Liège 16 juin 1865, après-midi, au Jonckeu.
Stanislas Bormans a quitté son faux col amidonné, il a tout quitté d’ailleurs, dans des bras fermes et chauds. Assis dans un lit en rococo massacré, il caresse doucement un grand corps nu, étendu, une peau mate au grain large, tavelé de son. Rachel aime Stanislas pour pour sa délicatesse, pour ses longs monologues après l’amour, quand il lui explique, euphorique, tendre, abandonné, ses perversions les plus profondes: son long trip au coeur des archives, comment et pourquoi le reste l’indiffère, comment tout le monde autour de lui se fout de lui, combien il se sent seul à descendre en apnée, comment il manque de souffle une fois au fond, quand il rencontre celles et ceux qu’il appelle ses « âmes ».
Mais voilà, archiviste, ça ne paie pas. On lui promet de monter en grade, traitement plus élevé à la clef: partir à Namur pour cela, prendre la direction du dépôt d’archives. Namur, ce repaire de culs-serrés, de peine-à-jouir. Namur, ville morte, ville sans âme, petite bourgade bourgeoise sans air. Liège, à côté, vit, souffle, mugit des grandes légions d’ouvriers et de mineurs qui y travaillent à en mourir. Liège qui grandit au-delà des remparts de Notger, de toutes les ceintures médiévales. Liège qui a toujours été ce grand coeur au nord de Paris, Liège la terre-mère des carolingiens. Liège et ses mille clochers. Liège et ses archives, qui sentent si bon.
Hier, il était chez le comte d’Outremont, à Warfuzée. Il lui a montré beaucoup de documents que la famille a préservé au château. Surtout des pièces du 15e au 18e s., des grandes affiches que l’on nomme placards, des livres de comptabilité illisibles, des liasses de procès. Mais il y a quelques pièces très médiévales. Figure-toi qu’il possède des liasses de chartes de ses ancêtres. Il m’a notamment montré des chartes non scellées. Tu te rends compte, Rachel? Des chartes, ce sont des feuilles de parchemin sur lesquelles nos ancêtres écrivaient leurs décisions, leurs accords, leurs contrats aussi. Normalement, à partir du 11e ou du 12e s., ils leur attachent systématiquement des sceaux en cire pour que ces bouts de parchemin aient de la valeur. Mais là, j’ai vu des chartes sans sceau. Elles n’en ont jamais eu. Je me suis demandé comment elles étaient validées, si ce n’est par la devise, car ce sont des chirographes, vois-tu. A Liège, les chartes chirographes sont toujours dotés de sceau, en plus de la devise qui les identifie. Et puis, ces chartes que m’a montré le comte, elles portent des caractères juifs. Je n’ai jamais vu cela dans mes archives liégeoises, on n’a jamais fait grand-cas à Liège des Juifs au Moyen Âge… Stanislas s’arrête, se rend compte une fois de plus qu’il a trop vite parlé, il balbutie des excuses, Rachel est habituée, elle lui souffle que c’est pas grave, qu’il continue.
Attends, je te les montre, je les ai apportés pour toi, tu sais, tu vas mieux comprendre. Le comte me les a prêtés quand j’ai montré mon intérêt pour ces documents. Il m’a fait promettre de les rapporter. Comme si ça valait quelque chose pour lui, juste bon à tirer ses canards et ses domestiques. Stanislas rougit de son impertinence.
Stanislas lit de la lumière dans les grands yeux noirs. Non, je t’assure, Stan, ça m’intéresse, mon cousin Israel vient de me dire qu’au Caire, en Egypte, à la synagogue Ben Ezra, le rabbin Yaakov Saphir a découvert l’an passé une guenizah très ancienne. Sa voix chante et saute dans l’air surchauffé de la chambre. Une guenizah, tu sais ce que c’est? C’est une pièce pleine de documents qui portent le nom de Yahveh, cachés depuis des siècles, on les entreposait là en attendant leur destruction, leur enterrement par les autorités rabbiniques. On ne peut pas détruire comme cela des écrits qui portent le nom de Dieu, tu sais, cela doit se faire selon les règles, alors les rabbins ont mis en place le système des guenizot. Tu en as entendu parler, non? Israel est rabbin à la Glockengasse à Cologne et il a rencontré le rabbin Yaakov, c’est passionnant, il lui a montré des manuscrits qu’il a trouvé dans cette guenizah et qui remontent au temps des croisades des chrétiens, à ce qu’il dit. Stanislas sourit, il déborde de tendresse. C’est pour cela qu’il aime Rachel. C’est ainsi qu’il l’aime, comme un fleuve de passions.

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Stanislas extrait du grand lit son corps maigre, blanc et un peu cassé par ses manières d’intellectuel éperdu. Il s’agenouille comme à confesse et sort de son porte-documents une liasse de feuillets blanc cassé, environ vingt-cinq centimètres de long et une vingtaine de centimètres de haut. Le visage ouvert, il confie les feuillets à Rachel, qui les saisit délicatement, de ses longs doigts lisses. Elle les tient devant elle, ils reposent sur ses seins blancs. C’est du parchemin, raidi, il exhale une odeur un peu poussiéreuse, un peu musquée, juste un peu. Elle a posé son regard comme ses doigts sur les chirographes. Elle les fixe comme si elle contemplait le nom de Dieu. Ses lèvres bougent légèrement, elles suivent les courbes des lettres, les latines et les hébraïques. Stanislas la contemple, comme elle est belle ainsi, une intense émotion l’envahit, il a envie de pleurer, de petites larmes muettes. Le temps du monde n’existe plus.
Après de longues minutes de psalmodie silencieuse, Rachel lève le regard, tout est sincère, même l’air surchauffé et le lit rococo. C’est passionnant, Stan, je ne comprends pas tout, mais c’est de l’hébreu, j’arrive à déchiffrer certains mots. Ce sont des chartes du Moyen Âge, elles ont été écrites à Liège alors? Stanislas, assis à l’autre bout du lit, ouvre les bras et les mains comme un grand crucifié maladroit. Je ne sais pas, je n’ai pas eu le temps de les déchiffrer depuis hier, il faut que je voie cela de plus près. Mais veux-tu les reprendre, y jeter un oeil, tu pourrais traduire la partie hébraïque?
Rachel rosit. Elle est émue. Elle accepte tout de suite, sans laisser à Stanislas le temps du doute, du repentir, elle ne veut pas perdre ce moment-là. Oui, elle lui doit bien, il lui paie son loyer, son charbon, son gîte et son couvert, Stanislas. Elle lui a promis qu’elle prendrait moins de clients. Qu’elle serait plus prudente, qu’elle suivrait les fameuses pratiques des hygiénistes à la mode qu’il lui a longuement exposées. Et puis elle se sent enfin quelque chose, quelqu’un même. C’est un gentil. Un brave homme.
Stanislas se rhabille vite, il doit y aller, c’est l’heure du souper, il doit retrouver sa Victoire.