2015: le réveil de la force?

2015 et pas une note. Une année de plus sans bloguer. Toujours le même manque ressenti. J'ai même tenté de lancer un contre-blog anonyme, mais ça n'a pas pris. J'ai compensé avec les réseaux sociaux. Mais ce n'est pas tout-à-fait la même chose, je le dis tous les ans, navré de mon aphasie bloguesque.

Beaucoup d'autres ont déjà abandonné le blog depuis longtemps. Faudrait-il arrêter comme eux ? Je n'arrive pas à m'y faire. Le blog me donnait / me donne une capacité d'écrire que je ne trouve nulle part ailleurs, ni sur facebook, ni sur twitter, ni sur hypotheses. Je me dis qu'un jour, à un temps précis, le moment de reprendre la plume sera revenu. Maintenant peut-être ? Je ne serais pas le seul à m'accrocher -Manue, du Figoblog, continue et elle a bien raison. Je ne suis pas davantage le dernier sur le chemin du blog1. Le blog, contrairement à ce que le web annonce depuis des années, a encore une raison d'être : il propose un discours plus construit et plus structuré, probablement plus pérenne, de toute façon plus organisé, que les outils de réseautage façon FB ou twitter.

Le blog reste un lieu d'expression libre, directe, forte. Il permet à un intellectuel de s'engager de manière forte et claire. Et notre société bousculée, couverte de meurtrissures, vacillante même, ébranlée en ses fondements les plus anciens, en a besoin plus que jamais, comme l'a d'ailleurs exprimé à sa façon Patrick Boucheron. J'ai ressenti ce besoin d'engagement au fil de l'année qui se termine. J'espère trouver le temps de me livrer par écrit davantage durant les prochaines semaines, ici-même.

Notes

1Antoine Blanchard. Quand la culture scientifique s'affranchit sur le web : l'exemple des blogs de science en français (2003-2014). Philippe Poirrier. Histoire de la culture scientifique en France : institutions et acteurs, Presses universitaires de Dijon, 2016. <halshs-01242707> propose un état des lieux assez personnel et quelque peu limité, car ne s'y trouvent pas les historiens et les bibliothécaires qui ont joué un rôle essentiel dans la dynamique des blogs des premiers temps.

Autour de « History Manifesto » – 3. Les données sont-elles « le pain de l’historien »?

La masse des archives est une des justifications sur lesquelles Guldi et Armitage construisent leur argumentation. « Archives » est un mot qui revient sans arrêt de manière négative, dans History Manifesto, tandis que « data » est son pendant positif. Les deux faces de Janus. Les archives semblent une déclinaison péjorative de la source, pour les deux auteurs. Selon eux, c’est parce que les étudiants vont se perdre dans leurs sources –dans leurs « archival sources » donc– qu’ils ne pourront avoir cette big picture tellement importante (p. 38).  Un historien qui approfondit une source d’archive à la fois, comme Geoff Eley et tous ceux de sa génération, dans les années soixante-dix, cela sonne comme un glas désespérant, à lire Guldi et Armitage1. Pire, la maîtrise des archives semble être devenue alors pour eux une sorte de nécessité ontologique, une obligation douloureuse pour tout historien qui se respecte, en ces années de décadence historiographique. Les deux auteurs décrivent le travail “sur archives” comme un « coming-of-age ritual for a historian, one of the primary signs by which one identified disciplined commitment to methodology, theoretical sophistication, a saturation in historiographical context, and a familiarity with documents » (p. 44). Et la stigmatisation continue : « Gaining access to a hitherto unexploited repository signalled that one knew the literature well enough to identify the gaps within it, and that one had at hand all of the tools of historical analysis to make sense of any historiographical record, no matter how obscure or how complex the identity of its authors. Every historian was encouraged to get a taste for the archives: not to get one’s hands dirty was hardly to be a historian at all » (p. 44). On comprend alors pourquoi ce sont les archives elles-mêmes qui sont citées ici avec une moue dédaigneuse: elles salissent les mains. Sans vouloir faire de la psychanalyse de comptoir, l’association archives / documents qui « marquent » l’historien / documents qui « font » l’historien semble ici évidente.

Guldi et Armitage lient donc étude du « Short Past » et maîtrise des archives : « As historians of the Short Past began to rethink their relationship to archives and audiences, archival mastery became the index of specialisation and temporal focus became ever more necessary ». Ce n’est pas le seul lieu du livre où ils lient décadence historiographique (selon eux) et années soixante-dix : un peu plus loin, ils insistent sur le rôle délétère d’une histoire critique (lire : hypercritique) née dans ces années-là : « Critical history is one of the forms of story-telling that most historians today are trained to perform. Critical history can help us to tell which logics to keep for the future and which to throw away. Stamped with the ‘hermeneutics of suspicion’, critical history is the child of the 1970s just as much as micro-history is, although it has a rich legacy going back at least to Karl Marx » (p. 72). Une assertion ahurissante, du moins en Europe, puisque c’est tout l’inverse : la critique historique et la maîtrise documentaire sont une nécessité venue du monde de l’érudition, inscrites dans les gênes de l’Histoire depuis Mabillon et Papebroch, et développées au cours du XIXe s., au travers des cours de « sciences auxiliaires »2. Certes, des courants hypercritiques ont bien occupé un certain espace historiographique, mais bien avant la seconde moitié du XXe s. En fait, toutes ces techniques de maîtrise des sciences auxiliaires ont été montrées du doigt dans les années soixante-dix, en plein courant d’Histoire dite « des mentalités ». Un à un, les cours de sciences auxiliaires, diplomatique, codicologie, paléographie, archivistique… ont été bannis des programmes de bien des universités à partir de ce moment. Des institutions prestigieuses, comme l’Ecole nationale des Chartes ou l’Institut de recherche et d’histoire des textes, qui avaient jusqu’alors tenu le haut du pavé intellectuel sur la place de l’Histoire, se sont retrouvées à manger leur pain noir. C’est tout récemment, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, par un retour de balancier, que les sciences auxiliaires renaissent, au travers des études sur la literacy (pas un mot dans History Manifesto sur ce thème) ou du renouveau numérique de l’archivistique, sous des appellations plus consensuelles, comme « sciences fondamentales » ou « sciences de l’érudition », tandis que les grande institutions déjà citées ont repris une place de choix dans le concert historiographique.  Non, décidément, ce portrait au vinaigre des archives n’est pas tenable.

La mer des archives est donc dangereuse pour qui s’y baigne, à en lire Guldi et Armitage. Mais sur quoi s’appuient les deux polémistes pour mener leur recherche ? Sur les « data », les données.  J’ai déjà longuement disserté ailleurs sur ce nouveau miroir aux alouettes de l’historiographie –et plus largement des sciences– contemporaines et bien d’autres que moi, comme Frédéric Clavert, ont aussi largement commenté cette vision très particulière de l’exploitation des sources, qui semble désormais toute puissante3. Somme toute, relativement peu de réactions face à ce qui pour moi induit une tranformation radicale dans la méthodologie du travail historien. Avant le numérique, le travail de dépouillement et d’analyse des sources reste relativement proche du document lui-même. La critique externe comme la critique interne sont donc comme naturellement mises en œuvre, dès les premières lectures, et ce pour la simple raison que les informations contenues dans ces sources sont difficiles à appréhender si le chercheur ne sait pas qui les a produites, ces sources, et dans quel contexte, pour quoi faire, pour qui, où et quand… Pour comprendre et utiliser ces informations –les fameuses données– l’historien se heurte au réceptacle de celles-ci et ne peut le négliger –c’est la base du métier, c’est l’abc de la formation. Dès l’apparition de l’histoire quantitative –citée dans ce livre pour en déplorer la disparition, dans les deux dernières décennies du XXe s. – les historiens, en cheville avec les informaticiens d’alors, conçoivent des grilles de données et des bases de données, toutes extraites des sources. Les historiens analysent de manière systématique des séries de données qu’ils collectent à la chaîne, par échantillonnage ou non. Ils opèrent donc à l’entame de leur recherche un premier tri, un choix drastique dans les informations qu’ils puisent, qu’ils arrachent à la source. Certes, ils analysent toujours cette source, la passent au crible de la critique. Mais une fois les données extraites et leur origine plus ou moins établie, elles vivent leur propre vie. Le corpus de données extraites est, à proprement parler, un avatar de la source, mais bien transformé, limité à des informations considérées comme essentielles. Jean-Philippe Genet fut un des premiers à noter ce nouveau biais méthodologique en parlant de métasource : un corpus de données dont on peut hésiter à dire si elles ont été extraites ou…produites par l’historien, à l’aide de son questionnaire de départ : le choix du chercheur est déterminant en ce cas et il induit, d’une façon ou d’une autre, la création d’un ensemble de données « calés » sur sa problématique a priori, ensemble qui constitue ainsi un avatar de la source.

