Cela fait déjà cinq jours complets que je suis arrivé dans le ventre du New Jersey, comme tombé dans une usine de froid et de grisaille qui digère ce que j’étais et qui me transforme lentement en autre chose -paradoxalement en quelque chose ou quelqu’un que je connais, que je connaissais, un ancien moi, ou un nouvel ancien moi -car je ne suis pas plus jeune, mais différent, plus insouciant, plus fébrile, plus chaud, plus enthousiaste. Retour au chercheur des audaces juvéniles, 20 ans en arrière tout en ayant 20 ans de plus.
Princeton, c’est un havre, un reposoir, un endroit où s’abîmer dans des joies étranges que l’on croyait disparues. Je suis ivre de ce travail qui est à faire, que l’on me permet de faire, comme enivré par l’espace et le temps qu’on me donne. Plus de train ou de voiture, plus de tours d’horloge perdus, plus de paperasse ou d’exigences, plus de bruits ou de grisaille quotidienne, mais une sorte de bouillonnement délicieux. J’ai du temps. Voilà qui doit sembler étrange aux jeunes chercheurs. J’ai du temps. Oui, je ne le nie pas, j’ai une belle vie, que je complique à souhait, mais une belle vie d’enseignant-chercheur. Mais j’avais perdu l’insouciance du chercheur qui malaxe le temps à pleine mains qui le sent comme une matière vivante, une sorte de mortier qui fait une construction solide du mur de mes désirs de savoir. Les minutes se transforment en un joli mortier rose et blanc et marron et crème, couleur des gâteaux du tea-time dans la grande salle. Elles font de mes recherches quelque chose qui me rend irrésistiblement optimiste. Le reste disparait: c’est ici que je suis au coeur de moi-même.