Ecrire comme si ce soir était le dernier

L’émiettement de mon écriture se confond avec l’éparpillement de ma vie. De monolithes graphiques et de blocs de souffle, tout est devenu poussières. Les micrographies de twitter, les rapports et les dossiers, les projets de recherche, tout n’est plus que pensées époumonées, crachotantes, languissantes -et la vie de chercheur ou de professeur n’est plus rien d’autre qu’une litanie d’actes ou de mots, des grains de chapelets. Le monde des textes disparait-il au profit d’un petit monde de hoquets de mots et d’idées ? Je ne pense pas, malgré tout, il en reste encore beaucoup qui ne font pas que du vent ou du politique à deux sous mais qui tissent leur propre tapisserie. Mais combien sont attirés par les lumières de la comptabilité de l’immédiat qu’est l’écriture sur les réseaux sociaux, et notamment twitter, avec ses accumulations de suffrages que sont les « likes » et les « RT »? J’y suis aussi, j’y succombe souvent.

J’y reste car j’y vois une sorte de frémissement du monde, un bouillonnement de marmite, une casserole écaillée écumante de bulles de bave pesteuses le plus souvent, avec de temps à autre des coulures lumineuses et inédites, des éclaboussures géniales.  Je tente de ne pas me laisser marquer par les éclats buboniques, c’est difficile: twitter est si sentencieux, si moralisateur.  Je suppose que je jactais de la sorte sur mon blog il y a treize ans.  Souvent, outré, je voudrais réagir là, tout de suite, mais je me dis que non, ce n’est pas si simple, je me retiens. Parfois, j’aimerais encore jouer les moralisateurs, mais j’ose moins. La sagesse ou l’émiettement de ma propre pensée?

Pourtant, malgré mes belles déclarations, je publie mille fois davantage sur twitter qu’ici. J’écris trop peu de longs textes. Il y a des raisons pour cela, je reviendrai plus tard sur celles-ci. Le goût de l’écriture, je l’ai souvent à la bouche, elle me manque, c’est une saveur unique qui ne se goûte qu’une fois le plat composé. Je rédige ces phrases avec cet espoir: y trouver du plaisir, donner du plaisir. Mes tweets ne me goûtent pas, c’est une sauce qui refroidit trop vite et qui se fige, ils ne sentent plus rien. Mes phrases, elles, si j’y ai mis ce grain de folie qui me caractérise (il y aurait matière à parler de cette folie nécessaire, j’y reviendrai aussi plus tard), me plaisent, elles sont encore fumantes et odorantes bien longtemps après. Je ne sais pas si ça plait à tout le monde. Bien des amis s’en moquent, mais je sais aussi que d’autres y trouvent un certain plaisir.  Fin d’une note de blog écrite juste pour le plaisir d’écrire et de cliquer sur la commande « publier ».

 

Orage d’acier dans la nuit liégeoise

Avec le soir du 5 août 1914, c'est un autre discours bien plus effrayant que tient Martial Lekeux… La ville de Liège est située dans une cuvette et entourée de forts qui la défendent. Lekeux est monté à la citadelle, qui surplombe la cité.  Il assiste à l'orage d'acier. C'est l'effroi, l'angoisse qu'on lit dans son texte, même s'il a été écrit longtemps après les faits (p. 32-34).

« Mélancolique, je m'installe sur l'escarpe et, accoudé à un canon, je regarde la nuit sanglante.
« C'est effrayant. Au delà de la ville, qui allonge à mes pieds, ses chapelets de lumières, d'autres clartés, sinistres, illuminent les hauteurs : tout un côté de l'horizon -un immense demi-cercle de vingt-cinq kilomètres- est embrasé. C'est le pays qui brûle, par villages entiers : partout les flambées montent en rutilants tourbillons ; et sur l'incandescence de ce monstrueux brasier, le ciel, plaqué de reflets, fait une voûte de feu.
« Sur ce fond de géhenne, les projecteurs des forts lancent leurs fuseaux de lumière blanche, qui tremblent, tournent, s'étirent dans l'ombre, rasant les croupes du sol, fouillant les replis, ou s'élancent dans le ciel comme des bras affolés qui entre-croisent leurs appels.
« Et tout le long de la ligne, formant une crête de flammes, les éclairs des canons, brefs et dansants, jaillissent, serrés, fiévreux, dans son rugissement.
« C'est l'étreinte. Cette ligne ardente, c'est la barrière jetée devant l'invasion grise. Elle est battue maintenant par les houles déchaînées qui montent… Saura-t-elle résister ? Trois cent mille ennemis marchent à la curée : et pour les arrêter, vingt-cinq mille hommes, disséminés sur une ligne trop longue, opposent leur sacrifice à la ruée sauvage. Ils sont un contre trois aujourd'hui, demain ils seront un contre dix… et puis ? Les Français arriveront-ils à temps ?
« Pourtant on tient […].
« On tient… Maintenant c'est vers le sud que la bataille s'allume. Elle s'étend, elle allonge ses grands bras : demain le cercle de feu se sera fermé sur nous.
« Vers le fort de Boncelles, à minuit, le hurlement grandit, la furie s'exaspère. Des essaims de shrapnells sillonnent la nuit rouge. Puis un roulement confus, comme un immense broiement, éclate et se prolonge. C'est l'assaut de l'infanterie : l'attaque forcenée qui recommence par là, en pleine nuit ».