Dès la dernière décennie du XXe s., l’histoire quantitative a disparu tandis qu’on observa un  retour à l’étude qualitative des sources, d’une approche plus directe et moins désincarnée des sources et de démarches historiographiques en perpétuelle transformation. Ainsi, la revalorisation des travaux –d’érudition4 ou encore la création d’un courant historique –les literacy studies– plaçant la source au centre de la pratique historienne, comme actrice du passé : la statistique judiciaire au XIXe s. utilisée comme outil politique ; l’étude de la délinquance graphique aux XIXe et XXe s. en France, l’étude des instruments d’écriture mis en œuvre dans une ville médiévale comme autant d’instruments de domination et de mémoire au service de la commune… 5 Et si l’historien n’est pas écouté aussi souvent qu’il le faudrait par les décideurs, il n’a jamais été aussi combattif pour faire entendre sa voix face aux « fauteurs d’Histoire », ces écrivaillons qui s’improvisent historiens 6.  Un paysage somme toute dynamique et ouvert, qu’il ne faut cependant pas idéaliser : l’Histoire « professionnelle » subit  aussi en Europe une crise de confiance auprès du grand public.

Avec la révolution du numérique et son irruption dans le monde des sciences humaines et sociales, dès les dernières années du XXe s., le recours aux bases de données revient sur le devant de la scène. Elles sont désormais abordables et attirent l’attention bienveillante des agences de recherche qui distribuent avec bonheur leurs moyens aux chercheurs qui ajoutent un volet « base de données » (au cours de la première décennie du XXIe s.) ou un volet « web sémantique » ou encore « carnet de recherches type Hypothese » (depuis cinq ans environ). En parallèle est née cette réflexion transnationale, transpériode et transdisciplinaire autour des Humanités numériques, réflexion qui semble trouver (ou du moins qui cherche) des terrains d’institutionnalisation ces dernières années.  Et ce qui auparavant semblait bien difficile à faire –du quantitatif intelligent, structuré, réfléchi, avec l’aide de techniciens, d’ingénieurs et de statisticiens– semble soudain si simple.  « Semble », mais cela suffit. Bien des historiens se ruent sur les outils de statistique, de visualisation, se mettent tous à leur petite base de données –avec un bonheur inégal et surtout avec une naïveté effrayante, sans se préoccuper de critique ou d’impératifs techniques, juridiques ou matériels, sans se poser parfois la question de l’utilité ou de la redondance. Combien de projets n’ai-je pas vu jugés (et n’ai-je pas jugé moi-même) avec sévérité au sein des jurys d’évaluation de projets soumis pour financement, parce qu’ils proposaient la Ixième base de données ou la Ixième plateforme numérique, sans réfléchir à son cadre critique, à son interopérabilité, aux standards à utiliser qui le permettraient, à la pérennisation des données, à un cahier des charges, au contact avec des techniciens et ingénieurs… ? Tout n’est pas mauvais, heureusement : de grands projets collectifs soutenus et financés m’ont plus que convaincu par leur sérieux au fil de leur réalisation7.

Ainsi revient régulièrement sur le devant de la scène la question de la métasource, déjà évoquée. Mais surtout se pose avec force le problème de la construction des données.  D’où viennent ces data en masse qu’utilisent les historiens (contemporanéistes ou non), mais aussi les économistes ou les sociologues ? J’éprouve le désagréable sentiment, à lire tous les travaux sur les data, big ou pas, que la plupart des spécialistes du traitement de l’information passent très vite sur les sources d’où proviennent les data et encore plus vite sur les hommes et les femmes derrière ces sources, pour se concentrer sur ces data, et rien qu’elles.

Cette confiance éperdue en les données, valant par elles-mêmes, on la retrouve dans History Manifesto,qui témoigne une foi du charbonnier en cet âge des big data et des Digital Humanities. Il y semble bien que les données soient le seul « pain de l’historien »8. Les big data, ces données produites massivement par les techniques du web, soit récoltées auprès des grandes industries, soit constituées en croisant des corpus massifs, soit créées de toutes pièces grâce au web sémantique en qui il faut désormais croire, comme au mystère chrétien ou à la révélation coranique : Guldi et Armitage leur consacrent tout un chapitre (p. 88-116), le dernier, celui qui propose des solutions aux problèmes qu’ils ont posés. La Solution, c’est le traitement par les Humanités numériques des big data.  Ils annoncent d’emblée la couleur : la masse documentaire naît avec l’Humanisme qui commence à agréger des collections d’informations. Les big data, héritières de l’Humanisme ? Passons sur cet oubli fâcheux des grandes encyclopédies médiévales, des sommes du bas Moyen Âge, de la chasse au savoir latin, grec, arabe qui n’attend pas le XVe s. pour démarrer. Il faudrait un autre livre. Mais surtout les big data permettraient enfin, selon les deux auteurs de History Manifesto, de traiter des problèmes plus importants, plus larges, de poser des questions réellement transversales. L’analyse des big data permet enfin de faire de l’histoire décloisonnée, traversant les siècles ! « While humanity has experimented with drawing timelines for centuries, reducing the big picture to a visualisation is made newly possible by the increasing availability of big data », disent Guldi et Armitage (p. 89). Mieux : l’analyse des big data va permettre de discerner le bon grain de l’ivraie, de faire apparaître les faits en contradiction pour mieux les traiter (p. 93), de pousser au jour les Dark Archives, celles que les institutions dont on se défie ne veulent pas montrer (un petit coup de « théorie du complot » ne fait pas de mal) (p. 100-102)… Ici aussi, profession de foi assénée avec la force du prédicateur. Mais d’où viennent toutes ces données ? Des sources, certes. Mais la question de leur traitement critique n’apparaît guère… C’est comme si la masse des données écrasait la nécessité d’une critique plus précise qui risquerait de ravaler cette étude « longue durée » ou « grande échelle ». De manière surprenante, aucune réflexion de fond sur l’approche de ce type de sources… par exemple : pas de discussion un peu ample des concepts de distant reading/close reading  traités par Franco Moretti9.  Armitage et Guldi ne cachent pas que une critique historique des sources peut permettre d’améliorer encore l’approche de ces données (p. 100, 115 par exemple).  Ce souci de la source et de sa critique, ils le reportent avec intelligence sur les institutions de conservation du patrimoine et de production des données.

Ils montrent cependant une vision assez impérialiste du travail de l’historien, qui reporte la gestion des sources aux « curators » de « data » : « Digitisation by itself is not sufficient to break through the fog of stories and the confusion of a society divided by competing mythologies. Cautious and judicious curating of possible data, questions, and subjects is necessary » (p. 103). Aux producteurs d’informations et aux conservateurs de sources, le rôle de préparer au mieux ces données ; aux historiens de les utiliser.  Là où je peux cependant suivre les auteurs, c’est dans leur volonté d’impliquer les historiens dans le monde du patrimoine, des archives comme des bibliothèques, comme dans celui de la production de données gouvernementales ou non. Mais, ajouterais-je, pas seulement là où Guldi et Armitage pensent que des données relatives à des minorités ou ethnies risquent d’être détruites (p. 113) : vraiment à tous les niveaux, et plus fortement que jamais. C’est déjà le cas dans certains pays d’Europe occidentale, certes…mais le temps du rapprochement entre les institutions produisant et conservant des sources d’une part et les historiens (ou spécialistes de sciences humaines) d’autre part, ce temps est venu10. Les compétences développées autour du numérique par le monde des bibliothèques et des archives, à l’avant-garde de l’innovation, doivent être rapprochées de la même façon de celles des historiens proches du numérique. Quand Armitage et Guldi lancent : « In the future, historians may step into new roles as data specialists, talking in public about other people’s data […] » (p. 115), la phrase est pertinente mais on doit la nuancer de suite « d’égal  à égal avec producteurs et conservateurs institutionnels de documents et de données ». Selon moi, il ne peut y avoir de véritable science des sources, des données et de leur interprétation que dans une collaboration décidée et égalitaire entre les différentes sciences humaines et les institutions de production et de conservation patrimoniale.  Crier à la supériorité des Historiens n’est que vanité et quête d’une vaine gloire.

