Les chroniques de la petite peste

Entre le 16 mars 2020 et le 18 mai 2020, j’ai publié ici-même vingt-quatre épisodes d’un récit complexe que j’ai intitulé « chroniques de la petite peste ». Ecrit et publié comme un feuilleton, suivant le principe du blog, ce texte est forcément divers, déroutant, dérangeant, tordu, tortueux, à l’image de ces moments étranges que nous vivons depuis l’apparition de l’épidémie dite du Covid-19. C’est un récit de confinement, construit sur le mode du journal, mais ce n’est pas un journal stricto sensu. J’avais envie, depuis longtemps, de me lancer dans une création littéraire, entre fiction et réalité, entre ego-histoire et alter-histoire, entre je, tu et il, entre moi et mon moi de papier.

Trop souvent, les ego-histoires se prennent au sérieux, mettant un point d’honneur à ériger un parcours en « bullet-point journal » énumérant des leçons de vie. Je me suis demandé si ces récits de vie d’historienne et d’historien ne seraient pas plus crédibles s’ils étaient vraiment plombés comme les sources du passé, lestés avec des zones d’ombre, des aménagements avec la réalité, des clins d’oeil, des allusions, des jeux de piste. Je me suis demandé si ce superbe sursaut d’orgueil qu’est l’ego-histoire ne serait pas plus crédible et plus lisible si elle se jouait comme un film ou une pièce de théâtre en vingt-quatre actes. Je me suis demandé si l’autobiographie historienne ne trouverait pas dans la fiction assumée une façon de se sauver elle-même, pour éviter les tentations christiques au désert, lorsque le diable propose à Jésus de se jeter dans le vide sans peur puisqu’un ange viendra le cueillir avant qu’il s’écrase au sol. L’ego-histoire, genre universitaire français, relève de ce schéma et nous laisse succomber à la tentation puisque nous nous jetons dans le vide avec un texte censé tissé de vrai en guise de parachute, tandis que nos collègues angéliques nous rattrapent et nous adoubent dans le même temps.

Cette « authenticité »-là m’importe peu, en fait. Ma vie est déjà complètement réécrite depuis plus de cinquante ans, tout comme la vôtre. J’ai préféré aller jusqu’au bout du jeu. Vous n’y distinguerez qu’à grand-peine le vrai du faux. Il y a cependant moyen d’y lire bien davantage que ce que j’écris. La vie est un jeu et la vie est un songe.

J’ai rassemblé tous ces textes ici. J’en ai fait un petit livre. Je l’ai mis en page, j’ai tout replacé dans l’ordre chronologique, du 16 mars au 18 mai, ou plutôt du 20 février au 15 ou 16 ou 17 ou 18 mai, allez savoir.

J’espère que vous m’en direz des nouvelles.

Acta est fabula – chroniques de la petite peste – 24

Chère Sila,

J’espère que tu vas bien.

Je suis rentré. J’ai relu mon journal, tel que je l’ai mis en ligne, je n’en renie pas une ligne.

Je suis rentré déchiré de partout, après un jour et une nuit perché comme un stylite sur le tumulus. Ma nuit a été troublée par le chant insupportable des éoliennes sur lesquelles on a empalé le ciel. J’ai fait de longues marches alentour pour trouver une logique dans tout cela, pour tenter de tout expliquer, pour forcer les événements à me rendre des comptes. J’ai passé beaucoup de temps à contempler l’ancienne école de Ville-en-Hesbaye: le seul lieu dont je suis sur qu’il a été fréquenté par Rachel. J’ai nettoyé la tombe de Noé, Catherine et Victor, dans le cimetière de Ville.

Je ne pense pas que je retrouverai les chirographes des cours hébraïques. J’ai perdu leur trace. Plus tard, peut-être, dans les manuscrits qu’a légués Stanislas Bormans aux bibliothèques universitaires. Plus tard, quand les cris se seront tus.

Jusqu’ici, la démesure, l’irrationalité, la folie du monde ne m’avaient pas ébranlé aussi fort, mais le choc de la petite peste a rendu ses discours et ses postures terriblement plus acérées et plus audibles, c’en est devenu insupportable.

