Transgression – chroniques de la petite peste – 20

5 mai 2020, Paris, Buzenval.
Entre les quarante et les cinquante jours, tout a été d’huile mélassée, froide et granuleuse. Les jours furent glissants et les nuits lourdes et noires. D’ordinaire, j’aime l’huile, l’huile chaude, celle qui vit au coeur des moteurs, l’odeur de l’huile mécanique. Mais celle-ci est de l’huile morte, elle colle aux chaussures, aux vêtements et à l’âme. Elle ne sent plus rien ou pire, elle a pris l’odeur du gravier et des déjections sur la route.

La responsable culturelle du château de Warfusée m’a répondu courtoisement: rien à sa connaissance dans les archives, pas de chirographe ou charte-partie.

Il n’y a guère de plaisir dans les circonvolutions technocratiques du monde qu’on nous impose. Je rêve de plus en plus de départ, tout quitter, partir dans les profondeurs de l’Ecosse ou de l’Ethiopie, retourner aux Etats-Unis ou partir au Canada et tout redémarrer. L’Europe nous étrique de plus en plus. Je me sens pris à la gorge, étouffé. Pas seulement parce que je dois vivre dans ma prison semi-dorée. Probablement aussi parce que je ne vois pas comment ils vont nous rendre la liberté qu’ils nous prennent. Huile morte.

De Liège, Yllam m’a téléphoné ce matin. Yllam n’a pas de papiers, il n’a pas de maison, il logeait chez Rosa souvent, le temps de trouver le camion qui l’emmène au pays du bonheur. Yllam, je ne l’ai pas vu souvent, il a de grands yeux verts, une bouche sèche un peu abîmée, une petite peau tannée couverte d’un duvet de crin léger. Il sourit largement, sa bouche prend tout son visage. Yllam n’a pas encore trouvé de camion, je soupçonne qu’il se trouve bien chez Rosa et dans le voisinage. Yllam m’a téléphoné, je ne l’ai pas reconnu mais c’était le téléphone de Rosa. Il parle vite, Yllam.

Rosa va mal. Elle a la petite peste, saleté de virus, le médecin est venu, c’est bien parce que c’est elle, il l’a regardée l’air dégoûté et il a dit qu’elle devait aller à l’hôpital, elle a dit Yllam va me conduire, Yllam a dit oui, le docteur est parti. Le docteur a une tête ronde avec une moustache brève, un air rouge fragile. Rosa a l’air fragile aussi, me dit Yllam, le docteur est inquiet, il a dit qu’elle est âgée et qu’elle a les poumons bien pris, mais qu’est-ce que je fais, je ne sais pas quoi faire, il disait Yllam. Rosa criait de l’autre côté de la pièce, en ajoutant un juron ashkénaze ou liégeois, qu’elle n’avait besoin de personne, qu’elle allait s’en sortir seule, comme d’habitude, comme d’habitude. J’ai crié aussi et toute la rue de Buzenval a dû m’entendre, j’ai crié que j’allais venir.

Autour de moi, dans l’appartement, partout, on m’a dit ne pars pas. Le confinement, c’est le confinement. J’ai dit je pars mais je promets de revenir dans deux jours. Mais c’est le confinement, tu vas te faire refouler, arrêter? Mais non, il n’en est pas question, je vais glisser entre les routes et puis c’est presque fini en Belgique. Et les frontières fermées? Mais non, je vais passer par le chas des aiguilles, il y en a plein entre Dunkerque et Schengen. Je vais me faufiler, avec ma princesse japonaise. Je pars pour la chevauchée fantastique, je dois partir. Ce sont les dernières chevauchées du monde libre.

Je sais que je risque de ne pas revenir facilement en France et même peut-être pas du tout. Arrêtez-moi, je n’ai pas peur. Je suis immoral, je risque de contaminer tout le monde, tous ces beaux efforts à se quarantainer réduits à néant. Non, car je serai invisible et intouchable. Je le suis déjà. Personne ne me verra sauf Rosa. Mais pourquoi? Pourquoi? Parce que c’est Rosa et elle le mérite. Personne ne mérite de souffrir seul. Et surtout pas quelqu’un qui a tant vécu, qui a bordé tant d’âmes quatre-vingt-dix ans durant.

Regarde-moi dans les yeux, toi qui minaudes ou qui vocifères dans ton porte-voix réglementaire. Tu ne veux pas prendre de risque, tu ne veux pas dormir moins de 7 heures par nuit, tu dois prendre tout ton temps pour regarder infuser ton compost et faire la morale, tu préconises le retour du bon vieux temps pour ne pas prendre des risques maintenant, ça attendra bien, on a la responsabilité de le faire, d’attendre, on se le doit, on se doit, mais on se doit à qui, sinon à nos angoisses, nos souffrances, nos lâchetés? Tu veux attendre, on s’occupera bien de Rosa là-bas au loin, et la Providence y pourvoira.

Tu ne veux pas que j’aille voir Rosa parce que cela ne convient pas, c’est indécent, c’est un trop grand risque, et si je tombe, ça y est, je vais encombrer les hôpitaux avec ma colonne vertébrale en jeu de kaplas? C’est toi qui le dis, frère. Moi je te dis que je pars et que je ne tomberai pas, c’est promis, pour toi et pour Rosa. Je ferai attention, je me dis que j’essayerai juste de mourir si je tombe, pour être sûr.

Mais quel exemple est-ce que je donne au monde, aux autres, je transgresse, je passe au travers de tout avec impudence? Oui. Je donne l’exemple que je peux. J’ai bien dit au journaliste, il y a quelques jours, que j’attends un monde avec de la solidarité. Pas de l’hyper-prudence, pas de mains dans les poches en me rassurant de ma placidité si bonhomme. Tout ça, je n’en veux pas. Je ne peux pas abandonner ceux en qui je crois, ce en quoi je crois.

J’y vais.

Chevauchée fantastique

J’ai graissé la machine, vérifié le niveau d’huile, vérifié la tension de chaîne, nettoyé le casque, fait les sacs, préparé mes cuirs et tracé l’itinéraire. Let’s roll, comme ils disaient.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s