Michael Clanchy

On néglige trop souvent la richesse de la langue anglaise. Ainsi, le verbe « mourn »[1]. Il dit que l’on est triste, longuement, profondément, comme si quelque chose se déchirait lentement. Une mélancolie qui s’installe, ni morbide ni désespérée ni triviale, les yeux tournés vers l’intérieur. Pas de drapeau noir planté, malgré tout, mais une douce tristesse, des souvenirs, memories. Et une envie de dire tout cela.  I am mourning Michael Clanchy’s death.

Nous avons toutes et tous des maîtres. Pas des dictateurs de pensée ou des conducteurs sectaires, plutôt des maîtres dans le vieux sens dont usaient les intellectuels de la seconde moitié du 20e s., affectueusement : des maîtres qui nous ont mis la main sur l’épaule, qui nous ont hissés, nous ont tirés. Pour certains, nous nous souvenons de leurs séminaires et des verres pris après ceux-ci, des soupers joyeux. Surtout nous avons lu et admiré leurs textes, nous les avons écoutés avec enthousiasme, marquant notre mémoire avec les idées qu’ils ou elles donnaient généreusement. Un maître est à la fois un soutien, un proche, un ami respecté, généreux, brillant, admiré. La relation avec un maître est faite de joie, d’amour, de respect et d’altruisme.

Aucun maître ne vient te dire : « je suis ton maître ». C’est toi et toi seul qui le choisis, qui fais de lui ou d’elle ton maître. Tu ne lui demandes pas la permission, rien à voir avec la relation du maître et de l’apprenti, ce ne peut pas être ainsi, on ne signe pas de contrat et on n’échange pas de sang. C’est une affaire de parenté intellectuelle et spirituelle, des liens invisibles qui se tissent, certains à sens unique, d’autres partagés et renforcés.

Avec Michael Clanchy, j’ai jeté les premiers liens, je me suis attaché profondément à l’œuvre, puis au chercheur, au savant et à l’homme et les liens se sont tissés, je crois, dans les deux sens. Michael Clanchy est décédé le 29 janvier 2021, quatorze jours après Joan, son épouse, dans un unisson amoureux qui dit tout de la ferveur humaine de mon maître.

Ce n’est pas le lieu de faire ici l’histoire de la carrière scientifique et universitaire de Michael Clanchy, elle a été retracée avec précision et chaleur par ses amis de Londres, de Glasgow et d’Utrecht. Je préfère écrire ici ma relation toute particulière, comment tout a commencé, comment tout s’est passé et comment il a contribué à changer ma vie. Ce que je lui dois. Je sais que je n’étais pas le seul : l’avalanche de réactions à l’annonce de sa mort a montré combien il a joué un rôle essentiel dans la vie de centaines de chercheuses et de chercheurs.

Tout a commencé le 17 novembre 1997, quand j’inscris dans ma base de données de thèse la référence bibliographique de From Memory to Written Record.  England 1066-1307, dans sa deuxième édition de 1993. Je découvre alors son œuvre alors que je suis en train de terminer une thèse sur les Ordres Mendiants de Liège, avec déjà un fort accent sur les pratiques de l’écrit. Je sens déjà confusément, je m’en souviens fort bien, que From Memory, c’est un livre qui compte. Je relis l’ouvrage plusieurs fois et je le mets en fiches en détail de septembre à octobre 2008. J’avais déjà en tête l’envie de l’écriture des « écritures ordinaires », en très grosse friche. Cette nouvelle plongée dans From Memory est une révélation. L’ouvrage est génial, écrit avec une intelligence lumineuse, une érudition écrasante. A chaque chapitre, des réflexions et des constatations époustouflantes, iconoclastes, d’une originalité folle pour l’époque –quand même, la première édition date de 1979 ! Tout y est déjà écrit, tout ce qui a été repris et prolongé, présenté souvent par d’autres comme si c’étaient des découvertes toutes chaudes, mais tout est déjà dans le Clanchy : les administrateurs de l’écrit, les scripteurs, les méandres de la literacy, les literate et les illiterate, la lecture et l’écriture, les symboles et l’écrit, les comptes de cire, l’enregistrement et les chirographes, le record, la typologie documentaire, les technologies de l’écrit, la taille des livres, le lay out et le fomat, la cursive, la conservation, l’archivage, la mémoire, l’indexation, la confiance en l’écrit, le faux et les forgeries…  From Memory reste un des plus grands ouvrages d’histoire du 20e s. et compte toujours comme un pivot ou un pilier historiographique à l’heure actuelle.  L’intelligence de Michael Clanchy l’a mené à préparer une troisième édition, publiée en 2013 –une vraie nouvelle édition, radicalement différente des deux autres, dans laquelle il prend en compte une série d’avancées historiographiques, notamment en ce qui concerne le démarrage de la « révolution de l’écrit ». 

