L’autre guenizah – chroniques de la petite peste – 9

Liège 16 juin 1865, après-midi, au Jonckeu.
Stanislas Bormans a quitté son faux col amidonné, il a tout quitté d’ailleurs, dans des bras fermes et chauds. Assis dans un lit en rococo massacré, il caresse doucement un grand corps nu, étendu, une peau mate au grain large, tavelé de son. Rachel aime Stanislas pour pour sa délicatesse, pour ses longs monologues après l’amour, quand il lui explique, euphorique, tendre, abandonné, ses perversions les plus profondes: son long trip au coeur des archives, comment et pourquoi le reste l’indiffère, comment tout le monde autour de lui se fout de lui, combien il se sent seul à descendre en apnée, comment il manque de souffle une fois au fond, quand il rencontre celles et ceux qu’il appelle ses « âmes ».

Mais voilà, archiviste, ça ne paie pas. On lui promet de monter en grade, traitement plus élevé à la clef: partir à Namur pour cela, prendre la direction du dépôt d’archives. Namur, ce repaire de culs-serrés, de peine-à-jouir. Namur, ville morte, ville sans âme, petite bourgade bourgeoise sans air. Liège, à côté, vit, souffle, mugit des grandes légions d’ouvriers et de mineurs qui y travaillent à en mourir. Liège qui grandit au-delà des remparts de Notger, de toutes les ceintures médiévales. Liège qui a toujours été ce grand coeur au nord de Paris, Liège la terre-mère des carolingiens. Liège et ses mille clochers. Liège et ses archives, qui sentent si bon.

Hier, il était chez le comte d’Outremont, à Warfuzée. Il lui a montré beaucoup de documents que la famille a préservé au château. Surtout des pièces du 15e au 18e s., des grandes affiches que l’on nomme placards, des livres de comptabilité illisibles, des liasses de procès. Mais il y a quelques pièces très médiévales. Figure-toi qu’il possède des liasses de chartes de ses ancêtres. Il m’a notamment montré des chartes non scellées. Tu te rends compte, Rachel? Des chartes, ce sont des feuilles de parchemin sur lesquelles nos ancêtres écrivaient leurs décisions, leurs accords, leurs contrats aussi. Normalement, à partir du 11e ou du 12e s., ils leur attachent systématiquement des sceaux en cire pour que ces bouts de parchemin aient de la valeur. Mais là, j’ai vu des chartes sans sceau. Elles n’en ont jamais eu. Je me suis demandé comment elles étaient validées, si ce n’est par la devise, car ce sont des chirographes, vois-tu. A Liège, les chartes chirographes sont toujours dotés de sceau, en plus de la devise qui les identifie. Et puis, ces chartes que m’a montré le comte, elles portent des caractères juifs. Je n’ai jamais vu cela dans mes archives liégeoises, on n’a jamais fait grand-cas à Liège des Juifs au Moyen Âge… Stanislas s’arrête, se rend compte une fois de plus qu’il a trop vite parlé, il balbutie des excuses, Rachel est habituée, elle lui souffle que c’est pas grave, qu’il continue.

Attends, je te les montre, je les ai apportés pour toi, tu sais, tu vas mieux comprendre. Le comte me les a prêtés quand j’ai montré mon intérêt pour ces documents. Il m’a fait promettre de les rapporter. Comme si ça valait quelque chose pour lui, juste bon à tirer ses canards et ses domestiques. Stanislas rougit de son impertinence.

Stanislas lit de la lumière dans les grands yeux noirs. Non, je t’assure, Stan, ça m’intéresse, mon cousin Israel vient de me dire qu’au Caire, en Egypte, à la synagogue Ben Ezra, le rabbin Yaakov Saphir a découvert l’an passé une guenizah très ancienne. Sa voix chante et saute dans l’air surchauffé de la chambre. Une guenizah, tu sais ce que c’est? C’est une pièce pleine de documents qui portent le nom de Yahveh, cachés depuis des siècles, on les entreposait là en attendant leur destruction, leur enterrement par les autorités rabbiniques. On ne peut pas détruire comme cela des écrits qui portent le nom de Dieu, tu sais, cela doit se faire selon les règles, alors les rabbins ont mis en place le système des guenizot. Tu en as entendu parler, non? Israel est rabbin à la Glockengasse à Cologne et il a rencontré le rabbin Yaakov, c’est passionnant, il lui a montré des manuscrits qu’il a trouvé dans cette guenizah et qui remontent au temps des croisades des chrétiens, à ce qu’il dit. Stanislas sourit, il déborde de tendresse. C’est pour cela qu’il aime Rachel. C’est ainsi qu’il l’aime, comme un fleuve de passions.

Portrait of Jacob Saphir, from the 1906 Jewish Encyclopedia
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jacob_Saphir_portrait.jpg

Stanislas extrait du grand lit son corps maigre, blanc et un peu cassé par ses manières d’intellectuel éperdu. Il s’agenouille comme à confesse et sort de son porte-documents une liasse de feuillets blanc cassé, environ vingt-cinq centimètres de long et une vingtaine de centimètres de haut. Le visage ouvert, il confie les feuillets à Rachel, qui les saisit délicatement, de ses longs doigts lisses. Elle les tient devant elle, ils reposent sur ses seins blancs. C’est du parchemin, raidi, il exhale une odeur un peu poussiéreuse, un peu musquée, juste un peu. Elle a posé son regard comme ses doigts sur les chirographes. Elle les fixe comme si elle contemplait le nom de Dieu. Ses lèvres bougent légèrement, elles suivent les courbes des lettres, les latines et les hébraïques. Stanislas la contemple, comme elle est belle ainsi, une intense émotion l’envahit, il a envie de pleurer, de petites larmes muettes. Le temps du monde n’existe plus.