Liège, 5 août 1914: mouvements de foule

Martial Lekeux a quitté le couvent et se retrouve, le lendemain, le 5 août, si on le suit, sur un train qui l'amène à Liège. Son récit, publié huit ans après les faits, est un mélange d'excitations patriotiques et d'expression de sensations physiques et psychologiques, succombant aux mouvements de foule. On sent très bien, dans certains passages, l'échauffement des sangs qui devait être le sien, la soif de violence que l'on retrouve au moment de l'assaut dans bien des récits de soldats de 14-18. Le voilà à Ans, dans la banlieue de Liège, ou plutôt « Liége ». « Dans l'air, comme un grondement, comme un début d'orage, martèle de ses chocs les carreaux aux façades, les cœurs dans les poitrines : c'est la bataille qui, là-bas, de l'autre côté de la ville, est déchaînée et déferle sur les forts… Liége tiendra-t-elle ? » (p. 22) Question rhétorique ?

Le voilà à Liège même. « En ville, c'est une ébullition. Le sang liégeois, allumé par le bruit du canon, bouillonne dans cette foule. Les autos, à une allure folle, les caissons en vacarme, les troupes bariolées, cyclistes, cavaliers, chasseurs, se croisent, se bousculent, et disparaissent, engouffrés tous dans la même direction : l'ennemi ».

« Un peloton de lanciers débouche en ouragan sur la place Saint-Lambert, et fend la foule, au galop sur les pavés. Une vieille « botresse », qui crie plus fort que les autres, est renversée par un cheval : on la relève, elle hurle : « Vif' li sôdards di Lidge ! ». Un petit boy-scout en nage saute de son vélo et interpelle les badauds : « Qu'est-ce que vous faites tous ici à regarder ?… Les Allemands sont à Saive ! En avant !! ». Un groupe compact, hommes et femmes, se forme aussitôt et s'en va, au pas de course… »

Entre patriotisme rêvé et mouvements de masse, Martial Lekeux décrit avec des tremolos dans la voix son « Liége au cœur de feu », la « vieille cité ardente aux colères généreuses ». (p. 24) Cet enthousiasme ne va pas durer.

Bouillonnement de bruits confus le 4 août 1914

Le 4 août 1914, il y a donc cent ans, l'enfer sur terre se déchaînait. Au-delà de la boulimie de commémorations et des étranges raisons qui doivent être à son origine, je préfère me concentrer, comme j'aime à le faire, sur les hommes d'alors et leurs sentiments, leurs sensations. Le 4 août 1914 a dû être pour tous les européens ce qu'a été le 11 septembre 2001 pour nous tous : un jour tellement exceptionnel, étrange, que chacun peut s'en souvenir et s'en souviendra jusqu'à sa mort, au moins à coups d'images obsédantes et de sensations. Ainsi, ce sont les premiers jours du conflit que je voudrais suivre, au travers du témoignage d'un étrange officier d'artillerie liégeois, Martial Lekeux, entré dans les ordres avant le conflit, au couvent franciscain de Turnhout et semblant enrager à l'idée que le conflit se déclenche sans qu'il puisse y participer. Jetant son froc aux orties, comme il dit, il s'engagea dès les premiers jours et participa à tout le conflit. Il publia en 1922 un recueil de souvenirs, « mes cloîtres dans la tempête », comme des centaines de soldats le firent. Le 4 août, il apprend la déclaration de guerre. « Un bouillonnement de bruits confus monte des rues jusqu'à ma cellule, dominé par instants par le martèlement du tocsin et l'appel haletant du clairon. Il y a de la fièvre dans l'air… Il y a une fièvre dans mon âme. Mon esprit chevauche, la bride sur le cou. Je vois les troupes qui se forment, qui se ruent vers la frontière… » (p. 17).

Le 4 août, pour la plupart des européens, c'étaient avant tout des sensations, des bruits jusque là peu entendus, des on-dit, des mouvements de rue, des rassemblements de soldats, des peurs, des excitations… A suivre, demain: à Liège.

Semanticpedia, Wikipedia, continuons le combat…

Lundi passé, le tout-Paris numérique était à l'INHA pour la présentation de Semanticpedia, la plate-forme qui devrait permettre l'exploitation en « web de données » de Dbpedia.fr. Une très belle journée, avec quelques temps forts sur lesquels je voudrais revenir maintenant et dans les prochains jours -même si je n'ai pu assister à tout.

Un de ces grands moments, plus dans le symbolisme : la signature par Remi Mathis pour Wikimedia, Michel Cosnard pour INRIA et Aurélie Philippetti pour le gouvernement d'un accord de coopération et de soutien de l'entreprise SemanticPedia. Pour des « anciens » du web 2.0., c'est un changement copernicien, du moins du côté de la société civile et de la reconnaissance de l'Etat : imaginez que Wikipedia, c'était le démon il y a cinq ans. Aucun intellectuel sérieux n'aurait alors osé soutenir le projet. Même aujourd'hui, les angoisses restent réelles : au cours de cette séance qui tenait du rituel de canonisation, ici ou là on entendit des voies éraillées et déraillantes troller wikipedia et dbpedia en dénonçant les soi-disant faiblesses de l'entreprise, les censeurs qui décident de supprimer telle ou telle notice etc… N'empêche : Wikipedia (et DBPedia) ont maintenant une politique de collaboration avec les plus grandes institutions culturelles et les grands instituts technologiques du pays : BnF, Musée de Cluny, INRIA…  

J'attends que les universités et les agences de structure et de financement de la recherche fassent de même. Les universités, c'est un terrain miné. « Wikipedia est utilisée sans discernement par les étudiants, m'a-t-on déjà objecté, et tout n'y est pas sérieux ! » Comme si nous devions protéger nos chères petites têtes blondes en leur détournant le regard de ce qui apparaît en tête de gondole au moindre clic dans un moteur de recherche généraliste. Comme si le coup du voile pudique jeté avec emphase sur cette encyclopédie suffisait à nous donner à nous, enseignants si sérieux, bonne conscience. A côté de cela, l'université se rend compte que l'étudiant est en pleine perte de repères. Figurez-vous qu'il plagie de plus en plus. Avant, à l'époque du livre dur, c'était plus difficile de plagier pour l'étudiant (effort physique réel) et plus difficile de s'en rendre compte pour le prof. Maintenant, le plagiat s'envole à coups de copier-coller. Que faire ? D'abord poser le problème avec les étudiants : qu'est-ce que le plagiat ? Est-ce le fait de copier-coller ou le fait de copier-coller sans citer ou le fait de copier-coller sans lire ou le fait de copier-coller sans comprendre ? Ensuite, voilà ma proposition  pour transformer le rapport des étudiants au web 2.0 et probablement au 3.0 : impliquer les étudiants, dans le cadre de processus pédagogiques et critiques, au cours de Travaux Dirigés, dans la rédaction de notice Wikipedia. A la Katholieke Universiteit Leuven, Violet Soen forme ses étudiants historiens à la critique historique en les faisant travailler et comparer les notices Wikipedia autour d'un thème unique (Guillaume d'Orange par exemple), dans toutes les langues maîtrisables de l'encyclopédie. Les doctorants et postdocs de l'IFPO travaillent aux notices Wikipedia, m'a confié Thierry Buquet. C'est donc possible et cela marche ! En collaboration avec les formateurs Wikipedia, les étudiants doivent être immergés dans Wikipedia, se frotter aux concepts de source première et secondaire, à la validation par la citation des sources, à la constitution de liens, au contrôle par les pairs, à la publication et à la valorisation en ligne, mais aussi à la compréhension de ce qu'est une notice, une donnée, une source. La prise de conscience de ce qu'est le web ne peut venir, du point de vue pédagogique, que de l'intérieur : or les étudiants ne font que l'effleurer et s'en servir, tout facebook natives (et juste facebook natives) qu'ils sont.  Les transformerons-nous en digital born again? Je l'espère. En tout cas, ça y contribuera. Et cela contribuera à faire rentrer Wikipedia par la grande porte dans la communauté scientifique, puisqu'il n'y est utilisé pour l'instant par le chercheur que discrètement et bien caché sous ses couvertures. Il y a du boulot…