Depuis quelques semaines, on disait que rien ne sera plus comme avant. Je crains que ce soit le cas, mais pas comme nous l’espérions. Nous espérions un grand retour de l’humanisme, un travail sur soi face aux délires de ce monde consumériste, un abandon des folies du capitalisme outrancier et la lutte contre la crise climatique. Ce n’est plus certain. Les vieux démons sont ressortis de l’enfer, au fil des semaines. Ils sont sortis de leur confinement. La solidarité se délite, la violence sociale est à son comble, l’égoïsme est plus forcené que jamais. En face, les tenants d’une humanité altruiste sont toujours là et ils luttent pied à pied.

Comment réagir? Je me refuse à rêver d’un retour à la pseudo-innocence ou à la grandeur fantasmatique du passé: ce n’est pas possible et c’est le refuge de tous les délires identitaires. Je me méfie du seul retour à la nature, le recours aux forêts de l’anarque, façon Jünger ou Tesson -encore que je fasse trop d’honneur à ce dernier- car ce n’est que déporter notre soif d’autre chose sur les échelles de l’espace plutôt que sur celles du temps. J’en retiens le refus de la technique qui aliène. Je prône le retour sans intermédiaire aux hommes et aux femmes, individuellement, personnellement, visage à visage, main à main -et c’est Rachel et Stanislas et Noé, c’est Rosa et ses centaines de visages disparus et sauvés il y a plus de soixante-dix ans, ce sont tous ces visages qui ont mille ans et que je côtoie comme le tien.

Je n’abandonnerai pas mon métier d’historien, car c’est ce que je fais le moins mal, mais je ne veux plus le mettre au service d’une répétition des schémas, comme si de rien n’était. Je veux retrouver les visages, les visages passés, les hommes et les femmes derrière les visages, raconter leurs histoires. Redécouvrir l’autre, tous les autres. Nous avons besoin des histoires des invisibles et non des grands. Nous avons besoin de leurs histoires pour mieux apprécier notre finitude, pour que leurs visages nous aident à construire l’après autrement.

Tu as dû recevoir mon pli, avec les deux cahiers et la biographie de leur auteur, Rosa Roth. Tu veux bien m’aider à faire quelque chose de ces cahiers? Tout seul, je n’y arriverai pas.

Je te remercie, je t’embrasse

Chevauchées – chroniques de la petite peste – 23

10 mai 2020, sur le tumulus de Braives, peu avant minuit

Je me suis blotti au sommet du tumulus, sous les frondaisons, j’ai tiré au-dessus de moi un morceau de bâche en plastique noir récupéré dans un fossé, en marchant cet après-midi, dans les campagnes de Braives. C’est encore la nuit, il pleut toujours. J’écris toujours la nuit. Tout remonte la nuit, tout sort de l’ombre, toutes les horreurs du jour que l’on cache nonchalamment, tout ressort comme des démons du Vésuve, comme le sang noir d’une blessure profonde, comme les esprits qui hantent les cimetières, feux follets ou lucioles.

Je suis arrivé à Braives au début de l’après-midi, j’avais perdu tous mes sens, épuisé, n’ayant pas dormi les nuits précédentes, je ne sais plus combien de nuits. Braives est à trente ou quarante kilomètres de Liège, dans la Hesbaye waremmienne, à la limite entre la Hesbaye des plateaux et celle des vallons de ruisseaux, à côté de Ville-en-Hesbaye. J’ai vécu à Braives le passage de l’adolescence à l’âge adulte, au milieu de chantiers de fouilles d’archéologie gallo-romaine. J’y ai vécu probablement les meilleurs moments de mes vingt ans, temps d’insouciances et d’amours fraîches, chaque jour était fait de découvertes. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, extraire un morceau de terre sigillée d’une fosse, l’enduire de salive pour voir raviver ses couleurs, son rouge vernissé et apparaître ses décors, pour soi et pour soi seul, premier à en jouir depuis mille sept cents ans ou même davantage, on a le coeur qui déborde dix fois. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, vivre cela entouré de garçons et de filles qui vivent la même passion, simplement, sur le terrain, le nez et les genoux terreux, avides d’aimer, cela donne un sentiment d’accomplissement, de sécurité, de joie. Car sur le chantier, sur le terrain, il n’y a pas de manoeuvre, pas de manipulation, pas de malhonnêteté, pas de statut social, pas de note d’examen, pas de hiérarchie, pas d’avant ou d’après, rien que le vent de Hesbaye et les épis qui vont et viennent comme les plis d’une robe, rien que l’odeur de la terre grasse chauffée au soleil d’été et de l’argile humide qui sèche et craquèle, rien que les bruits du terrassement ou du travail à la truelle, rien que cette terrible et merveilleuse responsabilité d’entamer le temps passé, rien que des avalanches de sentiments que l’on ne maîtrise pas, rien que des sourires, des amitiés et des amours vraies. J’ai vécu intensément ces années-là, elles m’ont placé dans ces sillons que je creuse lentement depuis, sans arrêter, sans regret, sans remord, sans peur, avec la même joie infinie.