Entendons-nous : je ne nie pas l’importance des analyses de réseaux textuels, de la fouille de texte, du data mining, du distant reading. Mais, selon moi, seulement en parallèle et comme en contrepoint (ou en appui) avec une analyse plus traditionnelle, « qualitative », des sources. Les deux techniques, close et distant reading sont complémentaires11. L’utilisation des outils de visualisation, par exemple, permet de préciser un questionnaire, de poser des hypothèses, de cibler des données que l’on peut ensuite soumettre à un traitement qualitatif, obtenu en retournant aux sources elles-mêmes, voire, horresco referens , en les lisant, les unes après les autres (en échantillon ici, exhaustivement là-bas). La vision monolithique, voire monomaniaque, de History Manifesto ne me semble pas tenable, même en se cachant derrière le spectre de la mer des sources, présentée par Guldi et Armitage comme une sorte de triangle des Bermudes.

Cette dynamique de la mise en valeur historique des données, à la façon de History Manifesto, n’aurait cependant pas été possible avant la révolution numérique. Le levier pour faire bouger le monde, ce sont les outils du numérique. Armitage et Guldi en sont convaincus –et probablement ont-ils raison, du moins en partie. En partie, car les techniques sont encore balbutiantes et celles dont usent actuellement les Historiens sont encore bien peu innovantes –il suffit de voir le succès de l’horrible Filemaker, les « bases de données » que l’on nous présente en format Excel, pour ne prendre que des exemples banals de micro-informatique individuelle. Guldi et Armitage font preuve d’un optimisme émouvant, quand ils écrivent : « Over the last decade, the emergence of the digital humanities as a field has meant that a range of tools are within the grasp of anyone, scholar or citizen, who wants to try their hand at making sense of long stretches of time. […] » (p. 88-89). C’est avoir bien peu de connaissance du vrai terrain, des équipes de recherche et des chercheurs individuels, que de jeter à la face de la communauté de telles phrases. Oui, des outils existent. Il y a en a de plus en plus. Mais ils ne sont pas tous adaptés, ils n’ont pas tous été créés en relation avec des Historiens et surtout, ils ne sont pas prévus « ergonomiquement » pour un usage aisé par des chercheurs.  Certains d’entre eux ont plus de goût pour la débrouille, mais combien, même parmi les plus jeunes, sont loin de s’approprier ces outils et d’en promouvoir le développement.

Enfin, l’open access –l’accès libre aux données et aus sources. Ce n’est, de toute évidence, pas le premier cheval de bataille des deux essayistes, même s’ils l’enfourchent de temps à autre (p. 99, 115 par exemple). C’est probablement là qu’on attendait plus longuement History Manifesto. Là et dans la promotion de l’open source, de l’interopérabilité, du web sémantique, de la promotion des standards de formats de données, dans le soutien à la neutralité du web. Mais ici aussi, rien ou presque. Il est trop facile de critiquer l’absence ou le silence des auteurs sur certains thèmes, je le reconnais. Il n’empêche que quand on veut proposer un nouveau mouvement historiographique ancré au sein des Humanités numériques, ne pas prendre position plus clairement et plus amplement sur ces terrains mouvants, particulièrement calés « dans le collimateur » des gouvernements, que sont la liberté du Net, la libre disposition des données et leur échange libre, cela pose problème, à tout le moins.  Et enfin, pas un mot sur le souci de la conservation pérenne des sources et des données. Or,  ici aussi, il s’avère assez piquant de promouvoir une démarche historiographique sur le traitement quantitatif de masses de données pour une nouvelle Histoire « longue durée »  et ne pas réfléchir une seconde à la nécessité de préserver ces données…sur la longue durée.

De manière plus ou moins surprenante, le livre est ici ou là piqué de petits repentirs, comme pour rassurer le lecteur inquiet parce que trop érudit ou accroché à ses documents –misérable. Ainsi : non, la micro-histoire n’est pas un mal, au contraire, elle est bienvenue, en servante de la Grande Histoire, celle de la Longue durée (p. 57). Oui, l’approche critique des sources –ou plutôt des data, des données12 est bienvenue et même nécessaire : « […] a history that surprises us necessarily must depend upon a critical reading of data, and often the inspection of data of many different sorts. Critical history of this kind has a public purpose to serve, one that means synthesising available data from many sources and debunking the now-flourishing illusions about our collective past and its meaning » (p. 54). Heureux repentirs, peut-être trop épisodiques pour avoir assez de force de conviction.

Conclure ce long commentaire critique n’est pas simple.  J’ai trouvé dans cet ouvrage exprimée toute la complexe crise que connaît l’Histoire. History Manifesto jette nombre de pavés dans la mare et certains éclaboussent bien, avec profit. Oui, l’historien a bien pour rôle de tenter de comprendre, d’expliquer, d’aller des petits évènements aux grands processus, de saisir la « Big Picture » et et ramener tout cela à une version courte, percutante et « échangeable » : « reducing a lot of information to a small and shareable version » (p. 13).

Mais au-delà de ces quelques éclaboussures salutaires, quelques déchirures difficiles à accepter dans la toile de la méthodologie historique. Ainsi, nombre de liens tissés entre des concepts par les deux auteurs américains sont problématiques. Revenons une fois de plus aux Big Data: les lier à la « nouvelle longue durée » semble bien un raccourci dangereux, un de plus. La longue durée n’a pas attendu les Big Data pour exister. Mais ils le reconnaissent : ils veulent lancer une mode. « Transnational history is all the rage. Transtemporal history has yet to come into vogue » (p. 15). Et ils le disent eux-mêmes : « Reformers and revolutionaries also need the big picture » (p. 21). Armitage et Guldi veulent changer le monde et créent donc une vision adaptée à leur besoin de changement.  Ils méprisent les tournants, les révolutions (p. 47), et pourtant ils veulent la révolution!

Alors, History Manifesto, une fausse bonne idée ? Probablement. Une bonne idée, car cette remise en cause est salutaire, elle nous fait réfléchir et repenser notre travail. Quelques traits lumineux, ici ou là, au hasard des pages, montrent toute la science et l’intelligence des deux auteurs. Mais aussi bon nombre de raccourcis, d’approximations ou de positions brutales. On ne change pas un monde, si petit soit-il, avec un manifeste de cent vingt pages. Mais, je le reconnais, elles aident à réfléchir et m’ont permis de rédiger ces lignes avec plaisir. C’est déjà un petit succès.

Notes

1  « Eley and most of his generation mastered one archive at a time and worked with the conviction that these intense excursions into the history of the ‘Short Past’ could illuminate the politics of the immediate present » (p. 39).