Après de longues minutes de psalmodie silencieuse, Rachel lève le regard, tout est sincère, même l’air surchauffé et le lit rococo. C’est passionnant, Stan, je ne comprends pas tout, mais c’est de l’hébreu, j’arrive à déchiffrer certains mots. Ce sont des chartes du Moyen Âge, elles ont été écrites à Liège alors? Stanislas, assis à l’autre bout du lit, ouvre les bras et les mains comme un grand crucifié maladroit. Je ne sais pas, je n’ai pas eu le temps de les déchiffrer depuis hier, il faut que je voie cela de plus près. Mais veux-tu les reprendre, y jeter un oeil, tu pourrais traduire la partie hébraïque?

Rachel rosit. Elle est émue. Elle accepte tout de suite, sans laisser à Stanislas le temps du doute, du repentir, elle ne veut pas perdre ce moment-là. Oui, elle lui doit bien, il lui paie son loyer, son charbon, son gîte et son couvert, Stanislas. Elle lui a promis qu’elle prendrait moins de clients. Qu’elle serait plus prudente, qu’elle suivrait les fameuses pratiques des hygiénistes à la mode qu’il lui a longuement exposées. Et puis elle se sent enfin quelque chose, quelqu’un même. C’est un gentil. Un brave homme.

Stanislas se rhabille vite, il doit y aller, c’est l’heure du souper, il doit retrouver sa Victoire.

Vers le sacre du printemps – chroniques de la petite peste – 8

12 mars 2020, 10h du matin, Paris, au « bistrot d’Avron ». Odeur de café chaud, calme étrange. Sila et moi, autour d’une table. Sentiment d’urgence.

I seen ’em come, and I seen ’em go,
I seen things and been people, that nobody knows
I’m talking in pictures and I’m painting them black,
I seen Satan coming honey in a big black Cadillac

L’air est fragile, l’incompréhension se lit sur les visages plus fermés que d’habitude dans les rues de la ville. La petite peste a réduit au silence l’Oise et l’Est plie le genou devant elle. On annonce une communication du président ce soir, on sait ce que ça veut dire. La fin d’un monde, la réclusion.

La réclusion ne m’inquiète pas, cela fait bien longtemps que je vis cloîtré dans des mondes parallèles, souterrains. Faire de la recherche en histoire, c’est avant tout descendre en apnée, attaché par une simple corde, dans les abysses. A la surface, tout juste en dessous, frappées par les rayons diffractés du soleil, les épaves du passé s’entrechoquent, massives, nombreuses. Prises dans les courants rapides, certaines craquent sinistrement et on en entend les gémissements à la surface. C’est l’histoire bouillonnante, celle du Rwanda, de Srebrenica. C’est l’histoire du convoi 20, le train 901-15, vers Auschwitz-Birkenau, le 17 août 1942. Les massifs documentaires sont parfois effrayants. Tu descends, les épaves se font moins impressionnantes, elles se morcellent, elles disparaissent progressivement. Tu descends, l’obscurité s’impose lentement, tu ne distingues plus grand-chose une fois descendu à quelques mètres, les traces de vie se font de plus en plus plus rares, ténues, microscopiques. Tu descends, plus bas, les 10e et 11e siècles constituent réellement un palier de vie. En dessous encore, tu ne distingues plus un seul visage clairement. Au-dessus du palier du 11e s., tu rencontres des fantômes qui lentement prennent chair, comme dans les films d’horreur de série Z, quand les esprits des morts-vivants se recouvrent de nerfs, d’organes, de peau.

Mais tu n’en as pas peur, car c’est ton métier de rhabiller de chair et de pensées ces fluides qui circulent dans les parchemins, les papyri, les papiers du passé. Avec des mois puis des années de métier, à force de les fréquenter, tu éprouves une étrange communion avec eux. D’aucuns appellent cela l’empathie de l’historien. Peut-être. Je pense que c’est beaucoup plus fort que cela, même si tu ne veux pas te l’avouer, tellement cela devient irrationnel. C’est une sorte de sarabande barbare à la Nijinski, un Sacre du printemps que je danse avec ces hommes et ces femmes qui sortent du passé, des sources du passé. Je ne crois pas que l’historien soit un ogre, Marc Bloch me pardonne. L’historien est comme la jeune fille sacrifiée de Stravinsky, elle doit mourir et se fondre dans le passé barbare pour que renaisse le Printemps. L’historien est une jeune fille amoureuse de la vie qui renaît, prête à se fondre dans ce monde dont elle est à la fois la victime sacrificielle et la sage-femme.

L’élue, par Nicolas Roerich, maquette de costume pour le Sacre du printemps (1913)
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:L%C3%A9lue_(Sacre_du_printemps,ballets_russes)(4557057918).jpg?uselang=fr

Je parle avec Sila de toutes ces émotions, de ce lien que j’éprouve avec le passé, pourquoi je me sens attiré irrésistiblement par cette quête qui m’a saisi entre Jerusalem et Tel-Aviv. Je ne veux rien abandonner aux contingences, ni céder face à la petite peste. La voix de Sila est ferme, son accent chantant veloute chacun de ses mots, posés comme sur une portée, dans un français parfait. Sila me parle lentement, elle m’apaise, elle reconstruit mon monde. A plus d’une demi-vie, je ne sais toujours pas grand-chose.

Sila n’a pas vu les archives de Georges Hansotte -pour cela, il eût fallu consacrer du temps à la chasse à un petit fantôme alors qu’elle avait déjà sous les yeux des dizaines de documents bien réels, eux. La photocopie de la fiche annotée par Georges Hansotte, c’est une archiviste de Liège qui lui a envoyée, me dit-elle, il y a une petite vingtaine d’années. Une certaine Jocelyne, elle a oublié le nom. Pourquoi ne suis-je pas étonné? Jocelyne, qui avait une petite soixantaine d’années quand j’en avais une petite trentaine et que je squattais les archives de l’Etat à Liège, quand j’y ai conçu et rédigé ma thèse.

La photocopie est posée sur la table, entre nous. Elle est vieillie, l’encre est pâlie, les bords sont parfaitement lisses mais jaunis par la lumière qui doit inonder le bureau de Sila. J’y reconnais l’écriture de Georges Hansotte, l’ancien conservateur des Archives de l’Etat à Liège. Je n’ai jamais connu Georges Hansotte, ou en tout cas, je ne m’en souviens pas: il est mort en février 1995 quelques mois après mon arrivée aux Archives à Liège pour y commencer ma thèse autour des ordres mendiants. Mais ses collègues et ses amis m’ont beaucoup parlé de lui, ils respectaient un homme droit qu’ils m’ont dépeint comme austère et brillant. Il connaissait les Archives de Liège comme d’autres les amours de leur vie.