C’est pour cela que je suis sur ce tumulus, la tombe de Braives, qui a veillé sur moi pendant ces années de chantier, dix ans peut-être, à travailler avec tous mes coreligionnaires, étudiants en histoire ou en archéologie, mais aussi avec mes amis de la Société d’Archéologie de Hesbaye et de Waremme. Ils ont disparu pour beaucoup d’entre eux. Ils sont avec moi au sommet du tumulus battu par les vents de la nuit.

Je suis arrivé cet après-midi, vers 14h. Il pleuvait, la fin de la pluie de la nuit. Je ne sais pas comment je suis arrivé. J’ai juste des sons et des sensations en tête. J’étais assis sur mon assemblage de métal, l’enveloppant de mon ventre, de mes bras et de mes jambes, je l’ai chevauché en poussant le moteur dans sa zone rouge, il hurlait comme moi de rage et de tristesse et de douleur, il exhalait un souffle d’enfer le long de mes cuisses. La pluie battait le carénage, ruisselait le long du casque, descendait le long de ma gorge, dans mon cou, sur mes épaules, au travers de mes gants, dans mes manches, trempant mes cuisses. L’eau s’insinuait dans la boite à air et le carburateur double-corps et le cri du moteur devenait plus rauque, plus sourd, comme un cri d’effroi. J’ai pris les trajectoires sur la chaussée romaine, rien à perdre, moteur à fond de deuxième, troisième, quatrième, freinage, limite adhérence, troisième, suivre le point de corde, caler le regard loin, à la sortie du virage, chercher la sortie du virage, sentir les gommes qui tiennent le sol à la limite, la visière relevée pour éviter la buée, l’eau qui fouette le visage comme des têtes d’épingle émoussées. Rien à perdre, rien à foutre, la sortie du virage, le point de corde, accélérer, tourner la poignée d’un coup, violemment, sentir la roue arrière qui veut s’échapper, qui fait des virgules à chaque changement de revêtement ou sur une ligne blanche ou dans une flaque d’eau, réaccélérer, passer les vitesses à la volée, troisième, quatrième, cinquième, se caler derrière le carénage pour avaler le goudron des courtes lignes droites… Je n’en pouvais plus, je n’en peux plus. Je suis arrivé au tumulus, je suppose que tel est mon destin.

