, les souffles des passants étaient courts et bruyants, les cris extatiques des enfants exaltés et happés par la tension, les hommes et les femmes battant le pavé fébrilement, arborant des couleurs, un air déterminé, un drapeau ou des traits de maquillage bleu-blanc-rouge. Un air électrique -resterait à voir ce que cela signifie vraiment. Tendu, oscillant, picotant la peau. Survolté. Excessif.
Comme historien, j’adore vivre ces moments, un peu de l’extérieur, mais aussi un peu en-dedans. C’est ainsi que l’on comprend mieux l’incompréhensible: les (auto-)manipulations des âmes et des corps, la création d’un état d’esprit par le corps social lui-même, aidé plus ou moins par les institutions. On se situe au-delà de la rumeur ou du bruit qui se répand avec la même force mais de manière plus inégale, dans certaines couches de la société ou dans certains quartiers, plus instillée que diffusée, sans vraie caution globale. La rumeur peut elle aussi être préparée, construite, manipulée, lancée, lâchée, et elle peut avoir des conséquences terribles. Mais elle clive, elle peut être vite mise en abîme, éclairée, démontée et dénoncée. Elle est dite et dénoncée comme rumeur, comme un « autre discours ».
Ici, maintenant, ce n’est pas une rumeur, c’est un état d’esprit, un mouvement de « mentalités » comme auraient dit les historiens dans les années 70-80. Quelque chose qui glace le sang, qui donne des frissons, qui emporte sans autre possibilité. Un mouvement global dont on ne peut pas se départir ou quitter sans être mis sur le banc de touche, sans être montré du doigt voire menacé. Un discours unique et total. Malheur à qui ne peut se réjouir avec la communauté toute entière. On est dedans ou on n’en est pas. Et, qu’on le veuille ou non, on est dedans…
C’est cela que l’historien des temps passés n’arrive pas à saisir: ces cris de joie, presque hystériques, frénétiques en tout cas, proches de la haine recuite de l’antique ennemi, par toute une société, une communauté, un « peuple », prompt à lyncher comme à hisser sur le pavois. Il n’y a pas (ou peu) de sources pour expliquer cela. Nous sommes condamnés à imaginer, avec effroi, ce souffle total qui emporte le monde au fil de l’histoire, qui met à genoux tout le monde, les uns de bonheur, les autres de terreur.
17h26. Le petit square est vide.
17h34. Il est temps de publier ce texte avant que je le regrette.