Acta est fabula – chroniques de la petite peste – 24

Chère Sila,

J’espère que tu vas bien.

Je suis rentré. J’ai relu mon journal, tel que je l’ai mis en ligne, je n’en renie pas une ligne.

Je suis rentré déchiré de partout, après un jour et une nuit perché comme un stylite sur le tumulus. Ma nuit a été troublée par le chant insupportable des éoliennes sur lesquelles on a empalé le ciel. J’ai fait de longues marches alentour pour trouver une logique dans tout cela, pour tenter de tout expliquer, pour forcer les événements à me rendre des comptes. J’ai passé beaucoup de temps à contempler l’ancienne école de Ville-en-Hesbaye: le seul lieu dont je suis sur qu’il a été fréquenté par Rachel. J’ai nettoyé la tombe de Noé, Catherine et Victor, dans le cimetière de Ville.

Je ne pense pas que je retrouverai les chirographes des cours hébraïques. J’ai perdu leur trace. Plus tard, peut-être, dans les manuscrits qu’a légués Stanislas Bormans aux bibliothèques universitaires. Plus tard, quand les cris se seront tus.

Jusqu’ici, la démesure, l’irrationalité, la folie du monde ne m’avaient pas ébranlé aussi fort, mais le choc de la petite peste a rendu ses discours et ses postures terriblement plus acérées et plus audibles, c’en est devenu insupportable.

Depuis quelques semaines, on disait que rien ne sera plus comme avant. Je crains que ce soit le cas, mais pas comme nous l’espérions. Nous espérions un grand retour de l’humanisme, un travail sur soi face aux délires de ce monde consumériste, un abandon des folies du capitalisme outrancier et la lutte contre la crise climatique. Ce n’est plus certain. Les vieux démons sont ressortis de l’enfer, au fil des semaines. Ils sont sortis de leur confinement. La solidarité se délite, la violence sociale est à son comble, l’égoïsme est plus forcené que jamais. En face, les tenants d’une humanité altruiste sont toujours là et ils luttent pied à pied.

Comment réagir? Je me refuse à rêver d’un retour à la pseudo-innocence ou à la grandeur fantasmatique du passé: ce n’est pas possible et c’est le refuge de tous les délires identitaires. Je me méfie du seul retour à la nature, le recours aux forêts de l’anarque, façon Jünger ou Tesson -encore que je fasse trop d’honneur à ce dernier- car ce n’est que déporter notre soif d’autre chose sur les échelles de l’espace plutôt que sur celles du temps. J’en retiens le refus de la technique qui aliène. Je prône le retour sans intermédiaire aux hommes et aux femmes, individuellement, personnellement, visage à visage, main à main -et c’est Rachel et Stanislas et Noé, c’est Rosa et ses centaines de visages disparus et sauvés il y a plus de soixante-dix ans, ce sont tous ces visages qui ont mille ans et que je côtoie comme le tien.

Je n’abandonnerai pas mon métier d’historien, car c’est ce que je fais le moins mal, mais je ne veux plus le mettre au service d’une répétition des schémas, comme si de rien n’était. Je veux retrouver les visages, les visages passés, les hommes et les femmes derrière les visages, raconter leurs histoires. Redécouvrir l’autre, tous les autres. Nous avons besoin des histoires des invisibles et non des grands. Nous avons besoin de leurs histoires pour mieux apprécier notre finitude, pour que leurs visages nous aident à construire l’après autrement.

Tu as dû recevoir mon pli, avec les deux cahiers et la biographie de leur auteur, Rosa Roth. Tu veux bien m’aider à faire quelque chose de ces cahiers? Tout seul, je n’y arriverai pas.

Je te remercie, je t’embrasse

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s