Rosa est morte la nuit passée, à cinq heures du matin. Son agonie a été courte et horrible, comme toutes les agonies. Il faut assister un agonisant, vous n’avez pas le droit de laisser quelqu’un quitter ce monde sans être tout à côté, à tenir sa main. J’avais déjà assisté à l’agonie et à la mort de ma grand-mère, en 1992, j’en garde gravé en tête chaque minute, et même le toucher de sa main que mes frère et soeurs serrions tous ensemble, pour l’accompagner. Peu après minuit, Rosa n’a plus parlé, elle me regardait, longuement, tristement, profondément, parfois ses yeux étaient densément marrons et brillants, parfois ils redevenaient translucides, elle me regardait et je la regardais et nous ne disions plus rien. Nous savions tous les deux que ce serait la dernière nuit. A demi-assise dans son grand lit, elle était en train de mourir comme une reine du vingtième siècle. J’étais juste posé à côté d’elle, l’enserrant de toute ma tendresse. Elle ne pouvait plus que souffler des mots et à chaque mot, un peu de ses forces s’envolait. Je lui ai demandé si elle voulait que je lui récite le Kaddish, si c’était le moment. Le « oui » qu’elle a sorti de sa bouche lui a fait terriblement mal et elle pleurait. J’ai trouvé un texte sur mon portable mais elle a montré sa table de nuit, à l’intérieur il y avait un vieux feuillet écorné qui datait de je ne sais pas quand, c’était ce Kaddish-là qu’elle voulait, celui qu’il fallait, le même que pour les mille autres âmes de Pologne, peut-être aussi le même que pour Rachel. J’ai lu du mieux que j’ai pu, je pleurais aussi, puis elle s’est apaisée. La chambre semblait s’élever hors du monde, dehors la pluie battait les vitres, le vent soufflait toujours dans les combles. Pierreuse pleurait. Esdras était là aussi dans la chambre et tous les prophètes et les mille âmes de Pologne et Marie Delcourt que j’ai reconnue, assise là dans le coin, et Georges Hansotte debout, et puis plus loin, je crois que c’était Rachel et derrière elle la tête de Stanislas Bormans que j’avais déjà vue dans des gravures, et puis un groupe dense, celles et ceux de la houillère Gérard-Cloes je suppose, et puis Noé Salmon qui me souriait, avec Catherine et même le jeune Victor, et ma grand-mère aussi. Alors à cinq heures ou à peu près, Rosa me regarda et ses yeux brillaient d’un bleu lointain, elle me sourit doucement et dit simplement « ça va aller » puis elle ferma les yeux et un long, long, long souffle sortit de ses lèvres. Je l’ai embrassée. Je l’ai serrée ainsi contre moi une heure durant, je l’ai veillée avec toute la chambre pleine de monde, j’ai pleuré et je sais que beaucoup pleuraient avec moi.

Je suis parti en fin de matinée; le médecin était passé pour signer l’acte de décès; Yllam avait quitté la maison par Volière, comme prévu; une amie est arrivée avec les dernières volontés de Rosa; je n’avais plus de place là. Je suis parti. Je suis parti me recroqueviller dans la nuit de Braives. Je ne sais pas ce que sera demain.

L’apocalypse d’Esdras – chroniques de la petite peste – 22

Nuit du 7 au 8 mai 2020 – Pierreuse

Toute la nuit, le souffle du vent a soulevé les vieilles ardoises disjointes du toit de la maison de Rosa. Il s’est infiltré dans les combles, a glacé les vieilleries qui se sont accumulées, depuis le temps. Les poutres de la charpente grinçaient longuement, leur cri incertain s’insinuant dans les interstices du platras, jusqu’à nous rejoindre tous les deux au coeur du lit aux draps blancs, humides, avec ce persistant embaumement de pourriture fade qui transperce et imprègne.

J’écris court, car je n’écris que pour garder note. A deux heures du matin, Rosa s’est réveillée et des larmes courtes glissaient dans les ridules de ses joues. Sa voix avait baissé d’un ton, elle avait repris son long discours. Désormais, elle citait l’apocalypse d’Esdras. Je ne l’avais pas reconnue, l’apocalypse. Elle m’a expliqué, elle fréquentait le quatrième livre depuis des années, des décennies même. Apocryphe apocalypse, le quatrième livre d’Esdras. Nous passons comme des sauterelles, notre vie est de la fumée. Rachel parlait comme une prophètesse, je ne comprenais plus rien. Ou plutôt, j’avais peur de comprendre, de me rendre compte que tout cela n’est qu’illusion, cendres, sauterelles, fumée, qu’elle était partie dans le monde des anciens textes sacrés. Elle m’expliquait que l’archange Uriel lui avait raconté la fin et la renaissance de Jerusalem, puis lui avait parlé de Rachel.