C’est une fiche que la photocopie reproduit. On y lit, dactylographié:

BORMANS (Stanislas)
Correspondance. Lettre à Rachel Deitz. 19 juin 1865
On y parle d’un « lot de chartes chirographes avec des écritures latines et hébraïques concernant une vente de biens vers 1150, difficile à lire ».
Voir la réponse de Rachel Deitz conservée, à la date du 22 juin 1865

Marie, Victoire et Rachel – chroniques de la petite peste – 7

Le jeudi 15 juin 1865, jour de la Fête-Dieu, vers 4 heures de l’après-midi, la houillère Gerard-Cloes, en Bernalmont à Liège, a été inondée d’eau. 29 personnes dont 15 hommes, la plupart célibataires et 14 femmes presque toutes aussi célibataires, y ont trouvé la mort. Parmi les victimes de cette catastrophe, il y en avait dix de la commune de Vottem, dont voici les noms:
-Joseph Collinet, appelé Joseph Chèrron, âgé de 47 ans, marié à Françoise Godin et père de plusieurs enfants, dont l’aîné avait juste tiré de la conscription cette année et avait eu un mauvais numéro, et le plus jeune était à la mamelle. Cette famille demeurait rue Lombard.
-Un Collette et sa femme qui demeuraient au Bouxthay. Ils ont été retrouvés dans la bure serrés dans les bras l’un de l’autre.
-Guillaume Plumier, âgé de 24 ans, demeurant également au Bouxthay. C’était ce Plumier qui a donné le coup fatal qui a fait venir l’eau. Il faisait la fonction de haveur et c’est en travaillant pour tailler la veine de houille qu’il a troué au bain qui devait causer sa mort et celle de ses compagnons. Plumier était célibataire.

-Gilles Hans, âgé de 23 ans, célibataire. Il demeurait dans la ruelle Ghaye et laisse sa mère qui était veuve et une soeur moins âgée que lui de 3 ou 4 ans.
-Pierre Giles, célibataire, âgé de 21 ans. Il demeurait rue de la Roulette.
-Marie Radoux, âgée de 28 ans, célibataire, demeurant rue Vert-Vinâve (cour Gilles Collinet).
-Anne-Joseph Dister, célibataire, âgée de 17 ans. Elle demeurait rue Lombard.
-Jeanne Hendricé, célibataire, âgée de 16 ans. Elle demeurait rue du Thier. Elle était fille illégitime de Jeanne Hendricé, appelée ici vulgairement Marie-Jeanne de chez Jehenne.
-Enfin, Marie Joseph Tasquin, célibataire, âgée de 17 ans. Elle demeurait au Croupet.

Gaspard Marnette lève la plume, soupire, regarde par sa fenêtre le ciel jaune de Vottem. Il passe le buvard, referme le cahier. Il songe à Marie Radoux, qui avait son âge et qu’il imagine maintenant, si blanche, flotter entre deux eaux dans la bure. Elle était jolie, Marie, et puis elle portait le nom de la sainte Vierge, si elle avait bien voulu, si elle n’avait pas été aussi rétive, elle aurait pu le tirer de son voeu de célibat, Gaspard. Il est temps d’aller dormir. L’armurier espère que Monsieur Bormans a apprécié la qualité de finition du beau fusil qu’il lui a vendu et livré hier, pour la fête chez Monsieur le comte de Warfusée. Gaspard entre dans son lit glacé et pense à Marie Radoux, des pensées impures viennent à le hanter, il plante ses ongles dans son bras, la douleur le ramène à la raison. Il faudra se confesser demain, absolument, sinon la fête sera définitivement gâchée.

Stanislas Bormans regarde le ciel jaune sur la vallée de la Meuse, depuis les hauteurs de Warfusée, assis dans un petit cabriolet gris que tire un cheval sans robe. Victoire l’accompagne, elle lui parle mais comme d’habitude il ne l’écoute pas. Stanislas a le même âge que Gaspard Marnette, à deux ans près. Il a beaucoup nettoyé le fusil que lui a préparé l’armurier de Vottem, il dégoulinait de graisse. Stanislas est perdu dans ses pensées, dans ses archives. Aujourd’hui, il n’a pas pu y aller, aux archives: c’était Fête-Dieu. La barbe. Il avait justement découvert une belle pièce, un témoignage du pillage que Charles le Téméraire, ce pourri bourguignon, avait perpétré à Liège en 1468. Des dizaines de manuscrits volés aux maisons religieuses de Liège, des ornements, des pièces d’orfèvrerie. Stanislas se sent l’âme d’un justicier: il faudra que ce pillage de 1468 soit révélé et, si la chose s’avère possible, que les pièces soient retrouvées et restituées au peuple de Liège. Stanislas se sent bien liégeois, aussi liégeois que l’accent de la jeune Victoire, une vraie liégeoise de souche, d’une bonne famille: elle lui fait honneur. Stanislas se redresse, retombe, soupire. L’odeur des archives. Il ferme les yeux. Trouver une sinécure, s’en mettre plein les poches, occuper Victoire avec des domestiques et des enfants, tutoyer les grands de Liège et surtout, surtout, surtout, se consacrer à l’histoire, aux archives. De temps à autre rejoindre la grande Rachel, qui reçoit du côté des nouvelles maisons au Jonckeu.