Désormais, mes chemins sont balisés. Je marchais à petits pas, à tâtons –maintenant, j’ai le sentiment d’arpenter une voie éclairée par le pionnier qu’était Michael. Désormais j’ose écrire plus franchement, je sais que c’est à lui que je le dois. Les lacs de soie qui m’attachent à lui, enfin à son œuvre d’abord, sont noués.

Un peu plus de deux ans plus tard, en juillet 2011, je rencontre Michael Clanchy à Leeds. Avec cette gentillesse et cette bienveillance extraordinaires que tout le monde loue, il m’accueille et nous parlons beaucoup. Le 27 novembre, je lui écris pour une lettre de recommandation, pour le poste de Louvain-la-Neuve. Il accepte de l’écrire avec un enthousiasme merveilleux.  En découvrant maintenant, dans les obituaries, toutes ses difficultés de carrière, je comprends mieux cette volonté farouche qu’il a mise dans ce soutien. Les liens sont noués de part et d’autre à ce moment, je pense.  Nous échangeons pas mal, désormais. Il découvre mon « écritures ordinaires » en avant-première et m’écrit par retour de courrier cette petite phrase « This is a book after my own heart, as you will understand very well ». Connex/ction. On parle beaucoup du livre. Il m’envoie une version annotée et amendée de sa main. Puis il accepte de rédiger la préface. Toujours plein de petits conseils. Dès que j’ai une question de recherche ou relative à des choix de carrière importants, je lui écris et ses conseils sont toujours parfaits. Il m’encourage à traduire les « écritures ordinaires ». Les hasards bienheureux de la vie mettent sur ma route Graham Robert Edwards, traducteur brillant doté d’une érudition remarquable. Robert et Michael vont se lier d’amitié autour de la traduction des « écritures ordinaires ». L’entreprise est une réussite et l’ouvrage encore amélioré et corrigé, toujours grâce à lui.  

Nos derniers échanges, par email, concernaient mon livre à venir sur le faux, des applications pour des fellowships et puis des mots réconfortants, comme toujours.  Je voudrais éditer ici les dizaines d’emails adorables qu’il m’a envoyés toutes ces années, pour en témoigner, mais ce serait indécent et incorrect. Disons que je me demande souvent si je lui ai apporté autant que ce que lui m’a apporté.

Michael Clanchy est devenu un de mes maîtres, peut-être le plus important, le plus déterminant de ces quinze dernières années, du cœur de ma vie scientifique. Au-delà de toute tristesse, je suis à la fois fier et heureux, immensément heureux qu’il ait été là et que, au fond, il soit toujours là.


[1] « to feel or express great sadness, especially because of someone’s death », si l’on suit la définition du Cambridge dictionary.

Une réflexion sur “Michael Clanchy”

  1. Quiconque a perdu un maître peut reprendre mot pour mot ce texte et les sentiments qu’il exprime. Choix mutuel, partage de générosité, bienveillance, admiration, tristesse et, au bout du compte, profonde reconnaissance d’avoir vécu une telle relation, même si c’est pour l’avoir aussi perdue, et toujours trop prématurément.

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