Rachel Deitz, l’allemande. Rachel n’avait pas épousé Noé Salmon, mais elle était partie juste au tournant du siècle, elle l’avait quitté pour des raisons qui resteront des épaves dans l’eau glacée des abysses, écrasées par la pression. Elle était partie à Paris, où elle avait fréquenté un peintre illuminé, Kees Van Dongen, qui avait un peu plus de vingt ans. Rosa parlait sans arrêt, comme dans une sorte de délire mystique. Elle me répétait à voix basse que Rachel avait laissé ses yeux noirs à Kees, quand elle avait soixante-six ans. Va comprendre.

Après la guerre, Rachel revint à Liège. Elle assista à l’enterrement du fils de Noé et de sa femme Catherine: Victor s’était noyé à vingt ans dans la Meuse. Une promenade en barque avec des amis qui aurait mal tourné. Il paraît que quand on l’a sorti de l’eau trouble, il souriait étrangement. Sa soeur Mariette était inconsolable, sa mère Catherine n’était plus que la mère désespérée de la quatrième prophétie d’Esdras, celle qui a perdu son fils unique, mort à la porte de la chambre nuptiale, le jour de son mariage. Rachel vit Noé claquemuré dans la douleur à Ville-en-Hesbaye, les volets de la maison de l’instituteur fermés par Catherine pour deux ans au moins. Puis on rouvrit les volets, le temps pour Noé de quitter le monde en 1930. Rachel mourut aussi sans que personne ne l’apprit, dans une petite chambre au Jonckeu. Tu peux aller la voir, tu dois y aller, m’fi, elle est à Robermont, et moi bientôt j’y serai, tu me mettras près d’elle, j’ai ma place. Mais tes chirographes, m’ptit, ils sont ‘è voye’, la fumée du temps, tu vois. Laisse-les aller.

Tout cela était ressorti d’un coup, Esdras, Catherine, Victor, Rachel, tout cela se tenait bien, Esdras avait amené Victor, Catherine, Rachel. Revenue des profondeurs, des abysses au coeur puis aux lèvres de Rosa, encore une vie sauvée.

Depuis cette nuit du 7 au 8 mai, Rosa a retrouvé une étonnante sérénité. J’écris vite, nous traversons la nuit du 9 au 10 mai, il est minuit ou une heure du matin, la fièvre est stabilisée, Rosa éveillée refuse toujours que j’appelle le médecin, elle me regarde fixement pendant de longs silences. La nuit a enveloppé la chambre une fois de plus. J’entends des grondements sourds dans le ciel de Liège, fermé comme un catafalque.

Citerne – chroniques de la petite peste – 21

Liège, 7 mai 2020, presque minuit.

Je suis à Pierreuse depuis deux jours. J’écris pour ne rien oublier de toutes les heures que je passe dans cette petite maison de briques. Yllam m’a ouvert hier, à la fin de la matinée, j’ai retrouvé Rosa Roth, le visage émacié, belle comme une chute de marbre de Carrare. Yllam reste au rez-de-chaussée, c’est plus facile et plus prudent pour lui, la petite porte du jardin peut lui permettre de gagner les pavés de Volière en traversant les jardins mitoyens. Rosa a rejoint l’étage, ses yeux brillent de fièvre, elle a encore changé de visage. Son visage s’est creusé, ses paupières se sont assombries, ses lèvres ont perdu leur carmin. Ses yeux sont redevenus marrons, sombres comme il y a vingt-cinq ans quand j’y lisais l’essentiel de ma vie.

Cela deux jours et une nuit que nous parlons sans arrêt. Elle parle pour ne pas perdre pied. Elle me raconte ses quatre-vingt-quatorze années, et celles de ses parents, de ses proches, celles des gisants de Pologne, celles de Marie Delcourt, d’Alexis Curvers, de Léon-Ernst Halkin, encore et encore. Je soupçonne qu’elle répète tout sans arrêt pour que je retienne la litanie par coeur. Elle m’emplit de ses honneurs. Au fond, nous ne sommes que cela, historiennes et historiens, des citernes plus ou moins larges, aux parois alambiquées, qui se remplissent lentement. Notre ambition et notre orgueil est de croire que nous pouvons retrouver le passé, alors que c’est lui qui nous trouve. Qui nous occupe. Le développement et l’application de notre sens critique n’est rien d’autre qu’un travail de tâcheron pour développer notre oreille, pour entendre mieux, plus distinctement. Tout le reste est vanité.