2  On ne peut que déplorer le passage sur la constitution des archives publiques sur base des archives d’ancien régime, après les grandes révolutions, lorsque les nouvelles autorités publiques un peu partout en Europe tentent de construire un héritage documentaire pour justifier la politique actuelle –ou, pour certains, pour regretter cet ancien régime. Les auteurs citent ici les travaux de Lord Acton, en 1906. Ils continuent en mentionnant un changement de statut des historiens, passés alors du rôle de raconteurs généralistes en polémistes pointilleux : « A revolution in documents resulted, where the historian’s role changed from narrative artist and synthesiser to politic critic settling controversial debates with the power of exact readings of precise documents » (p. 49). D’abusives généralisations…

3  Bertrand P. et Jacobs Ch., Digital Humanities et critique historique documentaire : Digital ou Critical turn ?, dans Les Historiens et l’Informatique. Un métier à réinventer. Études réunies par Jean-Philippe Genet et Andrea Zorzi, Actes de l’atelier ATHIS VII organisé par l’École française de Rome, avec le concours de l’ANR, Rome, 4-6 décembre 2008, Rome, 2011, p. 125-139 (Coll. Ecole Française de Rome, 444). Voir les travaux de Frédéric Clavert et notamment son blog http://histnum.hypotheses.org/

4  Parmi les premiers à avoir noté ce renouveau, Guyotjeannin O., L’érudition transfigurée, dans Passés recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire, éd. Boutier J., Julia D., Paris, 1995, p. 152-162 (Mutations, 150-151)

5  Tixhon A., Contrôler la Justice, construire l'Etat et surveiller le crime au XIXe siècle. Naissance et développement de la statistique judiciaire en Belgique (1795-1901), dans Revue belge de philologie et d'histoire,  t. 77 fasc. 4, 1999,  p. 965-100, voir http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1999_num_77_4_4394 ; Artières Ph., La police de l’écriture. L’invention de la délinquance graphique 1852-1945, Paris, 2013 ; Chastang P., La ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIIe-XIVe siècle). Essai d’histoire sociale, Paris, 2013 (Histoire ancienne et médiévale, 121)…

6  Dernièrement : Offenstadt N., L’Histoire, un combat au présent (entretiens avec R. Meyran), Paris, 2014.

7  Ainsi le projet Biblissima : http://www.biblissima-condorcet.fr/

8  Pour détourner le titre d’un article de Joseph Morsel : Les sources sont-elles ‘le pain de l'historien' ?, dans Hypothèses. Travaux de l'École doctorale d'histoire de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2003, p.273-286, en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00291737

9  Moretti F., Distant Reading, London/New-York, 2013. St.Onge R.E., « Compte rendu de Moretti (Franco), Distant Reading », COnTEXTES [En ligne], Notes de lecture, mis en ligne le , consulté le 14 décembre 2014. URL : http://contextes.revues.org/5870.

10  Comme le montrent déjà bien des projets, à l’instar de l’Equipex Biblissima déjà cité, qui associe la Bibliothèque nationale de France et bien d’autres institutions de conservations avec des institutions de recherche.

11  Voir par exemple une des dernières publications de Martin Grandjean : Intellectual Cooperation: multi-level network analysis of an international organization, 15 décembre 2014, en ligne : http://www.martingrandjean.ch/intellectual-cooperation-multi-level-network-analysis/

12  Car on ne parle pas d’ « archives » quand il s’agit de dire du bien de l’approche critique des sources.

Autour de « History Manifesto » – 2. caricaturer ou catalyser?

Je n’ai pas l’intention de clouer au pilori History Manifesto en l’accusant à mon tour des défauts déjà relevés par les autres recenseurs, même si une lecture attentive m’a convaincu de leur pertinence. J’en évoquerai quelques-uns, me contentant de suivre les réflexions francophones. Claire Lemercier a ainsi évoqué les problèmes liés à l’interprétation des corpus de données utilisés (ou non) par les auteurs pour nuancer fortement le discours de Guldi et Armitage sur la longue durée, soi-disant délaissée selon eux: cet abandon de la longue durée est tout sauf évident pour elle et les raisons pour lesquelles certaines enquêtes sont plus sévèrement délimitées chronologiquement que d’autres tiennent avant tout à des contingences multiples et non à une adhésion à une forme de « micro-histoire »1. Elle a montré par ailleurs que les historiens, du moins dans le monde européen (et francophone en particulier) sont de plus en plus « en prise » et « en phase » avec le monde scientifique comme avec le « grand monde » grâce à l’usage intensif (et réel) de l’Open Access, en soulevant notamment l’impact des carnets de recherche de la plate forme Hypotheses2. Serge Noiret, dans un des commentaires à ce billet, a stigmatisé l’absence de réflexion des auteurs autour de la Public History, dont l’impact social est d’autant plus évident qu’il en constitue le premier objectif3.  Gabriel Galvez-Behar insiste de son côté sur la vision schématique de la micro-histoire présentée par les auteurs de History Manifesto, qui tient davantage d’une interprétation purement « chronologique » du concept que « méthodologique » : Guldi et Armitage focalisent sur le court-terme qu’ils confondent avec l’approche micro-historique, évacuant toute la réflexion Ginzburgienne qui veut « déborder largement l’événement qu’il analyse », mettant « en lumière des formes qui [le] dépassent »4.

Faisant miennes toutes ces remarques pertinentes, je désirerais en ajouter quelques-unes, pour finir par une réflexion sur la notion de source chez Armitage et Guldi. Mais revenons à la longue durée qu’ils appellent de leurs vœux –une longue durée aux effets quasi magiques, puisque les recherches qui se réclament d’elles rendent la réalité historique plus « vraie » (sans que les auteurs nous expliquent vraiment pourquoi) : « Stories with a long-term argument can have the powerful effect of banishing myths and overturning false laws » (p. 37). Le terme « longue durée »est mal choisi –ou plutôt bien choisi, car il place nos deux historiens  anglo-américains dans la filiation d’un maître, Fernand Braudel.  D’un côté un plaidoyer pour entreprendre des recherches en plaçant les objets d’étude dans la plus longue durée… mais surtout, de l’autre, comme une exigence de contextualisation plus large. On ne peut que les suivre (et d’ailleurs la plupart des historiens les suivent déjà) mais il faut alors y insister : c’est la remise dans un contexte large, prenant en compte un cadre global, spatial comme technique, que les historiens arriveront à cerner leur objet d’étude.  Comment comprendre les croisades du XIIe et du XIIIe s.  sans tenter d’en saisir les enjeux religieux, politiques, économiques ? Mais toutes ces croisades sont-elles à placer dans le même mouvement temporel, « les croisades » ? Faut-il les envelopper dans une seule unité chronologique large, une « longue durée » des Croisades ? Peut-être pas. L’étude du contexte nous permettra de distinguer nettement, par exemple, la croisade qui prend Jérusalem et celle qui prend Constantinople. La mise en perspective dans une chronologie longue n’est pas essentielle, elle peut même être nocive. Se convaincre que la seule vraie Histoire est celle qui brasse des siècles est une erreur… sauf si l’on veut visualiser des données numériques –auquel cas le choix de la longue durée s’impose souvent, mais moins pour des raisons scientifiques que pour des raisons pragmatiques. Un historien qui veut faire de la « data viz » peut difficilement se passer de placer ses données dans une perspective chronologique. L’insertion dans un cadre chronologique large permettra de donner de la force à une présentation visuelle.  Selon moi, c’est le choix revendiqué de recourir à la seule analyse « néo-quantitative » qui oblige les auteurs à travailler dans la longue durée et à en réclamer la mise en oeuvre. Et non un impératif historico-moralisateur.

Mais je rendrai justice aux auteurs d’avoir soulevé l’existence de la Dirty Longue durée, cette tentation des non-spécialistes au service de lobbies, de groupes politiques, de think tanks… qui manipulent des données sans trop de scrupules pour montrer la pertinence d’un modèle de progrès, inscrit dans un temps dynamique : leur dénonciation de ces pratiques est pertinente (p. 28).

Gabriel Galvez-Behar note aussi avec justesse, dans son billet de blog, que l’Histoire ne peut être envisagée comme seule discipline pour sauver le monde, mais qu’elle doit être associée aux autres sciences humaines. Or Armitage et Guldi n’en soufflent mot. Au contraire, ils stigmatisent économistes et sociologues. On a un peu le sentiment, en les lisant, d’un plaidoyer pour une Histoire à bout de souffle, au bord de la crise de nerfs, qui défend son pré carré en s’enfermant dans une armure clinquante, avec comme devise « hors longue durée, point de salut ». Cette vision cloisonnée, « disciplinaire » est surprenante, d’autant plus qu’ils se réclament de Braudel : Pour l’historien de la Méditerranée, la longue durée, ce n’est pas seulement une question de transtemporalité, mais plus largement, de dialogue comme en fusion avec les autres sciences sociales5. Je m’étonne d’ailleurs de ce parti-pris « identitaire » chez des chercheurs qui se réclament des Humanités numériques, dont la particularité est de vouloir dépasser, transcender et transformer les disciplines traditionnelles des sciences humaines en les rapprochant les unes des autres. Osons-le dire : il ne peut y avoir d’avenir à l’Histoire en dehors d’une intégration de plus en plus forte avec les autres sciences humaines, intégration que promeuvent et facilitent déjà grandement les Humanités numériques. Il serait de très mauvaise politique de dire aux économistes et experts en sciences du climat ou en sciences politiques : « laissez-nous l’Histoire » ; probablement serait-il plus constructif d’entreprendre un dialogue et de travailler ensemble (p. 30, 41). D’essayer encore, vraiment, parce que nous sommes convaincus, comme Armitage et Guldi, que les Historiens « professionnels » ont quelque chose à apporter au discours socio-politique et que les intellectuels citoyens que nous sommes ne peuvent laisser tout le champ aux maîtres de la communication en sciences politiques et économiques.

