Chevauchées – chroniques de la petite peste – 23

10 mai 2020, sur le tumulus de Braives, peu avant minuit

Je me suis blotti au sommet du tumulus, sous les frondaisons, j’ai tiré au-dessus de moi un morceau de bâche en plastique noir récupéré dans un fossé, en marchant cet après-midi, dans les campagnes de Braives. C’est encore la nuit, il pleut toujours. J’écris toujours la nuit. Tout remonte la nuit, tout sort de l’ombre, toutes les horreurs du jour que l’on cache nonchalamment, tout ressort comme des démons du Vésuve, comme le sang noir d’une blessure profonde, comme les esprits qui hantent les cimetières, feux follets ou lucioles.

Je suis arrivé à Braives au début de l’après-midi, j’avais perdu tous mes sens, épuisé, n’ayant pas dormi les nuits précédentes, je ne sais plus combien de nuits. Braives est à trente ou quarante kilomètres de Liège, dans la Hesbaye waremmienne, à la limite entre la Hesbaye des plateaux et celle des vallons de ruisseaux, à côté de Ville-en-Hesbaye. J’ai vécu à Braives le passage de l’adolescence à l’âge adulte, au milieu de chantiers de fouilles d’archéologie gallo-romaine. J’y ai vécu probablement les meilleurs moments de mes vingt ans, temps d’insouciances et d’amours fraîches, chaque jour était fait de découvertes. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, extraire un morceau de terre sigillée d’une fosse, l’enduire de salive pour voir raviver ses couleurs, son rouge vernissé et apparaître ses décors, pour soi et pour soi seul, premier à en jouir depuis mille sept cents ans ou même davantage, on a le coeur qui déborde dix fois. Quand on a dix-sept ou dix-huit ans, vivre cela entouré de garçons et de filles qui vivent la même passion, simplement, sur le terrain, le nez et les genoux terreux, avides d’aimer, cela donne un sentiment d’accomplissement, de sécurité, de joie. Car sur le chantier, sur le terrain, il n’y a pas de manoeuvre, pas de manipulation, pas de malhonnêteté, pas de statut social, pas de note d’examen, pas de hiérarchie, pas d’avant ou d’après, rien que le vent de Hesbaye et les épis qui vont et viennent comme les plis d’une robe, rien que l’odeur de la terre grasse chauffée au soleil d’été et de l’argile humide qui sèche et craquèle, rien que les bruits du terrassement ou du travail à la truelle, rien que cette terrible et merveilleuse responsabilité d’entamer le temps passé, rien que des avalanches de sentiments que l’on ne maîtrise pas, rien que des sourires, des amitiés et des amours vraies. J’ai vécu intensément ces années-là, elles m’ont placé dans ces sillons que je creuse lentement depuis, sans arrêter, sans regret, sans remord, sans peur, avec la même joie infinie.

C’est pour cela que je suis sur ce tumulus, la tombe de Braives, qui a veillé sur moi pendant ces années de chantier, dix ans peut-être, à travailler avec tous mes coreligionnaires, étudiants en histoire ou en archéologie, mais aussi avec mes amis de la Société d’Archéologie de Hesbaye et de Waremme. Ils ont disparu pour beaucoup d’entre eux. Ils sont avec moi au sommet du tumulus battu par les vents de la nuit.