Ceci est un blog

Pourquoi revenir au blog ?

D’abord parce que twitter ne permet pas l’écriture. En tout cas pas l’écriture relâchée, ouverte. Twitter, c’est d’abord un jeu : on joue sur les mots, sur les lettres. Une sorte de scrabble à l’échelle de l’humanité.

Le blog, c’est avant tout écrire, laisser les mots sortir et correspondre. Je connais bien les plate-formes de « carnets de recherche », comme Hypotheses, mais ces mots-ci n’y ont pas leur place. En ce sens, je suis le dernier des Mohicans, ou peu s’en faut : les chercheurs qui écrivent sur ces carnets « Hypotheses » ont, eu, une vraie audience parmi leurs pairs. On pourrait croire que, pendant des années, je n’ai pas joué le bon cheval, en faisant cavalier seul, avec un public clairsemé et loin de la science : aurais-je dû jouer cette carte ?

Je n’en suis pas persuadé. Je crois en ‘Hypotheses’, qui est une extraordinaire façon de communiquer autrement dans nos disciplines en sciences humaines et sociales.. mais je crois aussi en une autre forme de communication scientifique ou plutôt alter-scientifique, qui dépasse les cadres traditionnels du monde de l’entre-soi. Je ne sais pas si je retrouverai ce public qui venait alors, peu nombreux certes, mais si diversifié et si audacieux : combien d’échanges avec des hommes et femmes du web de toute provenance, avec ces trolls si chers parce que si perturbants, avec ces lecteurs anonymes qui de temps à autre montraient un œil complice, avec ces autres univers si essentiels parce qu’ils existent à côté du nôtre. Les mondes parallèles existent, je les ai rencontrés durant ces années de Medievizmes et avant de Blitztoire. Je repars à leur conquête.

Après mes trois années de silence, j’ai plus que jamais envie de reprendre le clavier. Ces trois années ont été riches, de belles rencontres, de découvertes lumineuses, de joies simples : elles m’ont construit. Elles aussi me donnent envie d’écrire.

Back to the funny farm

Pratiquement trois années se sont écoulées depuis mes dernières publications. Après un long et lent éloignement du blog, me revoilà… Tellement long que j'en ai perdu mon nom de domaine et dû changer d'extension, l'autre (medievizmes.net) ayant été capturé par une boîte asiatique, dirait-on. Je n'attends pas que l'ancien public revienne, je me lance tout humble.

Depuis le temps que j'ai quitté l'écriture sur le web, le monde du numérique a complètement changé. Le blog est devenu ringard, Les réseaux sociaux et les outils de communication grand public ont pris le dessus. Les chercheurs sont maintenant convaincus que les digital humanities, c'est important. Les bases de données en PHP ont fleuri comme des champignons et TEI n'est plus un gros mot mais une fleur qu'on veut accrocher à son chapeau. XML est devenu banal même si personne ne l'utilise. Mais qui suis-je pour juger, moi qui ai passé et passe mon temps à gloser les recherches en cours et à regarder les cadavres passer sur le fleuve, qu'ils soient amis ou ennemis?

Et j'en ai vu passer, ces derniers mois. Il faut dire que j'avais une bonne place sur la rive, comme vice-amiral d'une grosse cannonière du CNRS. Mille contacts, mille idées: j'en ai appris des choses, aux côté de l'amiral,dont j'admirai et dont j'admire toujours la tenue de la barre, ferme et souple à la fois. Pris dans le flot de la vice-admiralitude, je me suis concentré sur la tâche, me contraignant au devoir de réserve, à la délicatesse et à la prudence. J'ai adopté le pied léger, me forçant à effleurer le sol plus délicatement qu'un danseur de ballet. J'ai même dû condamner mon compte twitter pour un temps, après m'être laissé aller dans l'une ou l'autre réunion à des commentaires un peu trop aiguisés. Mais ce n'était pas le lieu, je devais me taire.

