Ego-histoire

Paul Bertrand. En guise de road-trip

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Il ne peut y avoir d’histoire que sociale, mais elle doit nécessairement se construire dans un cadre large, en connectant les documents, comme des faits et des objets étudiés, avec d’autres documents, faits et objets. Le décentrement intellectuel, aussi bien rapporté à d’autres espaces que d’autres époques ou encore d’autres pratiques disciplinaires, comme la sociologie, l’ethnologie ou l’anthropologie, nourrit cette histoire sociale. Je pratique donc une étude des cultures graphiques anciennes connectées, une diplomatique décomplexée, qui me permettent de construire une histoire culturelle et sociale totale. 

Pour dire les choses autrement, j’adopte un paradigme de recherche initié voici une vingtaine d’années, qui conçoit que les documents anciens ne sont pas seulement des sources mais ont été conçus avant tout, dès l’époque de leur conception, comme des objets et des acteurs importants au sein de la société : ils ont été construits dans certains buts, utilisés et déformés pour d’autres, abandonnés ou conservés pour d’autres raisons encore[1]. Aucun document ne constitue une source innocente. Par document, j’entends tout document sur parchemin ou papier, mais aussi, plus largement, tout objet conçu comme instrument de communication, porteur ou acteur d’un message. Je pratique donc une histoire des cultures matérielles graphiques. C’est en partant de cette constatation héritée du postmodernisme que j’ai construit mon parcours de chercheur en histoire sociale et connectée. Connectée parce que l’histoire de ces cultures graphiques ne peut être simplement descriptive. Or, pour sortir des apories de la description, ce piège dans lequel tombent bien des chercheuses et des chercheurs, il convient de connecter les documents, les objets, les hommes, les lieux, les temps, pour faire surgir des hypothèses d’histoire sociale que l’on tentera d’éprouver.

Mon terrain de prédilection est donc constitué par les documents médiévaux, manuscrits et surtout documents d’archives, chartes comme cartulaires, registres de comptes, mais surtout tous ces petits documents informes, épaves abandonnées après les tempêtes des siècles, inclassés et inclassables, entre les graffitis, les quittances, les devis, les feuillets perdus, les micro-chartes, les livres de raison, les manuscrits de dévotion, les images pieuses peintes, xylographiées, imprimées, les livres d’heures bancals, les chroniques mal étudiées, les vies de saints mineures, les livres liturgiques aussi…Toute cette production documentaire informe, que j’appelle « ordinaire » parce qu’elle constitue l’essentiel de la production écrite du Moyen Âge et qu’elle ne nous est pas nécessairement parvenue en masse.  Mais aussi et surtout « ordinaire » parce qu’elle reflète un intérêt de plus en plus commun, « ordinaire », de la société médiévale pour l’écrit, au point d’une appropriation totale et vécue comme naturelle de la part de strates de plus en plus amples de la population. Mon empan chronologique va du 10e au 15e s., voire avant et après, car la connexion nécessite de sortir des cadres habituels chronologiques, comme spatiaux, d’ailleurs : l’espace européen me retient, avec un cœur de compétences bâti entre le Rhin et la Loire et des têtes de pont sur le bassin Méditerranéen, m’autorisant des chemins de traverse en Ethiopie.

Mes chantiers les plus récents s’attachent à la compréhension de la mutation féodale au travers de l’approche de l’écrit, du 10e au 13e s. : comment les grandes transformations sociales et politiques qu’ont soupçonnées et décrites mes prédécesseurs sont en fait à la fois le reflet et la conséquence de pratiques documentaires spécifiques. C’est dans ce cadre épistémologique que je veux lancer, avec des collègues d’Amérique, du Royaume-Uni, d’Israël, d’Allemagne, de France, d’Italie… un programme de recherche visant à étudier de manière comparée et connectée la diplomatique du 8e au 16e s. C’est dans le même cadre que je suis en train de rédiger un essai sur la perception du faux au Moyen Âge, du 9e au 15e s. J’inclus dans ces problématiques un projet d’analyse des micro-pouvoirs et de l’empowerment des groupes médiévaux, par l’écrit ; mais aussi la rédaction d’un livre sur les communautés graphiques médiévales, commandé par Amsterdam University Press.