Je craignais l’arrivée de la nuit à Pierreuse, dans cette maison froide. J’avais raison. Je me suis glissé sous les draps dans le grand lit de Rosa, parce qu’elle grelottait de fièvre et que je voulais lui donner ma respiration, le souffle qui lui manque. Je l’ai serrée contre moi et elle s’est serrée contre moi, sa peau fragile sentait les fruits amers. Elle a dormi un peu puis, vers minuit, elle a crié, prise entre les mondes, un petit cri gris et triste. J’ai allumé la petite lampe de chevet, elle me regardait avec ses yeux marrons plus sombres que jamais, plus brillants que jamais et elle m’a dit c’est le moment, je crois. Elle m’a demandé de sortir du lit, d’ouvrir le petit secrétaire en bois de cerisier, d’en extraire deux cahiers d’un petit compartiment secret -il y a toujours des compartiments secrets dans ces petits secrétaires. Je les ai ramenés entre nous dans le grand lit et elle m’a expliqué, lentement, en parcourant les pages très jaunes et très friables de ces petits cahiers lignés et margés. Elle m’a dit que c’était là le récit des mille vies des gisants de Pologne, reçues des lèvres grises, dites avec les souffles effondrés. Puis rassemblées patiemment par Rosa, après chaque Kaddish, répétées cent fois au coeur de la nuit, puis enfin, quand elle rentra, déposées au coeur de ces cahiers. Que je devais m’en faire le dépositaire, que je devais les rendre au monde. J’ai dit oui, elle s’est apaisée, elle s’est endormie.

Ce matin et tout ce jour, elle a repris des forces. Elle a bu un peu, elle a mangé de la soupe préparée par Yllam. Nous avons encore beaucoup parlé. Yllam pense que cela va aller. Je crains la nuit qui vient.

Transgression – chroniques de la petite peste – 20

5 mai 2020, Paris, Buzenval.
Entre les quarante et les cinquante jours, tout a été d’huile mélassée, froide et granuleuse. Les jours furent glissants et les nuits lourdes et noires. D’ordinaire, j’aime l’huile, l’huile chaude, celle qui vit au coeur des moteurs, l’odeur de l’huile mécanique. Mais celle-ci est de l’huile morte, elle colle aux chaussures, aux vêtements et à l’âme. Elle ne sent plus rien ou pire, elle a pris l’odeur du gravier et des déjections sur la route.

La responsable culturelle du château de Warfusée m’a répondu courtoisement: rien à sa connaissance dans les archives, pas de chirographe ou charte-partie.

Il n’y a guère de plaisir dans les circonvolutions technocratiques du monde qu’on nous impose. Je rêve de plus en plus de départ, tout quitter, partir dans les profondeurs de l’Ecosse ou de l’Ethiopie, retourner aux Etats-Unis ou partir au Canada et tout redémarrer. L’Europe nous étrique de plus en plus. Je me sens pris à la gorge, étouffé. Pas seulement parce que je dois vivre dans ma prison semi-dorée. Probablement aussi parce que je ne vois pas comment ils vont nous rendre la liberté qu’ils nous prennent. Huile morte.

De Liège, Yllam m’a téléphoné ce matin. Yllam n’a pas de papiers, il n’a pas de maison, il logeait chez Rosa souvent, le temps de trouver le camion qui l’emmène au pays du bonheur. Yllam, je ne l’ai pas vu souvent, il a de grands yeux verts, une bouche sèche un peu abîmée, une petite peau tannée couverte d’un duvet de crin léger. Il sourit largement, sa bouche prend tout son visage. Yllam n’a pas encore trouvé de camion, je soupçonne qu’il se trouve bien chez Rosa et dans le voisinage. Yllam m’a téléphoné, je ne l’ai pas reconnu mais c’était le téléphone de Rosa. Il parle vite, Yllam.