Un autre argument utilisé par les deux chercheurs américains, pour défendre leur vision de l’Histoire, tient en le refus de l’Histoire des individus, celle-là même que moquait Lucien Febvre en 1946, celle « qui "romance" la vie de Marie Stuart [,  ] qui fait "toute la lumière" sur le chevalier d'Eon et ses jupes […] »6 : c’est une Histoire à l’estomac, qui fait la part belle aux individus et aux sentiments (p. 46). Selon les auteurs, elle a éloigné les Historiens de l’action et du dialogue social. En est-on vraiment sur ? Est-ce que l’Histoire à l’estomac ne fait pas davantage recette que l’histoire façon longue durée ? Quand je vois les succès de librairie, j’ai des doutes. Mais peut-être, ici aussi, le monde anglo-américain ne réagit-il pas de la même façon que la vieille Europe.

Enfin, le médiéviste que je suis est impressionné par la capture de l’Histoire comme discipline par des Modern Historians, des contemporanéistes. Loin de moi, évidemment, la volonté de reléguer ces historiens  dans le troupeau méprisé des « journalistes », comme on disait fielleusement il y a plus d’un quart de siècle. Les historiens du monde contemporain ont une place essentielle au sein des Sciences Humaines, à la jointure entre les sociologues, les anthropologues… Mais pourquoi nos deux auteurs considèrent-ils avec un tel dédain les mondes d’avant 1800 ? Tenter de cerner leur vision du Moyen Âge éclairera quelque peu cet a priori. Ainsi, Guldi et Armitage postulent que la connaissance du passé pour servir l’action dans le présent et la longue durée ont toujours été une constante dans l’historiographie antique et médiévale, citant (de seconde main) la Cité de Dieu de saint Augustin et les auteurs des récits annalistiques et de chroniques monastiques médiévales (p. 19). Pourquoi pas, mais quel raccourci et quels simplifications désespérantes que de voir dans les motivations des chroniqueurs médiévaux le seul souci de guider l’action présente, faisant fi de la conception du passé et de l’insertion du monde dans le plan divin chez les médiévaux ! Le Moyen Âge de Guldi et Armitage est tellement inscrit dans la longue durée qu’il en est dilué, que toutes ses spécificités en sont gommées, que ses couleurs en sont affadies. Les auteurs commettent ici le pire péché d’anachronisme, celui de plaquer des concepts récents sur des réalités anciennes. A lire history Manifesto, ces deux mille ans semblent si simples à comprendre, si monolithiques, comme menant l’homme sur des rails jusqu’à la fin du XIXe s. et surtout jusqu’à l’après seconde guerre mondiale. Un peu plus loin, ils insistent sur les transformations du monde avec l’Humanisme, reprenant ici le vieux poncif éculé du vieux monde contraint, vieilli et sombre, remplacé par un monde d’abondance et de savoir démultiplié.

Au-delà des raccourcis, on trouve dans History Manifesto des prises de position à l’emporte-pièce. L’histoire, la seule  science humaine critique ? C’est un peu fort. Comme si les auteurs se sentaient morveux et avaient besoin de justifier l’existence de leur discipline en lui conférant une sorte d’onction royale, en clamant que ce n’est pas une discipline postmoderne,  « notre » Histoire : « history has a special (if not unique) claim to be a critical human science: not just as a collection of narratives or a source of affirmation for the present, but a tool of reform and a means of shaping alternative futures » (p. 15)… Et c’est probablement là que les auteurs sont le plus originaux et touchent du doigt ce qui est pour l’instant une façon « fashion » de (ré)écrire l’histoire avec des scénarios alternatifs. Ils n’osent utiliser l’expression « alternate history », et pour des révolutionnaires, c’est un peu étonnant- mais en parlent à mots couverts. Ils citent la « futurologie » de Gaston Berger –alors que celui-ci est plutôt l’inventeur du concept et de la discipline de « prospective », tentant de cibler des futurs possibles déterminés par le passé7.  Ils parlent de « counterfactual logic » pour décrire les scénarios hypothétiques (p. 32). Ils parlent d’ « Utopian thinking » (p. 35-36) et très souvent d’ « alternative societies » et d’ « alternative futures » –mais ce n’est pas la même chose que l’Uchronie ou l’alternate history. Je suis persuadé que cette mode de l’Uchronie  n’est peut-être pas aussi futile qu’elle en a l’air. Elle prend acte du tournant postmoderne et l’assume et osant des scénarios alternatifs et en les justifiant. Pour moi, ces récits d’histoire alternative peuvent jouer un rôle désinhibiteur par rapport à l’appropriation sociale de la discipline historique souvent vue comme décrivant des événements qui devaient se passer, de manière quasi-inéluctable.  History Manifesto n’est donc pas qu’un essai dangereux sur le métier d’historien et ses méthodes : c’est aussi un catalyseur d’idées. Et c’est une bonne chose.

Reste tout un pan de l’analyse de l’ouvrage qui me pose un problème colossal. Mais ici, pas question d’en blâmer seulement les auteurs : ils héritent (mais acceptent) un héritage problématique, né avec les Digital Humanities, celui du divorce entre les sources et les données.

Notes

1  http://devhist.hypotheses.org/2729

2  http://devhist.hypotheses.org/2763

3  http://devhist.hypotheses.org/2763#more-2763

4  http://ggb.ouvaton.org/spip.php?article51

5  Braudel F., Histoire et Sciences sociales : La longue durée, dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 13e année, 4, 1958. p. 725-753, accessible dans Persee http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781

6  Febvre L., Face au vent.  Manifeste des Annales nouvelles, dans Annales.  Économies, sociétés, civilisations, t. 1, 1946, p. 1-8, ici p. 6. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1946_num_1_1_3175

7  Sur Gaston Berger, voir les travaux d’un de ses successeurs, Philippe Durance, et notamment son blog : http://pdurance.blog.lemonde.fr/

Autour de « History Manifesto » – 1. une affaire de « comm »

En octobre 2014, est donc paru aux Etats-Unis, aux prestigieuses Cambridge University Press, un petit brûlot –ou du moins un ouvrage qui se veut tel- intitulé avec une certaine audace History Manifesto, par deux historiens contemporanéistes, David Armitage et Jo Guldi1. C’est un essai court et percutant, comme savent en écrire les savants américains, construit autour de quelques idées-clé : l’historien n’est plus écouté par le monde des décideurs qui tendent désormais l’oreille vers les économistes et les sociologues. Or il est temps que les historiens soient à nouveau entendus car ils peuvent faire tomber les œillères de ces décideurs, en leur montrant qu’il n’y a pas que les chemins qu’ils ont choisi actuellement, ces chemins qui frôlent dangereusement les gouffres de l’inégalité sociale et du désastre climatique. Les historiens peuvent donner la preuve qu’on peut vivre autrement et tenter d’autres solutions en les mettant au jour. Mais à l’heure actuelle, poursuivent Guldi et Armitage, force est de constater que les historiens n’ont plus voix au chapitre. Pourquoi ? Parce qu’ils ont cédé aux sirènes confortables du short termism, des petits sujets bien balisés, des recherches monographiques (étonnamment, le terme n’est jamais utilisé dans livre et le concept de synthèse bien peu évoqué), disons-le tout net, en tremblant : de la « micro-histoire ». « Il faut donc » que l’historien s’ouvre les horizons et embrasse des études de « longue durée » (en français dans le texte, avec des accents braudéliens). « Il faut » pour ce faire qu’il abandonne son obsession d’exhaustivité heuristique, de perfection critique, au profit d’un traitement automatique « des données », grâce aux outils que nous proposent les Humanités numériques.  Ils prônent le retour à une nouvelle analyse des « données », notamment à l’aide d’un renouveau des méthodes quantitatives. L’historien (re)prendra alors cette posture sociale qui fera de lui un guide essentiel dans la marche pour le salut de l’Humanité.