Le château de Warfusée
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Emile d’Outremont de Wégimont et de Warfusée attend l’arrivée du cabriolet, qu’il a vu arriver de loin, devant la porte, sous le ciel jaune de Warfusée. A ses côtés, le jeune Camille de Borman, fils du chevalier de Borman, le juge de paix du canton de Looz. Camille et Emile ont le même âge, à un ou deux ans près, que Stanislas. Camille et Emile se connaissent bien, noblesse oblige. Stanislas arrive nécessairement après eux. Camille a prévenu Emile, pour qu’il prévienne aussi son père le comte Théodore: Stanislas est un peu parvenu, un peu limbourgeois -il est quand même né à Hasselt, même s’il est liégeois depuis trente ans. Mais Stanislas est un vrai savant, un érudit, il a l’oeil pour les documents anciens, il vous lit de vieilles écritures avec une agilité remarquable. Vous allez voir, il va plaire. Camille n’a pas peur de pousser Stanislas sur le devant de la scène: lui n’a pas besoin de recommandations pour qu’on le considère comme un vrai historien.

Le comte préside le souper qui se termine. Le grand fusil de Gaspard a déjà été rangé dans l’armurerie, parce qu’il y a des enfants qui jouent. La nuit ébénée dépose lentement son manteau glacé sur Marie Radoux, dont on a déjà sorti le corps de la houillère Gérard-Cloes. A quelques kilomètres de là, les chandelles de la salle à manger prolongent le jaunissement du jour et imposent une insouciance étrange. On a parlé de la tragédie du Bernalmont, Stanislas en a profité pour distiller les détails que lui a confiés le triste Gaspard Marnette. Puis il en est revenu à une histoire plus convenable, celle des évêques de Liège, du duc de Brabant, du comte de Looz… Le bourgogne de chez Ropiteau a délié les joies et les audaces. Sauf pour Victoire qui se tait, désespérée, décalée, délaissée. Pendant que Stanislas, tout en afféterie, demande au comte la permission de recevoir son fils Emile à la Société des Bibliophiles liégeois, ce qui fait rebondir d’un rire nerveux le petit ventre du patriarche. Ne faites pas tant de manières, voyons, restons simples, monsieur de Bormans, pardon, monsieur Bormans. Bien sûr, la Société des Bibliophiles liégeois. Camille, qui a fondé la Société avec lui deux ans auparavant, serre les lèvres. Bormans aurait pu l’associer à la proposition. Le comte, vieux renard des salons, a compris la bourde. Il harponne du regard les deux historiens et leur propose un tour dans la salle aux archives. Il y a là des chartres des anciens temps, je suis sur qu’elles vont vous intéresser.

Die Grundsuppe – chroniques de la petite peste – 6

Paris, 11 mars 2020 – 23 heures et 30 minutes, le ciel noir réduit au silence la nuit qui finit dans son second quartier. La vitre qui longe mon bureau est glacée. Le corps de la journée se refroidit mais mon sang me tient chaud. Saturé jusqu’au dégoût par des palabres administratives qui viennent de se terminer (il y a la petite peste dehors et ça tord terriblement tout), j’ai repris la lecture de l’article de Sila, celui sur les chirographes. Elle y explique que les transactions entre juifs et non-juifs sont consignées dans des documents produits par des officiers d’écriture, des clercs chrétiens et juifs, au 13e s., dans l’empire germanique. Cette production de contrats ainsi validés serait encouragée et contrôlée par les autorités princières ou le magistrat de la ville, ou les deux, un peu sur le modèle royal anglais, qu’a découvert et étudié la première, lumineusement, Judith Olszowy-Schlanger. Ces contrats sous forme de chirographes étaient produits en plusieurs exemplaires, dont le document-mère se trouvait conservé dans une arca, un coffre. Des chirographes. Une document-mère. Un coffre. Tout se bouscule et le sang pompe et projette mes idées. Et si on trouvait ici les origines de la production de chirographes par les villes? les procédures juives n’auraient-elles pas servi de modèle aux processus urbains du nord et de Flandre? ça pourrait être l’inverse, oui. Il faut donc que je prouve l’antériorité chronologique des arca des communautés juives. C’est un premier pas. Le lien entre les communautés juives et les villes du Nord, ça devrait aller, ce sera le second pas puis le trot puis le galop vers la démonstration. Une extraordinaire fébrilité m’envahit.

Tu sais: quand tu viens de déchiffrer des mots, ton sang presse soudain, tu as pressenti une connexion, quelque chose qui marche, qui fonctionne. Alors ton souffle se fait plus saccadé, ta concentration est totale, les heures s’enfuient et l’adrénaline te tient éveillé, tendu. Le troisième quartier de la nuit est déjà bien engagé. Ton corps tout entier participe de l’excitation, c’est d’un érotisme inouï, tous les désirs se conjoignent, chercher, trouver, connecter, comprendre, découvrir, plaisir, jouir. Surtout, surtout, tu vois les ombres des hommes et des femmes des temps anciens qui volent devant tes yeux, elles prennent un contour, tu te sens démiurge. Michelet. Tu as l’impression d’avoir des milliers d’yeux perdus au Moyen Âge qui s’ouvrent soudain et se sont posés sur tes épaules. Même pas impressionné. Tu ne sens pas la pression, parce que si ces yeux revivent, tu te dis que c’est grâce à toi, grand dieu! Tu es heureux, ils vivent.

Reste à prouver l’hypothèse mais tu sais que tu as raison, tu le sens, tout ton corps te le dit. Enfin, il faut la prouver. Tout est là. Tout peut basculer ici. Ton attention est centuplée, poussée à son paroxysme, tu vois ce que personne ne voit d’habitude. C’est une sorte de transe, d’état de grâce, profites-en, ça ne durera pas.

Je reprends la lecture. L’article de Sila est récent mais, comme d’habitude, ses notes de bas de page sont copieuses, « das ist die Grundsuppe », pour paraphraser Luther. Le fond de la soupière avec les gros morceaux de lard, de pain et de légumes qui ont attaché un peu et qui, grattés et décollés à la cuiller, font un repas fort et goûteux pour les gros mangeurs. Je dévore. Rien avant le 13e s., sinon, au fond d’une note indigestement longue, trois lignes. Selon Sila, Georges Hansotte, historien des institutions de Liège et archiviste, a laissé une note dans ses propres archives, résumant un travail inédit de Stanislas Bormans. Celui-ci décrit un ensemble de chirographes originaux du 12e s. consignant des transactions entre juifs et chrétiens, et liés à la principauté épiscopale de Liège. Nous y sommes.