Je suis arrivé cet après-midi, vers 14h. Il pleuvait, la fin de la pluie de la nuit. Je ne sais pas comment je suis arrivé. J’ai juste des sons et des sensations en tête. J’étais assis sur mon assemblage de métal, l’enveloppant de mon ventre, de mes bras et de mes jambes, je l’ai chevauché en poussant le moteur dans sa zone rouge, il hurlait comme moi de rage et de tristesse et de douleur, il exhalait un souffle d’enfer le long de mes cuisses. La pluie battait le carénage, ruisselait le long du casque, descendait le long de ma gorge, dans mon cou, sur mes épaules, au travers de mes gants, dans mes manches, trempant mes cuisses. L’eau s’insinuait dans la boite à air et le carburateur double-corps et le cri du moteur devenait plus rauque, plus sourd, comme un cri d’effroi. J’ai pris les trajectoires sur la chaussée romaine, rien à perdre, moteur à fond de deuxième, troisième, quatrième, freinage, limite adhérence, troisième, suivre le point de corde, caler le regard loin, à la sortie du virage, chercher la sortie du virage, sentir les gommes qui tiennent le sol à la limite, la visière relevée pour éviter la buée, l’eau qui fouette le visage comme des têtes d’épingle émoussées. Rien à perdre, rien à foutre, la sortie du virage, le point de corde, accélérer, tourner la poignée d’un coup, violemment, sentir la roue arrière qui veut s’échapper, qui fait des virgules à chaque changement de revêtement ou sur une ligne blanche ou dans une flaque d’eau, réaccélérer, passer les vitesses à la volée, troisième, quatrième, cinquième, se caler derrière le carénage pour avaler le goudron des courtes lignes droites… Je n’en pouvais plus, je n’en peux plus. Je suis arrivé au tumulus, je suppose que tel est mon destin.

Rosa est morte la nuit passée, à cinq heures du matin. Son agonie a été courte et horrible, comme toutes les agonies. Il faut assister un agonisant, vous n’avez pas le droit de laisser quelqu’un quitter ce monde sans être tout à côté, à tenir sa main. J’avais déjà assisté à l’agonie et à la mort de ma grand-mère, en 1992, j’en garde gravé en tête chaque minute, et même le toucher de sa main que mes frère et soeurs serrions tous ensemble, pour l’accompagner. Peu après minuit, Rosa n’a plus parlé, elle me regardait, longuement, tristement, profondément, parfois ses yeux étaient densément marrons et brillants, parfois ils redevenaient translucides, elle me regardait et je la regardais et nous ne disions plus rien. Nous savions tous les deux que ce serait la dernière nuit. A demi-assise dans son grand lit, elle était en train de mourir comme une reine du vingtième siècle. J’étais juste posé à côté d’elle, l’enserrant de toute ma tendresse. Elle ne pouvait plus que souffler des mots et à chaque mot, un peu de ses forces s’envolait. Je lui ai demandé si elle voulait que je lui récite le Kaddish, si c’était le moment. Le « oui » qu’elle a sorti de sa bouche lui a fait terriblement mal et elle pleurait. J’ai trouvé un texte sur mon portable mais elle a montré sa table de nuit, à l’intérieur il y avait un vieux feuillet écorné qui datait de je ne sais pas quand, c’était ce Kaddish-là qu’elle voulait, celui qu’il fallait, le même que pour les mille autres âmes de Pologne, peut-être aussi le même que pour Rachel. J’ai lu du mieux que j’ai pu, je pleurais aussi, puis elle s’est apaisée. La chambre semblait s’élever hors du monde, dehors la pluie battait les vitres, le vent soufflait toujours dans les combles. Pierreuse pleurait. Esdras était là aussi dans la chambre et tous les prophètes et les mille âmes de Pologne et Marie Delcourt que j’ai reconnue, assise là dans le coin, et Georges Hansotte debout, et puis plus loin, je crois que c’était Rachel et derrière elle la tête de Stanislas Bormans que j’avais déjà vue dans des gravures, et puis un groupe dense, celles et ceux de la houillère Gérard-Cloes je suppose, et puis Noé Salmon qui me souriait, avec Catherine et même le jeune Victor, et ma grand-mère aussi. Alors à cinq heures ou à peu près, Rosa me regarda et ses yeux brillaient d’un bleu lointain, elle me sourit doucement et dit simplement « ça va aller » puis elle ferma les yeux et un long, long, long souffle sortit de ses lèvres. Je l’ai embrassée. Je l’ai serrée ainsi contre moi une heure durant, je l’ai veillée avec toute la chambre pleine de monde, j’ai pleuré et je sais que beaucoup pleuraient avec moi.

Je suis parti en fin de matinée; le médecin était passé pour signer l’acte de décès; Yllam avait quitté la maison par Volière, comme prévu; une amie est arrivée avec les dernières volontés de Rosa; je n’avais plus de place là. Je suis parti. Je suis parti me recroqueviller dans la nuit de Braives. Je ne sais pas ce que sera demain.

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