Un étonnant ouvrage donc. Il aurait pu passer inaperçu, mais un savant buzz a été organisé autour de lui. D’une part, les auteurs et les Cambridge University Press ont tout fait pour que l’ouvrage soit lisible, au plus vite et au mieux. Comme pour tout bon lancement d’un produit bien marketé, des articles–produits dérivés  ont été publiés par les auteurs dans des revues au profil « grand public scientifique » : The Chronicle of Higher Education, The Guardian, History News Network, le Times Literary Supplement ou le Times Higher Education (avec un titre percutant : « Let's Look at the Evidence »)…2 Le livre lui-même a été publié aux Cambridge University Press…mais également mis à disposition en libre accès, sous une licence CC- BY-NC-ND, à partir d’un site qui lui est spécialement consacré3. Le site lui-même vaut le détour et montre bien comment la campagne de marketing du livre a été préparée : outre l’adresse achetée spécifiquement, http://historymanifesto.cambridge.org/ , il contient un blog animé par les auteurs eux-mêmes, une liste assez complète de tous les comptes rendus, interviews, articles, vidéos, liens…, sans oublier un onglet « History Manifesto Events » avec Armitage & Guldi on tour, faisant la promotion de leur livre4… On y trouve aussi un forum autour de deux thèmes : The History Manifesto et Open Access Publishing.  Ce dernier thème me permet d’ajouter un dernier élément expliquant aussi ce succès : la convocation des « Digital Humanities » ou Humanités numériques comme sorte de deus ex machina. Vous étiez nus, voici les « Digital Humanities » et vous êtes désormais vêtus. Cette transdiscipline dont je soutiens le développement efficace au travers d’opérations concrètes et de réflexions méthodologiques essentielles, la voici utilisée, comme une sorte de divinité efficace par elle-même. La communauté scientifique en sciences humaines –et les historiens en particulier- savent tous l’importance de cette nouvelle démarche qui vise à aider nos disciplines à passer le « tournant numérique ».  Chaque « manager », pilote d’une équipe de recherche ou d’un département universitaire, sait que cette démarche est importante et qu’elle peut constituer un sésame précieux pour l’évolution des vieilles disciplines. Insister donc sur les Humanités numériques, c’est être sur d’avoir un auditoire. Un véritable buzz organisé et terriblement efficace, à tel point que plusieurs dizaines de recensions sont déjà parues, qu’une équipe de recherche anglaise, les « Modern British Studies @ Birmingham », ont ouvert un blog où les membres de l’équipe viennent y publier leurs réflexions sur le livre (déjà une petite quinzaine) 5. En France, Frédéric Clavert avait organisé une discussion au ThatCamp de Lyon, le16 octobre, autour du livre. La célèbre revue d’histoire, les Annales. Histoire et sciences sociales, qui fut le porte-drapeau de l’école de la Nouvelle Histoire mais qui prêcha aussi la Longue durée de Fernand Braudel, va accueillir une version abrégée, en français, au début 2015, du livre. Des « répondants » ont été sollicités par la direction de la revue et vont commenter l’ouvrage dans la même livraison. D’emblée, une de ces commentateurs, Claire Lemercier, a déjà publié sur le site Devenir Historien, un des blogs de référence des historiens ces dernières années, deux contributions importantes dérivées de son analyse. Le buzz est tel que certains des commentateurs n’ont pas lu le livre mais s’appuient sur des versions abrégées 6.  Cette frénésie de communication inédite ne laisse pas de surprendre. Mais elle ne discrédite pas nécessairement l’œuvre, évidemment.

A suivre, en deux parties :

-Le feu roulant des critiques

-Les données sont-elles le pain de l’historien ?

Notes

1 GULDI J., ARMITAGE D., The History Manifesto, Cambridge, 2014.

2  Voir la liste des articles sur la page web de David Armitage:http://scholar.harvard.edu/armitage/publications/history-manifesto ou encore http://historymanifesto.cambridge.org/media/

3  http://historymanifesto.cambridge.org/

4  On note qu’existe une version abrégée de ce livre, en anglais, consécutive à plusieurs séminaires qu’ont organisé les auteurs : http://scholar.harvard.edu/armitage/publications/return-longue-dur%C3%A9e (cf. http://devhist.hypotheses.org/2763 )

5  http://historymanifesto.cambridge.org/media/ et http://scholar.harvard.edu/armitage/publications/history-manifesto ; https://mbsbham.wordpress.com/responding-to-the-history-manifesto/ ;

6  http://ggb.ouvaton.org/spip.php?article51

Pillage et archéologie: entre méthode champenoise et nouvelle évangélisation

Chaque jour qui passe me donne des raisons pour tenter de sortir dans le monde, pour ne pas m’enfermer derrière les murs de la Forteresse de la Science.  Cette fois, c’est l’affaire d’un viticulteur de Seine-et-Marne accusé d’avoir pillé au détecteur à métaux un peu partout, par « passion de l’objet » et de la « culture gauloise ». Ce n’est pas un amateur, notre esthète champenois : il avait chez lui pas moins de 2300 objets ainsi « ramassés » et estimés à 150 000 euros. L’article du blog de Pascale Robert Dinard, chroniqueuse au Monde, en dit long, avec une charmante causticité, sur cette affaire.

C’est le moment de tirer à boulets rouges sur les pilleurs de sites qui sont en train de se balader, à l’heure où je vous écris, dans les tranchées archéologiques ouvertes pour l’été, en France, en Navarre et en terre d’Empire. Ces pilleurs profitent de ce que les archéologues leur ont déblayé le terrain pour, nuitamment, promener leur serpent renifleur et  s’emparer des objets en métal, quitte à saccager sans scrupule le travail de l’archéologue en train de dormir, de son côté, d’un honnête sommeil à peine teinté de Jupiler ou de Heineken (selon les pays). Sans rire, c’est une pratique révoltante et ces hommes savent fort bien qu’ils le font contre toutes les lois. J’ai le souvenir d’avoir ainsi, après un petit repas léger comme les archéologues peuvent s’en satisfaire, coursé un pilleur au beau milieu de la nuit, sur le site gallo-romain de Braives/Perniciacum, il y a bien longtemps. L’archéologue chef de la fouille avait décidé, une fois le pousse-café avalé, qu’un petit tour sur le chantier s’imposait, parce que bon, on ne sait jamais, qu’on tomberait sur un de ces malandrins. Et on est tombés dessus. Malgré une belle foulée très déterminée de l’archéologue-patron, on ne l’a pas rattrapé. Mais on a juré encore plus. Non, vraiment, sans rire, ces gens-là ne sont pas des gens biens.  Et même s’ils jouent du renifle-piécettes sur un champ non encore fouillé mais dont on sait qu’il recouvre un site archéologique (que l’Etat n’a pas les moyens de faire fouiller hic et nunc), il n’y a rien à faire, ce n’est pas bien : toute pièce extraite, même si elle est « hors contexte », pourrait en dire à tous, scientifiques comme commun des mortels, sur notre passé. Pourquoi la capturer, en faire un objet de thésaurisation et, in fine, de lucre ?

Faut-il s’en tenir à ce couplet anti-détecteurs ? Non, ça ne suffit pas. Mon anecdote a déjà 25 ans. Et   l’affaire du champenois gallicophile, c’est maintenant. Malgré tous nos efforts, cela continue.