B le sait: Georges Hansotte était un homme sérieux, ce n’était pas un rigolo. Et Stanislas Bormans, un grand éditeur de textes médiévaux et surtout de chartes, fin 19e et début du 20e s., pour Liège au Moyen Âge. Quatre étapes s’imposent donc. Ecrire à Sila pour en savoir davantage sur cette note de Hansotte ; retrouver cette note ; retrouver le travail inédit de Bormans ; inventer ces chirographes. B. envoie un message immédiatement à Sila.

Basculement – chroniques de la petite peste – 5

Mardi 10 mars. Louvain-la-Neuve. La fac. Local E53, le cours d’histoire du christianisme médiéval dont j’ai hérité. Depuis vendredi, le temps accélère. L’air a pris un petit goût morbide, oppressant. Je sens les regards des étudiantes et des étudiants sur moi et mes cheveux blanchis prématurément, comme s’ils attendaient que je leur ouvre la boîte aux explications pour ce qui se passe: « vous voyez, je vis depuis deux cents ans, j’ai vécu le choléra, la grippe espagnole, la colonisation en Afrique, les grands massacres des deux guerres, les chênes qu’on abat et je peux tout vous dire, je peux vous promettre que nous en rirons ensemble dans deux semaines, que vous vivrez, votre papa et votre maman aussi, et aussi votre mamie et votre papy, que nous nous retrouverons dans deux semaines pour que vous me décerniez enfin le « bouffon d’or » que vous m’avez promis il y a quelques jours et que vous deviez me décerner le jour de ma conférence à Reims » (le bouffon d’or, c’est une sorte d' »oscar » décerné par les étudiants de la fac de philosophie, arts et lettres, chaque année, décliné en plusieurs catégories, à certains profs pour leurs qualités et leurs défauts, gentiment moqués). Alors je leur parle en plantant ma voix comme un des piliers de soutènement de la dalle de béton du centre de la ville, enfoncée à dix mètres dans les profondeurs de la terre brabançonne. Je leur assène ce que je pense, qu’on va sortir de ce merdier, qu’il faut être prudent, faire attention à soi et aux autres, mais ne rien lâcher. Rien lâcher. Les jeunes Belges sont des pragmatiques. Si certains sont issus de la bourgeoisie, beaucoup ont de la terre sous leurs semelles ; la Belgique pratique un peu moins la reproduction bourdieusienne que la France. Ils pèsent mes mots comme leurs parents pèsent les charrois d’épeautre à la balance à bascule de la coopérative, l’oeil aiguisé planté sur l’aiguille du compteur.

Je sors de ces deux heures de cours épuisé, j’ai tout donné. J’ai des pensées complexes en tête. J’allume une clope. Je suis un des derniers à fumer, c’est mon karma. Le ciel est gris et l’air violemment humide. Un air de peste, comme on l’imagine en 1349 ici-même. Il y a des cas. Des profs, des étudiants. Je les connais, je connais leur nom, leur visage, leur voix, je leur ai donné cours ou je les ai cotoyés. Cette petite saloperie de peste prend un vilain tour, réel trop réel. L’administration de la fac est tendue à claquer. On dirait que tout va craquer. La fermeture est imminente. Je grimpe au 3e étage du Mercier pour retrouver mes bac3 et poursuivre le projet d’histoire globale de la pandémie. Ils tiennent. Elles m’impressionnent.

Partir. Pas pour fuir, car la violence à venir ne me fait pas peur. Je ne supporte pas de sentir mon propre sang couler, comme si quelque chose fuyait de moi, mon âme, mon souffle. Mais pas le sang ou la souffrance des autres. Je suis bien le fils de mon père, qui a vécu toutes les horreurs de l’apostolat du médecin généraliste, toutes les morts et toutes les violences physiques de la maladie ou de l’accident, mais qui tombait dans les pommes à la naissance de ses enfants. J’ai un esprit de nettoyeur de tranchées, d’aventurier idéaliste, je mourrai sans le sou, brûlé au feu d’Alechinsky. Je voudrais partir, pas pour fuir, non, non, enfin pas pour fuir la peste, car je la connais déjà bien, copine, on ne se craint pas. Non, je voudrais partir, quitter ce monde trop plat. Partir à Rome ou à Venise, villes mortes. Il y a des images de Venise et de Rome, vides, villes ouvertes au vent et à la peste, qui circulent. J’ai tellement envie d’y aller, le vide m’appelle, le vide et le silence m’ont toujours fasciné. Mais personne ne veut me suivre ou me laisser faire. Cette peste me rend fou. J’ai envie de brûler encore davantage la chandelle par tous les bouts, très très vite. Je ne veux rien rater. Je veux tout vivre. Venise. Rome. L’Ethiopie. Les quartiers vides. La nuit.

B n’a plus de migraine, ces derniers temps. Il est concentré, focussed disent les Américains -le mot est plus cinglant, sifflant comme le serpent qui va frapper, ça lui convient bien. B aime cette ambiance de fin des temps. Ses lectures collent parfaitement avec cette montée en charge du dernier monde, comme il le sent. Il cavalcade dans Ténèbre de Paul Kawczak , une sorte de lente descente au coeur sombre de l’enfer, symbolisé par le Congo colonisé sous Léopold II. On y trace un jeune géomètre belge qui devient fou de mort au fur et à mesure qu’il avance au coeur des terres violées.

Nous entrons en petite peste comme en couvent, nous entrons en clôture et nous ne savons pas comment nous en sortirons, fous de mort ou fous de vie.

Les chirographes – chroniques de la petite peste – 4

6 mars 2020. La petite peste n’est pas une solitaire. Ici, c’est un virus (là-bas, un bacille) mais c’est aussi un parasite. J’éprouve de violentes difficultés à ne pas transposer mon Moyen Âge à notre temps. Tous les historiens, tous, hommes, femmes, nous sommes tentées de jouer le jeu des transparences, en superposant le calque d’un Moyen Âge aux lignes claires sur notre monde démantibulé et auquel nous cherchons des cohérences. Tu voudrais tant que tout s’explique et à défaut de conclure par un tout est bien qui finit bien, tu fais confiance à ton viscéral besoin de maîtriser, à la grande image du monde que tu t’es faite, qui te permet de te justifier et de jouer ce rôle si enviable de donneur de leçons et de lanceur d’alertes de salon. Ton logiciel control freak tourne à toute blinde. Donc la peste, les famines, les crises politiques, la petite glaciation qui s’annoncent, le tableau des horreurs au 14e s.: tu replaques à coups de crayon gras sur les esquisses 2020, le climat, la crise économique, les souffrances sociales, les errances néolibérales, les dérives fascistoïdes, les fondamentalismes de tout poil et par-dessus tout cela la petite peste. Le passé est un miroir trompeur.

Il n’empêche. Ce 6 mars, je tente de rallier Reims, en jaune, alors que la France de la recherche s’est arrêtée, en plein conflit social autour des retraites, de la loi de programmation de la recherche, de la reconnaissance des grands corps publics. Imaginez, en France, tout a commencé voici un an et demi, avec les coups de boutoir des Gilets Jaunes, puis la prise de conscience des désastres climatiques et la réaction sociale, enfin avec la question de la réforme des retraites. Dix-huit mois de crises. L’air a une odeur de tissu usé, élimé, recousu, fatigué.

Reims, donc, pour y donner un topo aux agrégatifs et aux capétiens à l’université. La question des concours, cette année, colle parfaitement avec mes domaines de recherche et je suis heureux de faire encore un tour de France des universités pour y expliquer mes travaux. J’accepte chaque invitation parce qu’à chacune je me prends un grand shoot d’adrénaline. Je dois parler à 13h45, on a un poil de retard mais rien de grave. Un peu de trac, mais surtout l’envie d’y aller, la joie de descendre au coeur de l’auditoire, sur la scène -non, pas dans l’arène, car ce n’est pas un cirque mais un théâtre. J’aime beaucoup cette configuration en amphi, elle me convient parfaitement, je dois lever légèrement le menton, je cherche des yeux dans une semi-obscurité, je reste debout, je bats les planches.

Commencer est jubilatoire. Tu le sais, tu le sens, c’est de l’ordre du non-dit, de l’évidence: il faut taper haut, directement, commencer en défonçant un mythe ou en tentant de le faire. Non, la révolution de l’écrit n’existe pas. Effet de rhétorique, effet de séduction, on se cherche, l’amphi et toi. Tu sens que ça prend, l’amphi s’accroche à ton débit, il te fixe, vous ne vous quittez plus des yeux. Tu avances, les slides se suivent. Tu es debout, tu la joues mano à mano, tu sens ton rôle, tu connais ton texte, tu ne veux pas le dire mais tu le suis, tu l’interprètes, tu improvises, tu l’adaptes, au flair, tu sens quand tu dois avancer, passer au point suivant, tu le sens aux oscillations des cils de ton auditoire, enfin c’est ce que tu crois, que tu ressens. Ca s’enchaîne bien, tu lorgnes sur le temps, tu vas trop lentement, on va un peu hausser le tempo parce que tu veux tout dire, une question de respect, ils et elles sont venues pour entendre la totale, tu ne veux pas les décevoir. Les mots sortent facilement. Tu poses ta voix, tu la places haut, de temps à autres de petites scories d’accent liégeois. Les chirographes, les voilà. Pas le temps de parler des communautés juives, mais tu annonces quand même ton livre sur le faux. Les chirographes, l’autorité, tout y est. Tu termines là, sur ces écrits qui font le châssis de la société médiévale. Tu n’entends pas les applaudissements parce que tu planes. C’est de la bonne. Questions -heureusement, il y en a. A Jerusalem, pas de temps pour des questions après ta communication: tu as été frustré et il t’a fallu une journée pour l’accepter. Reims, 15h, tu empoignes ton manteau, il faut partir. Dans la caisse qui te ramène à Paris, tu es heureux. Tu t’es senti utile.

En toile de fond, le parasite, la petite peste. Elle est déjà collée à mes semelles. Dès mon retour de Jérusalem, j’ai décidé d’organiser un de mes cours de bac3 Histoire (équivalent L3) autour de la production d’une synthèse « grand public » sur les pandémies, dans une perspective d’histoire globale. Mon flair me disait que c’est important, qu’il le faut.

Les chirographes – chroniques de la petite peste – 3

< la différence entre la Peste Noire de 1347 dans l’Europe des fosses communes et la petite peste dans l’Europe à la jupe plissée, c’est que la catharsis immédiate de nos contemporains passe par l’exposition narcissico-obsessionnelle de nos expériences. Les chercheurs qui travailleront plus tard sur cette histoire-ci auront à faire à des teramerons -des milliers et des milliers de decamerons. Mon récit qui combine métier d’historien et fiction sera un de ceux-là. Autant essayer de creuser la différence par le titre, que je me permettrai d’ailleurs de faire évoluer. Exit le confinement et le latin un peu trop pédant, entrée en scène de mon orgueil de médiéviste avec les « chirographes ». La numérotation restera continue elle et permettra au lecteur, s’il n’est pas encore dégoûté, de suivre le fil du récit, que j’espère poursuivre jour après jour >.

