Henri et Noé – chroniques de la petite peste – 18

23 avril, 3 heures du matin.

B a eu une longue conversation avec Rosa, au téléphone. Bruno, le bibliothécaire-archiviste de la Société des bibliophiles liégeois, lui a déposé dans une grande enveloppe la photocopie de la lettre de Stanislas Bormans, telle qu’il l’a retrouvée dans un petit lot de correspondances que Georges Hansotte n’a pas inventorié. La lettre est adressée à Rachel Deitz. B avait bien compris, en notant chaque mot de début de ligne des deux premières lettres, qu’il y avait quelque chose entre ces deux-là. Petit stratagème d’amoureux insouciants. Qui ne rêve de rédiger des lettres à secrets comme celles-là? Tout brûle et rien ne se consume.

B a expliqué le stratagème à Rosa qui souriait au téléphone et il imaginait ses yeux d’un bleuté transparent en fermant les siens. Pas de stratagème dans cette lettre-ci, toujours conservée en brouillon, c’est la fin d’un cycle, tout est consumé.

La lettre est datée à Liège, le 20 août 1888. A l’inventaire de la vie de Stanislas Bormans, on sait que ce furent des années importantes pour lui. Cela faisait déjà deux ans qu’il avait pris la charge du cours de paléographie et de diplomatique, remplaçant le jeune Henri Pirenne, évincé. Deux générations s’affrontent dans la carrière, les aînés et les jeunes coqs se toisent d’un oeil cinglant.

1865. Stanislas a trente ans quand il grimpe vers Warfusée, laissant les pleurs et les lamentations à la houillère de Gerard-Cloes, en Bernalmont. Il a trente ans quand il découvre les chirographes aux caractères hébraïques à Warfusée, il a trente ans quand il découvre les seins blancs de Rachel Deitz et file l’amour interdit. Henri Pirenne est né il y a trois ans et Noé Salmon naîtra dans trois ans.

1888. Henri Pirenne a vingt-six ans et Stanislas Bormans cinquante-trois ans. Bormans est de la vieille école, érudite mais aussi autodidacte, rat d’archives et de bibliothèque, le nez sur les écritures, un buveur d’encre, qui passe de document en document sans scrupule, comme un homme à femmes, boulimique, liégeois de Liège et belge de Belgique. En 1883, à vingt-et-un ans, Henri Pirenne obtient son doctorat puis il va squatter les Monumenta Germaniae Historica, les bureaux des maîtres Bresslau, Arndt, Waltz et, un an après, il se retrouve aux Chartes et à l’EPHE -cette maison n’a pas vingt ans et les autres sont juste un peu plus âgées. L’énumération des dates et des lieux n’est pas une frivolité. Le monde ouvert et découvert par Henri Pirenne, c’est un beau monde et un monde frais. Tout est en création, tout est à faire. Pas de petite audace, pas de menu choix. Les enduits des murs des institutions sont encore loin d’être patinés. Quand Henri Pirenne revient, il est paléographe et diplomatiste formé en Allemagne et en France: voilà le socle de son métier. Il a bouffé à tous les râteliers et il a bien fait. Mais il n’y a pas que cela et ça ne suffit pas. On le charge de monter la chaire de paléographie et de diplomatique à Liège, mais c’est Stanislas Bormans qui l’occupe. Pirenne est évincé, Bormans prend la place en 1886.

1886. Victoire meurt à quarante-trois ans. Stanislas Bormans se remarie un peu plus d’un an plus tard avec Anne ‘t Kint de Roodenbeke, la fille du consul des Pays-Bas à Bruxelles. Du beau monde. Elle a trente-quatre ans et met au monde deux filles, des jumelles, un peu plus de neuf mois après leur mariage, le 14 juillet 1888. Noé Salmon a vingt ans. Il va bientôt sortir de l’école normale, bientôt instituteur. Il habite Ville-en-Hesbaye, où son père est agriculteur. Noé est un brûleur de chandelles, un viveur. A la ville, il a lu Thérèse Raquin et Bel-ami, et aussi Une saison en enfer, il aime toucher les flammes du bout des doigts et quand il rentre chez ses parents, il part avec un livre se perdre des heures durant, sous un pommier, dans une des prairies du village, quand on n’a pas besoin de lui aux champs. Il paraît même qu’il écrit. A la ville, il a rencontré Rachel, elle a quarante-cinq ans, elle a de si grands yeux noirs.

Affiche pour le lancement de la publication hebdomadaire, vers 1867
Van Nuytts – Wikimedia

Dans la lettre, explique Rosa, Stanislas Bormans remercie Mme Deitz pour ses félicitations à l’occasion de la naissance de ses jumelles. Il la remercie « pour tout ce que vous avez fait pour moi », « sic » comme on dit. Il la remercie de l’avertir qu’elle s’en va, qu’elle a décidé de partir, de quitter la ville. Il lui explique qu’il comprend très bien qu’il faille un moment se faire une raison et prendre un nouveau départ. Comme ces lettres ont dû faire mal. Il lui présente tous ses « voeux de bonheur » pour ses fiançailles et son départ à Ville-en-Hesbaye.

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