L’apocalypse d’Esdras – chroniques de la petite peste – 22

Nuit du 7 au 8 mai 2020 – Pierreuse

Toute la nuit, le souffle du vent a soulevé les vieilles ardoises disjointes du toit de la maison de Rosa. Il s’est infiltré dans les combles, a glacé les vieilleries qui se sont accumulées, depuis le temps. Les poutres de la charpente grinçaient longuement, leur cri incertain s’insinuant dans les interstices du platras, jusqu’à nous rejoindre tous les deux au coeur du lit aux draps blancs, humides, avec ce persistant embaumement de pourriture fade qui transperce et imprègne.

J’écris court, car je n’écris que pour garder note. A deux heures du matin, Rosa s’est réveillée et des larmes courtes glissaient dans les ridules de ses joues. Sa voix avait baissé d’un ton, elle avait repris son long discours. Désormais, elle citait l’apocalypse d’Esdras. Je ne l’avais pas reconnue, l’apocalypse. Elle m’a expliqué, elle fréquentait le quatrième livre depuis des années, des décennies même. Apocryphe apocalypse, le quatrième livre d’Esdras. Nous passons comme des sauterelles, notre vie est de la fumée. Rachel parlait comme une prophètesse, je ne comprenais plus rien. Ou plutôt, j’avais peur de comprendre, de me rendre compte que tout cela n’est qu’illusion, cendres, sauterelles, fumée, qu’elle était partie dans le monde des anciens textes sacrés. Elle m’expliquait que l’archange Uriel lui avait raconté la fin et la renaissance de Jerusalem, puis lui avait parlé de Rachel.

Rachel Deitz, l’allemande. Rachel n’avait pas épousé Noé Salmon, mais elle était partie juste au tournant du siècle, elle l’avait quitté pour des raisons qui resteront des épaves dans l’eau glacée des abysses, écrasées par la pression. Elle était partie à Paris, où elle avait fréquenté un peintre illuminé, Kees Van Dongen, qui avait un peu plus de vingt ans. Rosa parlait sans arrêt, comme dans une sorte de délire mystique. Elle me répétait à voix basse que Rachel avait laissé ses yeux noirs à Kees, quand elle avait soixante-six ans. Va comprendre.

Après la guerre, Rachel revint à Liège. Elle assista à l’enterrement du fils de Noé et de sa femme Catherine: Victor s’était noyé à vingt ans dans la Meuse. Une promenade en barque avec des amis qui aurait mal tourné. Il paraît que quand on l’a sorti de l’eau trouble, il souriait étrangement. Sa soeur Mariette était inconsolable, sa mère Catherine n’était plus que la mère désespérée de la quatrième prophétie d’Esdras, celle qui a perdu son fils unique, mort à la porte de la chambre nuptiale, le jour de son mariage. Rachel vit Noé claquemuré dans la douleur à Ville-en-Hesbaye, les volets de la maison de l’instituteur fermés par Catherine pour deux ans au moins. Puis on rouvrit les volets, le temps pour Noé de quitter le monde en 1930. Rachel mourut aussi sans que personne ne l’apprit, dans une petite chambre au Jonckeu. Tu peux aller la voir, tu dois y aller, m’fi, elle est à Robermont, et moi bientôt j’y serai, tu me mettras près d’elle, j’ai ma place. Mais tes chirographes, m’ptit, ils sont ‘è voye’, la fumée du temps, tu vois. Laisse-les aller.

Tout cela était ressorti d’un coup, Esdras, Catherine, Victor, Rachel, tout cela se tenait bien, Esdras avait amené Victor, Catherine, Rachel. Revenue des profondeurs, des abysses au coeur puis aux lèvres de Rosa, encore une vie sauvée.

Depuis cette nuit du 7 au 8 mai, Rosa a retrouvé une étonnante sérénité. J’écris vite, nous traversons la nuit du 9 au 10 mai, il est minuit ou une heure du matin, la fièvre est stabilisée, Rosa éveillée refuse toujours que j’appelle le médecin, elle me regarde fixement pendant de longs silences. La nuit a enveloppé la chambre une fois de plus. J’entends des grondements sourds dans le ciel de Liège, fermé comme un catafalque.

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