25 avril, Buzenval, Paris.
Ces dernières semaines, dans le reclusoir de la rue de Buzenval, furent douloureuses. B admire ceux qui avancent à grandes enjambées dans leurs recherches, qui écrivent pages sur pages scientifiques, qui lisent des centaines de livres et des centaines de sources. Ils ne sont pas si nombreux.
B ne sait pas si la petite peste n’a rien à avoir avec la grande peste comme tout le monde le répète, comme pour s’en convaincre, comme pour se rassurer. Mais B sait que pour le commun des mortels, pour toi, la petite peste, c’est la grande peste, là, tout au fond de toi. Elle t’a cassé les genoux, t’a cloué au fauteuil, à ton balcon, bouche ouverte, comme trépané, bercé par les valses de chiffres et de tendances, les promesses de pics, de masques et de vaccins qui n’arrivent pas, les déclarations lyriques pendant que tes vieux meurent seuls dans les maisons de retraite en regardant le plafond qui blanchit au fil des heures, seuls, à chercher l’oxygène, tout seuls.
La petite peste a fait le grand tri apocalyptique entre les bons et les mauvais. Car si le gris est très bien porté sous le soleil d’avril, certaines et certains sont sortis de leur réserve et sont habillés N/B. On a ri, on a moqué tous ceux et toutes celles qui ont créé mille artefacts pour s’approprier la petite peste, pour la dépasser, pour tenter de s’en servir comme d’un marche-pieds pour aller ailleurs. On a regardé méprisants les pauvres qui font la queue pour manger en Seine-Saint-Denis, la racaille a rigolé des cailleras. On a dénoncé tant qu’on a pu l’incurie du gouvernement et en même temps les voisins qui ne confinent pas comme il faut. Dans certains villages, on a collé des affiches sur les pharmacies pour empêcher les soignants, ces bocaux de peste, d’entrer; dans d’autres, on a brûlé les voitures des infirmières. D’autres ont continué la lutte pour les sans-papiers. D’autres sont partis, volontaires, travailler dans les hôpitaux. D’autres ont collecté des vivres pour les SDF, les familles sans le sou, les personnes âgées.
D’autres, tous les autres, le plus grand nombre, ont survécu, tristes, souffrants, laminés, abasourdis, sans souffle, guettant le jour après la nuit et la nuit d’après pour que le jour passe vite.
Tu as vu, tu vois maintenant les personnes sur lesquelles tu peux compter, les piliers de ta vie à venir, elles te sourient, tu n’avais jamais prévu cela, tu ne pensais pas à elles et pourtant ce sont elles qui sont sorties de l’ombre, de la nuit, avec leur manteau d’honnêteté et de tendresse, leur droiture et leur humanité. Les autres, et hélas il y en a, il y en a bien trop, beaucoup trop, les autres, voués à la géhenne de ta vie, ils sont sortis de l’ombre aussi, mais c’est pour aller danser au bal des monstres. La petite peste a donné du relief aux vies qui t’entourent.

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Quarante jours de confinement, quarante jours au désert, quarante jours de carême, quarante jours pour quarante ans à sortir d’Egypte, comme le monde a changé en quarante jours. L’histoire de la petite peste est profondément réelle, elle avance plus vite que n’importe quel cheval au galop. Ce n’est pas le lieu de faire cette histoire ici, juste de noter qu’elle sera terriblement difficile à rédiger -on l’a déjà dit- parce qu’elle a des rythmes terriblement différents selon les continents, les pays, les régions, les villes, les quartiers, les rues, les maisons, les appartements, les pièces à vivre ; parce qu’elle se vit différemment selon que tu sois riche, pauvre, blanc, noir, jeune, vieux, heureux ou malheureux. L’histoire « ordinaire » de cette petite peste sera difficile à rédiger et les grandes collectes que toute la communauté scientifique appelle de ses voeux, tout importantes soient-elles, ne constitueront probablement qu’une écume mémorielle.
Partout le sentiment d’une révolution à faire. Il faut profiter du trouble pour changer le monde, l’économie néo-libérale te dégoûte, on doit secouer le vieux monde, subordonner les realia économiques à l’homme, sauver la planète, enterrer le monstre de Frankenstein une bonne fois pour toute. Mais nulle part le moindre lever de drapeaux noirs. Le monde est bien appris. Où sont les recettes de la révolution? Des banderoles, des manifestations? Des grèves, des flashmobs? Le chant haché des AK47? Tu attends les recettes. La petite peste n’apporte aucune solution, elle ne permet même pas de poser le problème, elle ne fait qu’exacerber les souffrances, les cris, les angoisses. Sortir de cela, tenter de se hisser au-dessus de la mêlée, c’est être ou inconscient ou égoïste ou fou. Ou je ne sais pas.