Bon, maintenant que je suis passé à l'Université, je devrais me taire aussi et enfiler la toge digne et rigide du professeur contraint. Il se trouve que je n'y arriverai jamais. Je me noue une cravate autour du cou, c'est déjà bien. Je ne me nouerai pas les mains en plus. On m'a donné la "liberté académique", alors je vais en profiter. Avec modération, évidemment.

Mais pourquoi reprendre le blog, un genre tellement "années 2000"?  Ce sera l'objet de ma prochaine note (déjà du métabloguage)…

De l'autre monde au triste méridien de Paris

Cela fait déjà sept jours que j'ai retrouvé le sol de la République. Sept jours depuis une expérience intellectuelle et humaine hors du commun. Et sur le chemin du retour, dans le Francfort-Paris surchauffé et plombé de pingouins teutons en chemin vers le bizness de la capitale, j'ai appris, au détour de la « une » des journaux polyglottes brandis par mes compagnons de voyage, que Claude Lévi-Strauss était mort. Ce  n'est pas la première fois qu'une lumière du monde intellectuel de ma jeunesse étudiante disparaît pendant que je cours le monde. Déjà, il y a plus de dix ans, j'avais appris la mort de Georges Duby alors que je faisais mon premier voyage de travail scientifique à Paris, logé par le père Gy chez les Dominicains de Saint-Jacques. Un premier voyage initiatique parisien et un maître trop tôt disparu -même s'il est de bon ton de moquer et dédaigner les travaux de Duby maintenant, oubliant un peu trop vite que derrière ses raccourcis, il y avait une extraordinaire audace intellectuelle.

Ici, c'est Levi-Strauss qui quitte la scène. Il meurt comme un dieu, dans le fracas et contre le temps, puisque la nouvelle n'a été jetée en pâture aux hyènes des agences de presse que ce lundi, trois jours après -pourquoi trois? Levi-Strauss, presque dernier grand monument du panache intellectuel français des années soixante – soixante-dix. Inutile ici de reprendre les grands lamentos des journaux ou de déballer le curriculum vitae du centenaire: d'autres l'ont fait. Je voudrais juste insister sur une constatation personnelle: Levi-Strauss a en quelque sorte « créé » le concept de mythe auprès du grand public intellectuel. Mais il n'a pas fait que le créer. Il est DEVENU son objet de recherche. Cela fait pratiquement cinquante ans que les chercheurs redécouvrent Levi-Strauss, s'en emparent, tuent le père et mangent son coeur structuraliste pour mieux le recréer au prochain livre qu'ils commettent. Levi-Strauss, pour les intellectuels, était déjà un mythe depuis longtemps. Mais avec son centenaire -quoi, l'éternité?-, surtout avec sa mort, il devient un mythe national. C'est lui, le grand démiurge, le créateur des tropiques, de ce monde cru qui est maintenant cuit, recuit et parfois trop cuit, le monde des autres cultures oubliées.

Redécouvrir vraiment l'autre culture: je lui devais cette inclination vers ces mondes oubliés, anciens et présents, du moins sur le terrain de la théorie et donc de l'envie. Grâce à mes amis éthiopianisants, j'ai eu un premier contact physique avec l'autre culture: cela a été comme si tout d'un coup, mes chartes et mes chroniques médiévales prenaient vie. L'autre n'est plus seulement imaginé: il est vraiment, là, devant nous. J'ai le souvenir extraordinaire, en visitant un fermier éthiopien à Anko bär, d'avoir découvert -avec Anaïs et les autres- au fond d'un placard ses cahiers de comptes, ses livres d'écolier, un bout de papier attaché avec une ficelle, comme scellé en lettre close. Et là, pénétrant ainsi qu’un voleur dans l'intimité de cet homme appliqué aux écritures, je l'ai imaginé comme un de mes hommes du Moyen Âge, plongé dans la nécessité de l'écrit: un de ces hommes qui peuplent mon mémoire d'habilitation était là, devant moi. J'ai eu toutes les peines du monde à ne pas saisir et emporter un bout de papier abandonné sur le sol: il m'aurait fallu une preuve, tangible, visible, de cette réalité incroyable. J'ai tant appris en quelques jours.

images1

Addis-Abeba. Diplomatique tout-terrain 3: respirations

Addis-Abeba, jour 3. Le workshop sur la publication électronique des archives manuscrites éthiopiennes bat son plein. Vrais échanges, vraies angoisses, remises en question, à coup d'Ouzo éthiopien ou de bouteilles de bière des brasseries locales.  Si on m'avait dit qu'un jour, je viendrais réfléchir à l'encodage XML en TEI à Addis Abeba… Moments heureux d'échange, mais aussi un peu difficile pour moi, qui ne suis ni expert TEI ni chercheur sur les archives éthiopiennes. Je suis donc ici un peu « hors-bord ».