Mais pourquoi des chirographes? Dès le 10e et puis plus largement au cours des 11e et 12e s., le modèle se répand. Les hommes et les femmes du Moyen Âge l’adoptent pour des transactions qui associent deux personnes, voire davantage. Le contrat, l’arbitrage, la décision est copiée deux fois, chaque partenaire en obtient un exemplaire. Chacun s’en va avec sa part de document affublée d’une demi-phrase ou d’un demi-mot. Jusqu’ici, les historiens semblent convaincus que ce système de « devise » -c’est ainsi qu’on qualifie ces lettres coupées au mitan- permet de valider, voire d’authentifier les deux exemplaires en les rapprochant. Comme nous aimons infantiliser ces médiévaux en les imaginant jouer avec des puzzles. Je ferme les yeux et je vois le pincement de lèvres un peu nerveux de certains de mes collègues quand je leur fais remarquer que c’est bien simpliste, tout cela. D’autant plus simpliste que le chirographe change d’âme et de fonction au cours du 13e s., quand les petites villes du nord du royaume de France ou de l’empire se mettent à produire elles aussi des chirographes pour leurs administrés et, plus largement, pour la population des environs. La différence? Le magistrat de ces villes s’est emparé du modèle pour imposer leur marque, leur pouvoir, leur nécessité, leur intercession dans les opérations contractuelles des habitants, même si la ville n’a rien à y voir. Tu veux emprunter à ton « ami » Gautier « le Lippu », un margoulin de Tournai? Pourquoi pas. Mais alors, un petit contrat en bonne et due forme. Deux exemplaires, un pour toi qui reconnais devoir rembourser au Lippu une mignonne somme annuelle, tous intérêts inclus, après avoir hypothéqué tes biens ; l’autre pour le maire et les échevins de Tournai. Il sera bien conservé par ceux-ci, dans un coffre ad hoc, serré à double tour. Cet exemplaire-là, ce sera la matrice, le document maître, la mère de ton contrat. Un problème survient avec Gautier qui réclame et tempête, qui te dit que tu ne lui as pas remboursé assez, que ta coquette masure à côté de la cathédrale, c’est pour lui désormais, lui qui menace de te ruiner jusqu’à la dixième génération, comme il sait si bien le faire? Tu cours chez les échevins, on sort la moitié-mère, on la colle sous les yeux chafouins de l’usurier, la vérité sort du coffre, tu souffles et tu te dis que c’est pas encore pour cette fois, la ruine. Tu jures que tu ne traiteras plus avec le Lippu, crapule, ordure, j’ai vu ta mère sur la binasca en train de tapiner. Enfin, plus avant longtemps.

Il fait froid dans cet avion. Je pense à Gautier le Lippu et au portrait qu’en fait un des mes thésards, le grand Sébastien: c’est lui qui l’a sorti de l’ombre et je suis déjà fier de ce qu’il est en train de nous préparer. J’ai refermé l’ordinateur, la fatigue a brouillé ma concentration. Je termine le vol avec Tonino Guerra et son journal poétique des années quatre-vingt-dix, justement appelé « il pleut sur le déluge ». Je l’ai couvert de notes au crayon, j’y ai écrit des réflexions, un sorte de mini-journal tout au long de mon séjour à Jérusalem, dans les blancs et les interstices, comme en glose, un journal dans le journal. Je retrouve chez Tonino des fulgurances qui me parlent, à moi qui suis de plus en plus persuadé que mon Moyen Âge de chirographes et de bizarreries écrites ne peut être seulement une affaire de petits Européens confits, que pour le comprendre, s’en faire un ami, un confident, on doit faire un pas de côté, et même une course déhanchée, l’écouter murmurer en tendant l’oreille depuis l’autre côté de la Méditerranée, hors de la chrétienté occidentale en tout cas. On doit apprivoiser le passé de l’occident en décentrant le regard, en intégrant les cultures non chrétiennes dans la réflexion. Une sorte d’écriture inclusive de l’histoire. « L’orient n’est pas seulement une zone géographique. L’orient est aussi une cavité dans notre esprit. L’orient est une position oblique par rapport à un monde vertical. L’orient est une attention portée aux frémissements d’une feuille. L’orient est une désobéissance aux désirs. L’orient se touche avec les mains. Ou ne se touche pas ».

L’avion rugit, cabin crew prepare for landing, je regarde le sol qui se rapproche, le sol se rapproche, des voitures passent sur l’A1 sous les roues, si on s’écrase maintenant on pourra retrouver des morceaux de moi, je serre Tonino Guerra, j’attends le choc sourd des roues sur le tarmac, voilà, le chuintement rageur du caoutchouc, la carlingue souffre, les trains sont écrasés, l’avant pique, louvoie. La vitesse décroît, ce n’est pas encore pour cette fois, on rentre. Dans le bus de l’avion au terminal, une dame large répandue sur un siège se couvre la face de son foulard avec un regard pointu en direction d’un voyageur asiatique debout tout à coté d’elle. Le beau gosse encuiré et moulé dans son t-shirt a rajusté son masque. La petite peste en transit depuis Caffa a enfin débarqué.

C’est le début.

Chronica discessus – les chroniques de la petite peste – 2

20 février 2020. Retour de colloque. L’avion est battu par les pluies sur le tarmac de l’aéroport Ben Gurion. Deux heures d’attente au sol pour le Tel-Aviv – Paris, une grève des contrôleurs aériens à Charles De Gaulle. Ces Français, toujours en grève, vitupèrent tout haut mes compagnons de vol, tout français qu’ils sont. Devant moi, un autre jeune type s’installe, le torse sculpté dans un t-shirt collé sur sa peau, harnaché d’une veste en simili-cuir grand genre. Il porte un masque en papier qui lui mange la moitié du visage. D’habitude, ce sont les femmes et les hommes asiatiques qui portent ces masques, mais on sait que c’est une nécessité pour eux pour se prémunir contre la pollution des grandes villes autour des fleuves jaune et bleu, nul n’est surpris et peu associent alors son port avec l’insidieux virus de Wuhan. Lui, c’est le premier blanc que je vois ainsi muselé. La petite peste rentre avec moi et elle voyage en classe eco.

L’avion crève la nuit glacée. Ma liseuse allumée casse l’ambiance malsaine d’une carlingue glauque, surchargée, surchauffée, fatiguée, et dérange mes voisins de siège, un jeune coq avec une pointe de barbe et sa compagne le visage gonflé au botox, tous deux s’enduisant de solution hydro-alcoolique avec le même sérieux que s’il s’agissait d’une huile de bronzage.