Pourquoi ? Il suffit de lire les commentaires souvent navrants des lecteurs de l’article du Monde pour se rendre compte que la culture matérielle, le sens de l’archéologie, tout cela n’est pas encore passé chez le grand public. L’archéologue est toujours vu comme l’emmerdeur et les petits objets ainsi pillés ont l’air tellement petits et si insignifiants. A la limite, on a l’impression que le bon champenois est une victime que l’on spolie du produit de son travail. Expliquons-nous vraiment bien tout cela, à l’école comme dans la vie de tous les jours ? Il ne suffit pas de dire : « c’est mal », il faut surtout expliquer pourquoi le travail de l’archéologue, « c’est bien » et comment se construit une histoire de la culture matérielle qui passe par tous ces petits objets. Nous devons remettre la formation au passé en question, réexpliquer ces cultures anciennes, notamment par l’archéologie. Ce faisant, une fois réévangélisés, les détecteuromanes pourraient sauter le pas et se mettre à fouiller sérieusement -c’est possible.  Un grand nombre d’entre eux sont des gens honnêtes qui ne savent pas trop de quoi il retourne et qui rêvent d’archéologie à la façon de Benjamin Gates ou d’Indiana Jones.  Resteraient les malhonnêtes et les mal élevés qui continueraient à piller nuitamment -mais mis au banc de la société, ils seraient moins nombreux et donc plus visibles, le marché pour les objets ainsi pillés se réduirait et leur bizness deviendrait peu lucratif.

Décidément, nos disciplines restent sèches et peu comprises. On se moque de Stéphane Bern, de Lorànt (corr. pour « Laurant ») Deutsch. Mais en attendant, c’est leur « histoire » qui passe. Qu’est-ce qu’on attend pour parler plus fort, ou autrement ? C’est devenu une nécessité.

L’édition de textes anciens dans un état critique?

Quelque chose d’important vient d’avoir lieu, autour de l’édition critique et de la possibilité d’appliquer le droit d’auteur à celle-ci. Un jugement du Tribunal de Grande instance de Paris vient de débouter Droz dans une sombre dispute autour de la republication en ligne par Garnier de textes transcrits par « des paléographes » pour le compte de Droz1. Droz est débouté, entre autres et principalement au motif que les textes issus d’une édition critique de type lachmannienne ne sont pas couverts par le droit d’auteur. Le raison en est simple : comme une édition à la Lachmann veut s’approcher au plus près du texte original, de l’archétype, ce n’est donc pas une œuvre originale attribuable à l’éditeur en soi et le droit d’auteur ne s’applique pas à son œuvre. C’est bien le texte de l’auteur médiéval qui est donc édité, libre de droits, évidemment.

Calimaq puis Maïeul Rouquette (sans oublier François-Ronan Dubois) ont déjà très bien commenté le dossier. Mon propos ne sera pas, ici, de répéter tout ce qu’ils ont très bien dit : allez les lire ! Mais plutôt d’apporter quelques réflexions d’historien, de médiéviste proche des textes et de chercheur associé de près ou de loin aux Digital Humanities.

D’abord, c’est, qu’on le veuille ou non, une victoire pour l’édition critique à la Lachmann, d’une certaine façon, puisqu’un juge reconnaît que le fantasme de l’éditeur critique -disparaître derrière le texte excellemment reconstitué- est une réalité, au moins sur le plan juridique.  On peut cependant se poser des questions sur la transposition de cette décision. OK pour les textes que le chercheur a voulu reconstituer tels que l’auteur original les a écrits. Mais ce n’est pas si simple si le chercheur suit la méthode de Bédier et décide donc de publier une version manuscrite spécifique, celle qui lui semble « la meilleure », sans pour autant oser affirmer que c’est la version originelle, celle de l’auteur premier.

On en revient à un concept essentiel qui n’a pas encore été abordé : qu’est-ce qu’un auteur -pas seulement à notre époque, mais au Moyen Âge lui-même ? Car si on suit en retro-engineering ce que nous dit le juge, le rôle des éditeurs critiques pour retrouver la version originale de l’auteur original est essentiel… Mais quid de la version transmise par des manuscrits ? Celle-ci étant manipulée, transformée par des copistes, elle ne serait pas nécessairement celle de l’auteur original ? Alors qui est l’auteur de ces textes copiés dans les manuscrits? Le copiste ?2 Et nous déconstruisons enfin ce concept d’auteur qui nous paralyse depuis le XVIIIe s. Il s’agirait de revenir plus amplement sur cette notion d’auteur, de la déconstruire à partir du Moyen Âge. Et cela tombe bien : c’est un des objets de recherche sur lesquels je travaille depuis quelques mois et qui va m’occuper pendant les années qui viennent, entre histoire médiévale et Digital Humanities.

Certes, beaucoup de mes collègues et amis éditeurs de textes sont dépités par cette décision de justice. Ils y voient tout leur travail jeté aux orties. La reconnaissance sociale dont nous avons tant besoin, la voilà bien mal en point, à première vue. L’éditeur critique n’existe plus, dissous derrière le texte et par l’auteur originel. En fait, il faut voir dans les conséquences de cette décision tout autre chose, au-delà de la reconnaissance d’une méthode critique. Nos textes anciens, si nous les laissons derrière des clôtures, seront de moins en moins lus ou traités (et c’est un prof de fac qui constate désespéré l’attrait -ou l’angoisse- des étudiants médiévistes pour les textes latins qui vous le dit). Il convient de les libérer au plus vite pour les intégrer dans le grand bain de l’open data. Pour qu’ils deviennent lisibles par le plus grand nombre, qu’ils soient traités par le plus grand nombre, tournés et retournés dans tous les sens, passés au crible des outils de lexicométrie ou de linguistique, peut-être même traduits, pour qu’ils deviennent une pièce indispensable de l’ensemble patrimonial du Moyen Âge. Et la seule solution est donc de les libérer de leur cadre restrictif éditorial (au sens de maison d’édition, ici).

Notre métier d’éditeur critique reste essentiel et sans tâche3. Ce que chaque éditeur critique peut demander, afin de rassurer l’utilisateur, le lecteur du texte (plus que l’ego de l’éditeur critique), ce n’est rien d’autre que ce que la plupart des licences de type CC prévoient : la citation de son intervention. Rien d’autre qu’une référence, comme nous en citons tous. Toutes les autres angoisses, y compris financières, sont déplacées. Le modèle ancien de l’édition critique uniquement sur papier, dans des collections canoniques, est plus qu’ébranlé. Comme de nouveaux modèles de publication de nos recherches sont en train de naître, de nouveaux modèles d’édition critique doivent être mis en place. Et par les chercheurs eux-mêmes. Sinon, ce sont les maisons d’édition qui s’en chargeront : Droz ou Garnier existent toujours…

Notes

2Je ne suis pas d’accord avec Maïeul Rouquette (qui par ailleurs écrit d’or) qui nous parle déjà de textes libérés, de reproductions de manuscrits libérées  -je suis par contre le premier à être d’accord avec lui pour dire que c’est ce qu’il faut.. mais ce jugement n’a pas tranché là-dessus puisqu’il n’a pas tranché sur le concept d’auteur/copie. Il faudrait plus qu’un jugement, il faut une dynamique -et je compte beaucoup plus sur des décisions d’institutions importantes dans ce sens, comme, pour la France, les bibliothèques municipales, les médiathèques, les BU, voire la BNUS ou même, rêvons un peu, la BnF. C’est de là que les grandes avancées viendront.
3Je ne mets pas ici le catalogage de manuscrits dans le même sac et je ne suis pas non plus Maïeul Rouquette ici :faire du catalogage, cela n’a rien à voir avec la compilation d’une simple liste de cotes : il y a bien un vrai travail de recherche et d’analyse derrière. Mais que ce catalogage doive passer par des modalités d’accès libre en base de données, cela va sans dire !

L’archivage pérenne est-il nécessaire?

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Au fil de mes réflexions sur l'archivage pérenne des données numériques, ce tweet a tout relancé, bousculant mes idées.

La mise en place de la plupart des projets de recherche -ou de tout site web, ou de toute publication web de corpus- impose que soit envisagée des procédures fermes d'archivage pérenne. Or nous savons que ces procédures, même si elles sont susceptibles d'exister, exigent des supports techniques et intellectuels démesurés par rapport aux capacités actuelles, notamment en SHS, tandis que les moyens financiers alloués pour ce faire ne vont pas aller en s'accroissant, fort logiquement. En d'autres termes : nous rêvons d'archivage pérenne, nous en hurlons la nécessité évidente et  nous sommes incapables de l'assurer. Et je ne vois pas pourquoi ça changerait fortement (même si le coût du TéraOctet diminue, ce n'est qu'une part des procédures d'archivage pérenne qui englobent frais de maintenance, procédures de transfert de données de serveur en serveur, changements logiciels…).