Rafraichissements intellectuels: entre la TEI, Oxygen, la Charter encoding initative de München qui nous re-préoccupe, la critique historique et textuelle… je me revivifie intellectuellement au soleil d'Ethiopie.

Climat extraordinaire: chaud et doux pendant la journée, avec un soleil sévère mais pas impardonnable, frais la nuit. Il faut s'habituer à la vie de nos arrière-grands-parents, avant que l'électricité, la lumière artificielle, la télévision, le développement de la vie nocturne n'aient dévalorisé le jour et nous aient ouvert la nuit.

Depuis le début du séjour, nous sommes accueillis pour les travaux dans les locaux du centre français d'études éthiopiennes merveilleusement paisibles, dans un petit espace arboré, dans de petits bâtiments du XIXe s.

Je ne pourrai plus écrire avant mon retour: dès demain, plus de web. Personne en Europe ne peut imaginer la terrible fragilité et l'extrême lenteur de l'Internet en Ethiopie. C'est ici que l'on se rend compte du phantasme occidental d'un réseau mondial, d'une communication totale: la « globalisation », la « mondialisation » me semblent des concepts un peu éloignés de la réalité éthiopienne.

Addis-Abeba. Diplomatique tout-terrain 2: révélations

Addis-Abeba, jour 2. J'ai bouclé la présentation de Telma et de ce que je pense être les Digital Humanities. On a fait un tour de table des corpus. On sent bien que rien n'est établi du point de vue typologique… cartulaire, manuscrit, copie, original, archive: on est en pleine redéfinition. Merveilleux, par rapport à mon Moyen Âge occidental où nous sommes souvent pieds et poings liés, coincés par de vieilles typologies. J'ai donc toujours le même sentiment qu'hier: le jeu est complètement ouvert, la discipline est ouverte et les concepts ne sont pas figés. Il y a quand même des difficultés humaines: chaque chercheur a quand même son propre canevas, son paysage intellectuel formé. Il faut donc convaincre et rassembler.

Addis Abeba. De la poussière, des bidonvilles, des hôtels sortis de terre comme des ossements décharnés, des routes écorchées, comme dynamitées. On dirait une ville bombardée, une ville de réfugiés. Une ville comme fantôme hantée par des milliers de réfugiés. Et en même temps, une ville vivante, grouillante, riante, chaude et lumineuse.

Le soir même, diner au restaurant de l'hôtel Addis View, une sorte de grande boîte en béton posée verticalement sur le sommet d'une colline pelée: nous sommes quatre, dont le professeur K., avec sous nos pieds les pâles et rares lumières de la ville qui tombe en catalepsie d'un coup une fois la  nuit venue. Le professeur K., brillant philologue allemand, me convainc une fois de plus que les spécialistes de la langue et des textes sont parmi les meilleurs connaisseurs de l'histoire des hommes: ce sont eux qui en parlent le mieux, le plus profondément. Le monde sémitique, la LTI, le Coran, le destin actuel de l'Ethiopie…

Un des Tischreden le plus impressionnant pour moi: l'importance de la faim de terres (et d'eau) de ces pays émergents. Il faut des terres (et de l'eau) pour la culture et pour l'élevage -et donc des pays voisins comme l'Arabie achètent de grands domaines en Ethiopie comme base arrière d'élevage et de culture, afin d'importer les produits pour eux-mêmes. C'est en se rendant compte de cet extraordinaire enjeu que constitue la chasse aux terres que l'on comprend leur constante mise en  mouvement au fil du Moyen Âge, comme enjeu de pouvoir parce que enjeu de survie. La place essentielle du marché de la terre dans la documentation comme dans la vie du Moyen Âge me saute plus clairement aux yeux. De l'importance des autres regards, du point de vue de Sirius.