Je lis l’oeil lourd un article scientifique, en PDF. Sila Jusberstein en est l’auteur, l’auteure. J’adore Sila. C’est une créature magique. Elle semble intemporelle, immortelle. Elle te regarde de bas en haut et te plante un regard bleu intense au coeur de la rétine, elle a déjà trois coups d’avance à chaque texte médiéval que tu tentes de comprendre avec elle. Chaque fois que tu la rencontres, au détour d’un colloque, elle semble connaître une langue de plus. Je l’adore parce que je n’ai pas besoin de justifier mes positions quand je la vois. Elle a déjà tout saisi avant même que je termine ma première phrase hésitante. Elle me reprend et me développe ; avant je n’osais pas trop suivre, impressionné que j’étais ; mais maintenant, je laisse l’enthousiasme prendre le dessus, mesuré, avec une pointe aiguisée de rationalisme métallique. S’ensuit une réaction en chaîne, les arguments s’arriment et les idées sautent en gerbes d’étincelles.

Sila a donc façonné cet article qu’elle m’a recommandé entre Jerusalem et Tel Aviv, dans le taxi vers l’aéroport, et je l’ai happé sur son compte Academia, grâce au wifi de Ben Gurion Airport. L’article traite des chirographes dans les communautés juives du Sud de l’empire germanique, du 12e au 14e s.

Les deux exemplaires d’un chirographe, conservés par l’abbaye du Val-Saint-Lambert à Seraing, année 1349 (A.E.Liège, fonds de l’abbaye du Val-Saint-Lambert, charte 501). La peste vient de lâcher ses chiens de guerre.

C’est notre point commun, les chirographes. En fait, c’est le point commun de beaucoup de chercheurs, actuellement. Voici cinq ans, moins peut-être, quelques médiévistes seulement, les doigts d’une ou deux petites mains, s’y intéressaient. Et surtout encore moins nombreux, celles et ceux qui s’intéressaient aux chirographes d’après le 13e s. Un chirographe, c’est une charte médiévale dont le contenu a été copié deux fois sur la même feuille de parchemin. Les deux textes gémellés, tête-bêche ou côte à côte ou l’un sous l’autre, en un obscur kamasutra diplomatique, sont séparés l’un de l’autre par un coup de ciseaux ou de couteau qui coupe en deux le parchemin. D’une feuille l’on fait deux. Mais la découpe n’est pas anodine. Elle passe au travers d’une suite de lettres ou de mots. Souvent, c’est le mot latin chirographum, chirographe, « écrit à la main », un emprunt biblique. Le mot aux consonances ésotériques s’est déporté et a enveloppé le document tout entier, constitué par les deux exemplaires du chirographe. Ca sent la kabbale, tout ça.

Chronica discessus – les chroniques de la petite peste – 1

A chacun son Decameron. Le mien aura les couleurs que je cherche depuis longtemps pour mes textes, entre outrance et réalisme, entre histoire critique et jeux fictionnels.

Le premier pas de la danse macabre est un pas inquiet, tendu, tremblant. L’arrivée sur la scène fut simple et aisée, joviale, le menton levé, fier et présomptueux. Voilà déjà plus de deux mois que nous avons vu la petite peste se lever.

Elle est née dans les profondeurs sombres des marchés de Wuhan, là où tu imagines les Chinois à deux dents manger bruyamment la soupe claire à la chauve-souris et au pangolin. La chauve-souris ou le pangolin? Le pangolin prend sa revanche sur l’humanité, elle qui pensait le faire disparaître, le voilà qui crache sa malédiction, son poison né de nulle part, des profondeurs obscures et humides. Un effrayant nulle part, comme la main du diable, le doigt de dieu, le cheval verdâtre, le quatrième sceau brisé. Pangolin ou chauve-souris, de toute façon, la pandémie naît dans le corps ulcéré de ceux qui sont mis en pièces par les prédateurs méprisants. Revanche, le prédateur crève de son orgueil, il a trop bouffé et voilà ses poumons qui s’emplissent de pestilence, plus moyen de respirer, il se met à crever de l’oppression qu’il aimait tant à distribuer jusqu’ici.

Au départ, je n’avais pas peur du tout et toi non plus. Pour un historien, et qui plus est un médiéviste, la petite peste de Wuhan, le coronavirus, le virus impérial, couronné, le COVID-19 est un superbe miroir, un lieu de réminiscence, où l’on voit se répandre comme une petite black death et son cortège de noirs catafalques, catharsis, catastrophes, les angoisses et les frustrations, les folies des anciens temps. Au début, je n’avais pas peur du tout, c’était même amusant, les nombres tombaient de loin, la province de Wuhan était un éloigné bourbier, et nul n’imaginait que le virus couronné passe tous les sept cercles pour venir jusqu’au coeur de l’Occident européen si méprisant. Nous, mourir, jamais! Nous, souffrir, jamais! C’était face à un laboratoire lointain de l’histoire que nous les historiens écrivions. Nous les médiévistes, nous les historiens, nous nous sommes gargarisés de plus en plus des avancées terrifiantes du virus couronné. La terre de Chine assiégée, quelle aubaine, on pouvait suivre pas à pas la dynamique d’une épidémie virale.

Enfin du viral! Du vrai viral. Cela fait trop longtemps qu’on utilise du viral pour tout et n’importe quoi. Viral, le mot est resté en Europe si artificiel, pour parler d’une nouvelle qui traverse les routes et les câbles comme une traînée de poudre. La fascination qu’évoque le mot « viral », pour parler de la vitesse un peu effrayante des informations explique la surutilisation du terme, happé dans un discours frénétique. Viral, avec son étymologie à la Isidore de Séville, viril à la poigne de fer, viral comme mot sifflant lourdement, un trait de baliste qui défonce les portes les plus solides. Le monde vacille d’images dites virales. Mais voilà que la viralité s’ancre à nouveau dans le concret, dans l’expérience de la réalité, retour au premier sens, à la destruction des corps. Là ce ne sont plus des images qui frappent, car on n’a pas d’image des malades ou des morts du coronavirus, car la représentation du coronavirus est esthétique. Ce sont des chiffres qui signifient des vies, vacillantes ou éteintes. Au départ, c’est une viralité chinoise, asiatique, lointaine inquiétude. Puis des cas en Europe, puis des cas aux Etats-Unis et là on se penche un peu davantage, attentif. La viralité reprend sa première peau, son sens originel, décuplé, centuplé. Et si?