Rosa va mal. Elle a la petite peste, saleté de virus, le médecin est venu, c’est bien parce que c’est elle, il l’a regardée l’air dégoûté et il a dit qu’elle devait aller à l’hôpital, elle a dit Yllam va me conduire, Yllam a dit oui, le docteur est parti. Le docteur a une tête ronde avec une moustache brève, un air rouge fragile. Rosa a l’air fragile aussi, me dit Yllam, le docteur est inquiet, il a dit qu’elle est âgée et qu’elle a les poumons bien pris, mais qu’est-ce que je fais, je ne sais pas quoi faire, il disait Yllam. Rosa criait de l’autre côté de la pièce, en ajoutant un juron ashkénaze ou liégeois, qu’elle n’avait besoin de personne, qu’elle allait s’en sortir seule, comme d’habitude, comme d’habitude. J’ai crié aussi et toute la rue de Buzenval a dû m’entendre, j’ai crié que j’allais venir.

Autour de moi, dans l’appartement, partout, on m’a dit ne pars pas. Le confinement, c’est le confinement. J’ai dit je pars mais je promets de revenir dans deux jours. Mais c’est le confinement, tu vas te faire refouler, arrêter? Mais non, il n’en est pas question, je vais glisser entre les routes et puis c’est presque fini en Belgique. Et les frontières fermées? Mais non, je vais passer par le chas des aiguilles, il y en a plein entre Dunkerque et Schengen. Je vais me faufiler, avec ma princesse japonaise. Je pars pour la chevauchée fantastique, je dois partir. Ce sont les dernières chevauchées du monde libre.

Je sais que je risque de ne pas revenir facilement en France et même peut-être pas du tout. Arrêtez-moi, je n’ai pas peur. Je suis immoral, je risque de contaminer tout le monde, tous ces beaux efforts à se quarantainer réduits à néant. Non, car je serai invisible et intouchable. Je le suis déjà. Personne ne me verra sauf Rosa. Mais pourquoi? Pourquoi? Parce que c’est Rosa et elle le mérite. Personne ne mérite de souffrir seul. Et surtout pas quelqu’un qui a tant vécu, qui a bordé tant d’âmes quatre-vingt-dix ans durant.

Regarde-moi dans les yeux, toi qui minaudes ou qui vocifères dans ton porte-voix réglementaire. Tu ne veux pas prendre de risque, tu ne veux pas dormir moins de 7 heures par nuit, tu dois prendre tout ton temps pour regarder infuser ton compost et faire la morale, tu préconises le retour du bon vieux temps pour ne pas prendre des risques maintenant, ça attendra bien, on a la responsabilité de le faire, d’attendre, on se le doit, on se doit, mais on se doit à qui, sinon à nos angoisses, nos souffrances, nos lâchetés? Tu veux attendre, on s’occupera bien de Rosa là-bas au loin, et la Providence y pourvoira.

Tu ne veux pas que j’aille voir Rosa parce que cela ne convient pas, c’est indécent, c’est un trop grand risque, et si je tombe, ça y est, je vais encombrer les hôpitaux avec ma colonne vertébrale en jeu de kaplas? C’est toi qui le dis, frère. Moi je te dis que je pars et que je ne tomberai pas, c’est promis, pour toi et pour Rosa. Je ferai attention, je me dis que j’essayerai juste de mourir si je tombe, pour être sûr.

Mais quel exemple est-ce que je donne au monde, aux autres, je transgresse, je passe au travers de tout avec impudence? Oui. Je donne l’exemple que je peux. J’ai bien dit au journaliste, il y a quelques jours, que j’attends un monde avec de la solidarité. Pas de l’hyper-prudence, pas de mains dans les poches en me rassurant de ma placidité si bonhomme. Tout ça, je n’en veux pas. Je ne peux pas abandonner ceux en qui je crois, ce en quoi je crois.

J’y vais.

Chevauchée fantastique

J’ai graissé la machine, vérifié le niveau d’huile, vérifié la tension de chaîne, nettoyé le casque, fait les sacs, préparé mes cuirs et tracé l’itinéraire. Let’s roll, comme ils disaient.