Par ailleurs, on sait que, de toute éternité, la documentation humaine est soumise à des processus de destruction et d'élimination volontaires (on pense à la destruction -très partielle?- d’une bibliothèque de manuscrits à Tombouctou il y a quelques jours) ou involontaires (l’écroulement du bâtiment des archives de Cologne en 2009). Ces destructions sont normales. Parfois les archivistes ou les bibliothécaires eux-mêmes pratiquent l'art du « désherbage » ou de la sélection pour destruction ou conservation. J'ai moi-même en son temps poussé des brouettes d'archives judiciaires du XIXe s. dans des conteneurs pour le pilon.

Et si nous appliquions ces principes de sélection aux résultats de la recherche en numérique, voire aux sources numériques ? S'il n'était pas nécessaire de mettre en place des procédures d'archivage pérenne pour tout ? Si on ajoutait une terrible mais salutaire contrainte aux projets de recherche en cours de rédaction ou de proposition : choisir d'emblée, dans le projet qui est mis au concours, ce qui doit être conservé des travaux qui seront réalisés et ce qui ne doit pas l'être. Ce qui doit faire l'objet d'archivage pérenne et ce qui ne le sera pas. C’est probablement dans ces quelques lignes que les experts chargés de juger de la pertinence d’un projet pourraient évaluer le plus justement la réelle vision scientifique du chercheur, la compréhension de son objet de recherche.

Le martyre d’Aaron et la destruction des temples

Le suicide d’Aaron Swartz fait réfléchir. Pour rappeler ce qui se répète partout sur le web et dans la presse : il s’agit d’un garçon génial qui s’est engagé dans le développement du web depuis une dizaine d’années, qui fut une des figures de proue de l’opposition victorieuse à la fameuse proposition de loi américaine SOPA, Stop Online Piracy Act1. Accusé d’avoir téléchargé2 une masse importante d’articles scientifiques sur la plate-forme payante JSTOR, il était menacé de lourdes peines par la justice américaine3. Comme tous, je déplore sa mort -quelle qu’en soit la cause, et il est probable qu’il ait été broyé dans les engrenages glacés et aiguisés de la machine judiciaire. Comme tous, je suis de son bord, naturellement.

Ce qui me fait écrire, c’est le sentiment que nous sommes au bord de la falaise. Les conflits autour de l’Open Access n’ont jamais été aussi virulents. Toutes les communautés scientifiques, les Etats, les universités ont fait de l’accès libre et gratuit de la production scientifique une nécessité. Les institutions publiques nous paient pour effectuer des recherches dont les résultats doivent être visibles et disponibles pour tous, gratuitement et librement. Et non plus passer par des maisons d’édition qui revendent notre savoir… parfois même aux institutions elles-mêmes qui en ont subsidié la création. Ainsi les universités ne veulent plus acheter à prix fort des accès aux grandes plate-formes payantes de publication en ligne, pour des articles dont une grande part ont été produits…par des enseignants-chercheurs qu’elles emploient. La lutte pour l’accès libre est donc terrible, y compris dans le domaine des sciences humaines et sociales, où la situation est encore plus complexe, puisque les institutions ou facultés qui oeuvrent dans ce domaine sont bien moins financées ou finançables -et donc moins capables de faire face aux majors de la publication scientifique payante- qu’en « sciences dures ».

Nous sommes au bord de la falaise. Et la mort d’Aaron Swartz semble être un symbole fort, peut-être un déclencheur. Déjà les milieux militants de l’open access en ont fait un martyr. En fait, c’est moins sa mort qui est symbole ou déclencheur… que la construction sociale que l’on en fait. C’est l’impact extraordinaire de ce suicide qui est utilisé comme levier par la communauté. Un décès en lui-même ne fait rien, c’est ce que l’on en fait qui compte. La réaction de Lawrence Lessig4, celle de Tim Berners-Lee5, parmi bien d’autres personnalités du web, sont autant de coups de boutoir qui poussent le modèle éditorial payant vers le vide, sur le bord de cette falaise. La mort d’Aaron -car personne ne l’appellera jamais par son nom de famille seulement : c’est Aaron et seulement Aaron- devient au fil des heures et de sa réutilisation politique de plus en plus insupportable. Chacune des photos de ce beau jeune homme souriant, fauché, comme on dit, « dans la fleur de l’âge », mise en ligne, frappe au cœur l’internaute moyen. Construction volontaire ou involontaire, mais construction malgré tout d’une image efficace. Il faudra étudier, quand on aura plus de recul (car on ne fait pas d’Histoire sans vrai recul), la constitution de ce dossier de canonisation. Puis analyser son impact.

Ne vous y trompez pas… au-delà de mon cynisme, il y a aussi de la compassion, mais aussi une certitude : nous changeons de paradigme et il y aura probablement un avant et un après Aaron Swarz.

 

Notes

1Loi qui voulait renforcer à outrance la lutte contre les menaces sur les droits d’auteur, en imposant des mesures de contrôle et d’intervention sur l’internet et en punissant plus fortement les contrevenants.
2Téléchargé ET NON mis en ligne de manière libre par ailleurs.. seulement téléchargé !
3JSTOR avait d’ailleurs retiré sa plainte, mais celle-ci n’était pas éteinte dans le chef de la justice fédérale.
5Un des fondateurs du WWW. Son tweet : « Aaron dead. World wanderers, we have lost a wise elder. Hackers for right, we are one down. Parents all, we have lost a child. Let us weep » est une épitaphe et  constitue un début de canonisation.

Une insupportable légèreté

Trois mars 2009, il est presque seize heures, arc-bouté sur des dossiers et des dossiers, comme toujours, je jette un oeil nonchalant sur un message qui vient d'arriver dans ma boîte à courriels, venant de la liste de diffusion/discussion allemande Mediaevistik. « Kölner Stadtarchiv eingestürzt ». Le dépôt d'archives de la ville de Cologne, un des plus importants en Allemagne -déjà si éprouvée par les bombardements de la seconde guerre, de ce point de vue-, vient de s'écrouler sur lui-même, en trois minutes, comme dans un mauvais film catastrophe. Le temps pour le personnel de salle de faire évacuer tout le monde, lecteurs comme archivistes. Trois minutes plus tard, c'est trente kilomètres linéaires d'archives qui sont sous les gravats. 64 000 documents, donc une bonne partie de médiévaux, écrasés sous le béton.

Depuis trois mois, des volontaires se relaient pour extraire des décombres les restes martyrisés du passé de Cologne. L'ampleur des pertes m'indiffère un peu: la perte d'un seul document est pour moi insupportable. Mais le plus insupportable, c'est l'indifférence de bon nombre de mes collègues -et mêmes des archivistes: beaucoup ne savent même pas ce qui s'est passé et, de toute façon, s'en fichent. Comment voulez-vous, dans ce cas, que je prenne au sérieux ces mêmes chercheurs qui tentent de m'expliquer avec sévérité et assurance que ces chartes, ces cartulaires du Moyen Âge sont porteurs de symbolique, sont des objets empreints de sacré, et dans tous les cas sont d'une importance toute particulière pour les médiévaux..

Réformer, encore

Je vis toujours. La lutte des enseignants-chercheurs, relayés puis dépassés par leurs propres étudiants, n'a jamais été aussi déterminée, si éperdue, si suicidaire… elle semble épuisée ici. Iront-ils jusqu'au bout de leurs forces ou devront-ils plier le genou? De toute façon, l'honneur est sauf, mais est-ce que avoir de l'honneur veut encore dire quelque chose -n'est-ce pas délicieusement désuet? Les enseignants-chercheurs que je côtoie me font penser à ces rescapés d'Hiroshima que l'on imagine déambulant comme des fantômes dans les rues déchirées, brûlés, aveugles, morts-vivants, entre les flocons de neige noire. Le passé n'est plus que ruine et on ne leur promet pas d'avenir.

Pour le reste, j'ai toujours envie d'écrire ici. « Reformer » ce blog. On verra si j'y arrive. En tout cas, il refuse qu'on l'achève, Medievizmes!