Ces chantiers larges et ouverts voici peu s’appuient sur d’autres enquêtes toujours en cours, autour de l’analyse de la juridiction gracieuse médiévale du 13e au 15e s., toujours entre Loire et Rhin, et particulièrement à la lisière de l’Empire et du royaume de France : un projet financé par le FNRS sur les chirographes, ces chartes rédigées en deux exemplaires au moins, destinés aux deux protagonistes et/ou l’administration qui les émet. Dans ce cadre, une thèse sur presque 60 000  chirographes de Nivelles encore conservés est en cours, par Mathilde Rivière, tandis qu’Emilie Mineo mène des enquêtes sur les chirographes de Tournai.  D’autres enquêtes sont construites autour des cartulaires médiévaux, par le biais du projet MECA, Medieval Cartularies, intégré dans le programme quinquennal de l’Ecole Française de Rome, et destinés à nourrir une seconde édition de la base CartulR.

Je n’abandonne pas mes anciens projets de recherche et d’écriture, même s’ils ont abouti pour la plupart d’entre eux : ainsi, l’enquête sur ce que j’ai appelé les écritures ordinaires, m’attachant au 13e et 14e s., un temps de la révolution graphique médiévale, publiée en 2015. Il se caractérise, comme je l’ai déjà esquissé plus haut, par une prise en main des diverses formes d’écritures, très large, par toutes les couches de la société, y compris dans les petites communautés religieuses peu habituées à l’écrit ou chez les simples clercs, du XIIIe au XVe s. L’écrit formaté et structuré tel que conçu et développé par les élites est maintenant transformé, adopté, adapté par des individus ou des institutions qui n’en avaient cure jusqu’ici : des personnes plus ou moins alphabétisées mais qui sont convaincues par la nécessité d’utiliser l’écrit et qui l’adaptent à leurs usages et leurs connaissances, dans une perspective de grande technicité[2].  En 2004, j’ai publié une version revue de la thèse que j’avais consacrée aux Ordres Mendiants à Liège, aux 13e et 14e s., dans une perspective d’histoire pratique de la propriété médiévale vue par le prisme des Franciscains et des Dominicains, mais aussi dans une perspective des pratiques documentaires de ces derniers[3]. Ces travaux sur la propriété médiévale et sur la rente restent ouverts : c’est un terrain encore trop peu fréquenté par les chercheurs en raison de sa complexité et j’espère y revenir plus tard – tout comme les nombreux travaux en histoire de l’hagiographie médiévale que j’ai menés et que je continue à suivre.

Dernier terrain de recherche dans ce parcours probablement trop dense, à la mesure des passions qui m’animent : les humanités numériques ou digital humanities. Je milite avec force pour des concepts clés comme l’Open Access ou encore l’Open Peer Review, mais aussi pour l’intégration forte des humanités numériques au sein des projets disciplinaires et non comme une sorte de méta-discipline autonome qui s’auto-justifierait en sacrifiant à l’idéologie de l’innovation et de la technique.

J’ai été formé aux pratiques et aux méthodes historiques dans trois grandes universités belges (l’Université de Namur, l’Université de Liège et l’Université Catholique de Louvain). Mon intégration dans la recherche historique française m’a aidé à m’ouvrir au monde et à me trouver de nouveaux terrains d’aventures, que je continue à déployer grâce à un nouveau temps d’ouverture hors d’Europe. Je reste un homme des routes détournées et des chemins creux, dans une sorte de road trip, en équilibre, sur le fil, à quelques centimètres du sol. L’écriture est mon champ de bataille et mon hôtel borgne, ouvert jour et nuit. L’histoire que je tisse et l’histoire que j’écris se rejoignent dans des réflexions que je publie depuis 2004 sur mon blog/carnet de recherche Medievizmes et sur mon compte Twitter @medieviz

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[1] Formé par Guy Philippart à l’histoire de l’hagiographie médiévale comme une histoire sociale de la sainteté médiévale et comme une histoire de la textualité médiévale et de sa diffusion, j’ai naturellement déployé les outils conceptuels que je maîtrisais dans d’autres cadres comme celui des archives médiévales : P. Bertrand, en collaboration avec X. Hermand, Livres et archives dans le diocèse de Liège, XIVème-XVIème siècle.  Pour une approche globale de l’écrit dans le monde ecclésiastique médiéval, dans Gazette du Livre Médiéval, numéro 35, 1999, p. 1-9 = https://www.persee.fr/doc/galim_0753-5015_1999_num_35_1_1454

[2] Ecritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et Empire, 1250-1350), Paris, 2015 (Histoire ancienne et médiévale), dont une traduction vient de sortir : Documenting the Everyday in Medieval Europe: The Social Dimensions of a Writing Revolution, 1250–1350, Turnhout, Brepols, 2019 (USML 42).

[3] Commerce avec dame Pauvreté. Structures et fonctions des couvents mendiants à Liège (XIIIe – XIVe s.), Liège, 2004 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège).